Soyons freudiens jusqu’au détail comme l’inventeur de la psychanalyse pouvait dans ses enquêtes avoir l’habitude de le faire à son époque. Lui échappa peut-être seulement le poids dans la vie de la réalité économique que le freudo-marxisme[1], avec aussi son ambiguïté, mit plus au jour et que notre époque, devenue si financière, fait jusqu’au tourment peser sur chacun. En revanche Freud, qui acheva sa vie en Grande-Bretagne sous le règne de George VI, réfléchit au poids du pouvoir et exprima l’avis qu’un chef, a fortioriun roi, ne pouvait être psychanalysé, la psyché du chef échappant par fonction à l’enquête inconsciente[2]. Le « premier corps du roi », comme disait l’historien Ernst Kantorowicz[3], le corps réel, charnel, possède bel et bien un inconscient, mais le « second corps du roi », son corps symbolique, quant à lui, est mis par l’Histoire et parfois par les peuples dans une position devant le panorama du monde qui l’excepte, le temps du règne, du bien-fondé de l’enquête métapsychologique. Quoique le bien-aimé[4]roi David, deuxième roi d’Israël, ne gouvernât plus depuis plus de trois millénaires, ne sera envisagé ici – et encore bien peu – que le temps où il ne dirigeait pas encore. Tâche impossible si on ne se fie qu’à la Bible qui n’évoque jamais l’enfance du grand souverain – pour des raisons peut-être quasi freudiennes aussi, dans la mesure où un roi, dans le temps qu’il est roi, serait au-dessus de sa jeunesse. Le midrash[5], parole d’inconscient aussi à la façon qu’il a de se glisser entre les ellipses ou les non-dits du texte biblique, au contraire assez disert[6], nous livre une des clefs de la vie de David.
En effet, on y apprend que sa mère Natzbeth et son père Ishaï n’avaient plus de rapports sexuels depuis au moins trois ans, quand ce dernier s’enticha d’une esclave. Cette esclave s’en ouvrit à sa maîtresse et toutes les deux décidèrent, sans haine, de l’opération vieille comme le monde, celle qui substitue pour l’union des corps un humain à un autre (voir la ruse de Laban qui substitue à Rachel que Jacob aimait sa fille aînée Léa). Cette esclave souffla la bougie qui éclairait la demeure d’Ishaï, la plongeant dans une obscurité qui lui fit croire qu’elle le rejoignait; alors que ce fut sa femme Natzbeth[7]qui coucha en cette nuit sombre avec lui. David naquit. Le stratagème d’une mère qui trompa en somme son mari avec elle-même préside à ses jours. Son père et ses frères, qui n’en furent pas informés, virent David comme un mamzer, un bâtard. Le futur roi dut s’exiler vingt-huit ans dans les champs alentour et dut à un miracle, dit le libre midrash, de ne pas être dévoré par les bêtes sauvages, destin dont, bien avant, les frères de Joseph vice-roi d’Égypte[8]rêvèrent pour lui. Un roi, un souverain doit-il toujours endosser une peau d’animal ? Voyez aussi la future reine dans la Peau d’ânede Charles Perrault. Car un roi ou une reine n’est pas tout à fait, si on peut dire, un homme ou une femme, du fait de son exception, mais aussi une bête, pour reprendre le titre du dernier séminaire[9]de Jacques Derrida. Un roi est un lion. Un roi a une armoirie. Le roi est une bête. On dit d’ailleurs un peu trivialement de tel homme – ou femme – politique persistant malgré des hauts et des bas que c’est une bête politique. La vraie frontière ne passe donc pas entre le souverain et la bête, mais entre lui et son sujet.
Une faute est jugée par son auteur d’autant plus grave et irréparable qu’il n’en est pas coupable, qu’elle précède la vie : rien ne peut alors la laver, pas même l’exercice du pouvoir, ou la prophétie. Dieu lui-même... Il y avait une fêlure chez David qui ne se referma pas. Elle constitua peut-être sa nature de poète. Il y eut dans l’Histoire infiniment peu de chefs poètes, comme si s’excluaient l’exercice direct de l’autorité et l’exercice purement indirect de la parole poétique. Mais il y a de rares exceptions car ne s’excluent pas de façon logique ces deux natures. Il y eut récemment Léopold Sédar Senghor, président du Sénégal (1906-2001), ou bien avant Charles d’Orléans (Paris, 1394 – Amboise, 1465) qui après le désastre d’Azincourt, fut exilé vingt-cinq ans en Angleterre d’où il ramena une sorte de curieuse mélancolie qu’il appela en ancien français qui fut sa langue nonchaloir. Et encore bien avant il y eut donc David avec sa lyre.
