Charles Péguy vous avez été un dreyfusard de la première heure. Quel regard portez-vous sur cette affaire ?
Il faut donc le dire, et le dire avec solennité : l’affaire Dreyfus fut une affaire élue.Elle fut une crise éminente dans trois histoires elles-mêmes éminentes. Elle fut une crise éminente, évidemment dans l’histoire d’Israël. Elle fut une crise éminente, évidemment dans l’histoire de France […] Elle fut surtout une crise éminente dans l’histoire de la chrétienté. Et peut-être de plusieurs autres. Ainsi par un recoupement, par une élection peut-être unique, elle fut triplement critique. Elle fut triplement éminente. Elle fut proprement une affaire culminante. Pour moi, si je puis continuer ces études que nous avons commencées suivant cette méthode que nous gardons de ne jamais rien écrire que ce que nous avons éprouvé nous-mêmes, nous prendrons certainement cette grande crise comme exemple, comme référence de ce que c’est qu’une crise, un événement qui a une valeur propre éminente.
Quelles répercussions particulières l’affaire a-t-elle eues pour les Juifs ?
Ce que nos adversaires par contre ne peuvent pas savoir, ce que sincèrement ils ne peuvent pas imaginer, ce qu’ils ne connaissent pas, ce qu’ils ne peuvent pas se représenter, ce qu’ils ne soupçonnent pas, ce qu’ils ne peuvent même pas supposer, c’est combien les Juifs ont été irrévocablement enveloppés dans le désastre de l’affaire Dreyfus, combien de Juifs ont été les victimes, les réelles victimes et sont demeurés les victimes de l’affaire Dreyfus, de cette trahison, de cette livraison de l’affaire Dreyfus. Combien de carrières, combien de vies juives ont été irrémédiablement ruinées, brisées, cela, nous le savons nous qui étions de ce côté de la bataille, et pour le savoir il fallait être de ce côté-ci de la bataille.
Une amitié vous lie à Bernard Lazare qui a consacré sa vie à défendre Dreyfus, s’engageant ensuite dans de nombreux combats en faveur des Juifs. Pouvez-vous nous dresser un portrait de votre ami ?
Je ferai le portrait de Bernard Lazare. Il avait indéniablement des parties de saint, de sainteté. Et quand je parle de saint, je ne suis pas suspect de parler par métaphore. Il avait une douceur, une bonté, une tendresse mystique, une égalité d’humeur, une expérience de l’amertume et de l’ingratitude, une digestion parfaite de l’amertume et de l’ingratitude, une sorte de bonté à qui on n’en remontrait point, une sorte de bonté parfaitement renseignée et parfaitement apprise d’une profondeur incroyable. Comme une bonté à revendre. Il vécut et mourut pour eux comme un martyr. Il fut un prophète. Il était donc juste qu’on l’ensevelit prématurément dans le silence et dans l’oubli. Dans un silence fait. Dans un oubli concerté.
Vous avez manifesté dans votre vie beaucoup de proximité avec les Juifs, que pensez-vous de leur condition ?
Les Juifs sont plus malheureux que les autres. Loin que le monde moderne les favorise particulièrement, leur soit particulièrement avantageux, leur ait fait un siège de repos, une résidence de quiétude et de privilège, au contraire le monde moderne a ajouté sa dispersion propre moderne, sa dispersion intérieure, à leur dispersion séculaire, à leur dispersion ethnique, à leur antique dispersion. Le monde moderne a ajouté son trouble à leur trouble : dans le monde moderne ils cumulent ; le monde moderne a ajouté sa misère à leur misère, sa détresse à leur antique détresse ; il a ajouté sa mortelle inquiétude, son inquiétude incurable, à l’inquiétude incurable de la race, à l’inquiétude propre, à l’antique, à l’éternelle inquiétude.
Il a ajouté l’inquiétude universelle à l’inquiétude propre.
Ainsi, ils cumulent. Ils sont à l’intersection. Ils se recoupent eux-mêmes. Ils recoupent l’inquiétude juive, qui est leur, par l’inquiétude moderne, qui est la nôtre et la leur.
Les manifestations antisémites ont-elles selon vous un certain fondement ?
Les antisémites parlent des Juifs. Je préviens que je vais dire une énormité. Les antisémites ne connaissent point les Juifs. Ils en parlent, mais ne les connaissent point. Ils en souffrent, évidemment beaucoup, mais ils ne les connaissent point. Les antisémites riches connaissent peut-être les Juifs riches. Les antisémites capitalistes connaissent peut-être les capitalistes juifs. Les antisémites d’affaires connaissent peut-être les Juifs d’affaires. Pour la même raison je ne connais guère que les Juifs pauvres et des Juifs misérables et il y en a. Il y en a tant que l’on ne sait pas le nombre et j’en vois partout.
Si vous aviezun message à adresser aux antisémites, quel serait-il ?
C’est pas facile d’être juif. Avec vous. Et même sans vous. Quand ils demeurent insensibles aux appels de leurs frères, aux cris des persécutés, aux plaintes, aux lamentations de leurs frères meurtris dans tout le monde vous dites : c’est des mauvais Juifs. Et s’ils ouvrent seulement l’oreille aux lamentations qui montent du Danube et du Dniepr vous dites : ils nous trahissent. C’est des mauvais Français.
Ainsi vous les poursuivez, vous les accablez sans cesse de reproches contradictoires. Vous dites : leur finance est juive, elle n’est pas française– Et la finance française, mon ami, est-ce qu’elle est française ? Est-ce qu’il y a une finance qui est française ?
L’éclaireurvous remercie pour votre engagement et pour l’entretien que vous lui avez accordé.
Publié le 18/03/2020