Ce grand roi pastoral connut l’état du paria. Alors qu’il respecta loyalement son prédécesseur Saül, c’est-à-dire qu’il respectait en lui « l’oint de Dieu », il en rencontra l’hostilité et la violence et dut se protéger de lui près de quatre ans, réfugié auprès des Philistins et de leur roi. Cette période fut sombre car David, sans la Présence de Dieu à ses côtés, saisi peut-être par l’instinct sanguinaire qui anime parfois l’humain, se livra alors à de grandes violences que Dieu lui reprochera ensuite et dont il le punira en ne lui confiant pas la construction du Temple. Avoir été trop loin dans les crimes, même justifiés, n’est pas compatible avec l’édification du Beit ha-Mikdash : Salomon – Chlomo, son fils, qui a la paix (Chalom) dans son nom – en fut chargé. David eut à édifier un autre temple : les Psaumes, Salomon écrivit de son côté le Chir ha-Chirim, le Chant des Chants.Le poétique s’écoula du père au fils.
David eut aussi à combattre à l’interne, si on peut dire. Le prophète Samuel, en charge pour Israël de l’onction des rois, était du reste en général peu favorable au régime monarchique : Dieu seul n’était-il pas le Roi du monde ? Il était opposé en particulier à l’« élection » de David dont il estimait la vie déjà trop frappée de démesure, d’hubris– comme on dit en grec ancien. David malgré tout obtint le suffrage de Dieu et fut oint par le prophète.
Tout reposa ensuite – si on fait une petite incursion « illicite » dans l’épisode le plus terrible du règne de David peut-être–sur un mot qui fut un des gonds de sa vie. L’épisode complexe de Bethsabée et de son époux Urie que le roi, par désir pour elle, envoya au front, décidant par-là de sa mort, fut un grand désastre politique. D’une certaine façon, deux de ses fils en mourront. Ce mot, on le lit dans le Second livre de Samuel, 12, 13, moment dramatique où le prophète Nathan exposa à David sous la forme d’une parabole son crime. David comprend alors l’étendue de sa faute, n’essaie pas d’argumenter, de gagner du temps, de pinailler, il se rend sans combattre à la vérité, et le dit : ratati ! J’ai péché. Cette droiture, l’aveu d’une faute chez un roi, est bien rare et Dieu décida qu’il en serait pardonné.
Que David ait considéré son affection pour Jonathan[10]plus haute que son amour si divers des femmes, la psychanalyse n’aura rien à en dire.
Aimé Roi David, ta psychanalyse est finie, tu as péché – et parfois pour n’avoir pas su haïr – car tu es humain, mais tu n’es pas coupable, comme tu le chantes si douloureusement (dans tout ton cinquante-et-unième poème), de la faute de tes parents et du montage que fut ta naissance. Ce déhanchement est au fond bien hébraïque et la marque du génie de ton peuple.
Le poète français Arthur Rimbaud, bien après toi, finit ainsi son célèbre Ma bohême :
(routes)
Où, rimant au milieu des ombres fantastiques
Comme des lyres, je tirais les élastiques
De mes souliers blessés, un pied près de mon cœur !
Des lyres, délire... peut-être. Le poète est aussi un roi.
[1]Voir Éros sans thanatos ? Le déni de la pulsion de mort des pères du freudo-marxisme, Sébastien Allali, éd. MJW Fédition, 2017.
[2]Le montre d’une certaine façon, avec un écart ironique, le film The King’s Speech (Le Discours d’un roi) de Tom Hooper, Prod. Iain Canning, 2010.
[3]Les Deux Corps du roi, Ernst Kantorowicz, éd. Quarto Gallimard, 2000.
[4]Comme le signifie son nom en hébreu tardif.
[5]Le midrash est cette lecture encore vivante aujourd’hui qui n’affecte pas le sens au texte mais le place dans le va-et-vient entre le texte et le lecteur. Il n’est pas si différent du point de vue de l’esprit de la psychanalyse, qui lit le sens non dans ce que dit l’analysant mais dans ce qui se dit entre l’analysant et l’analyste et que Freud baptisa du nom fameux de transfert.
[6]In Yalkout ha-Makhiri. On se rapportera pour l’histoire complexe de ce midrash presque irrespectueux, et en général pour la vie de David dans son ensemble, au très informé et précis livre de Laurent Cohen, éd. du Seuil, note 12 du premier chapitre.
[7]On apprend le prénom si peu commun de la mère de David, Natzbeth bat Édal, dans le traité talmudique Baba Bathrap. 91a.
[8] Voir « Sur le divan », Joseph Narcisse, L’éclaireur, numéro 2.
[9] Publié aux éditions Galilée, volume 1, 2001-2002, Paris, 2008.
[10]Voir un célèbre passage du si profondément inspiré Chant de l’Arc(2, Samuel, 1, 26) :
Frère Jonathan - ta perte m’accable ;
Tu m’étais si précieux…
Ton amour m’émerveillait plus
Que l’amour des femmes !
Publié le 29/03/2020