Talchinsky avait donné rendez-vous à son équipe de travail, sa task force, le 28 janvier à Singapour. Simon avait d'abord supposé que le projet avait été domicilié là pour des raisons fiscales. Sur le trajet de l'aéroport à la ville, cependant, il se questionnait. Peut-être que Talchinsky avait précisément choisi Singapour comme modèle pour son utopie martienne. Un lieu sans violence apparente, d'une neutralité absolue, avec pour valeur cardinale le confort. Une tyrannie bienveillante, terre de prospérité sans visage. La dernière porte de sortie de l'histoire.
« Nah, it's mainly tax related », l'avait rassuré Dara, la general manager du projet, après l'avoir accueilli à l'hôtel. L'air de démarrer toutes ses journées par un jus détox et une séance de gym, Dara avait les yeux, la peau et le timbre de voix de ces gens qui n'ont pas emprunté les transports en commun depuis une décennie. Miracle des cosmétiques et de la médecine moderne, il était impossible de savoir si elle avait 47 ans et en paraissait bien moins, ou 32 ans et en paraissait bien plus. Elle était positivement ravie de faire la connaissance de Simon auquel elle n'eut aucune retenue à confier son admiration immense. Passé le souffle de satisfaction, Simon se souvint que Dara était américaine, son enthousiasme était donc un mode par défaut. L'ascenseur s'ouvrit devant eux sur le toit aménagé du palace, Simon sentit dans ses poumons la chaleur humide de l'océan Indien. Il réalisa à cette occasion qu'il n'avait respiré que de l'air conditionné depuis son arrivée.
Les membres de la Task Force Lekh Lekha patientaient sur une terrasse au-dessus de Singapour. L'équipe était composée principalement de scientifiques auxquels s'ajoutaient quelques experts, parmi lesquels un architecte d'intérieur, un « chercheur en bien-être » et un rabbin du New Jersey. Simon sentit les regards se poser sur lui, le soupeser rapidement et s'en désintéresser plus vite encore. Il découvrit une photo de lui dans la petite brochure d'introduction à la réunion posée sur la grande table en plastique blanche. Il était là, souriant, prometteur, accolé à une biographie succincte et approximative.
Talchinsky fit bientôt son entrée. Il portait un T-shirt d'une matière étrange, qui semblait comme annuler la forme de son corps. Sa silhouette en devenait curieusement indéchiffrable. On plongeait les yeux dans son torse comme dans un trou d'anti-matière. Il s'agissait d'un T-shirt composé d'une fibre synthétique mise au point par une société danoise dans laquelle il avait investi. Elle régulait automatiquement la chaleur de son corps et mesurait son rythme cardiaque en temps réel. Les données recueillies étaient ensuite croisées avec celles de sa montre et immédiatement traitées par une application qui générait des recommandations diététiques quotidiennes. Ainsi vêtu, Talchinsky vint s'assoir face au groupe et, après avoir observé l'assemblée dans un silence sépulcral, força un sourire qu'il voulait chaleureux – et peut-être pour cette raison même se révéla glaçant. La réunion démarra.
Pendant un temps qui lui sembla très long, l'objet de la conversation demeura confus pour Simon. Il avait le sentiment d'être un élève arrivé en cours de trimestre. Les experts prenaient la parole les uns après les autres, partageant des opinions qu'ils semblaient chercher à noyer dans l'abstraction des concepts. Pour donner l'air de participer aux discussions, Simon opinait régulièrement, redoutant le moment où les regards se tourneraient vers lui. Il comprenait dans les grandes lignes qu'il était à présent question de la composition de l'équipage du Lekh Lekha. La sélection ne pourrait pas être que financière. Là-dessus, Talchinsky reprit la parole et l'assemblée se tut. L'entrepreneur estimait que la future population de la colonie devrait impérativement provenir d'une « souche ethnique homogène », afin de pouvoir former une société pacifique. Et pour appuyer ses propos, il se lança dans l'exposé d'une théorie qui, si on la réduisait à son plus simple appareil, se résumait au constat que les Américains étaient incapables d'établir un système de sécurité sociale viable pour la simple raison que les Blancs refuseraient toujours de payer pour les Noirs. CQFD.
La démonstration fut accueillie par un silence prudent… On n'était pas tout à fait sûr de savoir de quelle « souche homogène » Talchinsky voulait parler. Personne n'osa poser la question frontalement, tant les implications éthiques et philosophiques semblaient vertigineuses. Finalement, quelques voix s'élevèrent quand même, pour abonder dans le sens de leur généreux employeur.
L'image d'une planète Mars occupée par une cinquième génération de débiles congénitaux incapables de faire fonctionner l'infrastructure technologique dont ils avaient héritée traversa l'esprit de Simon. Il se demanda si, en tant qu'expert en biodiversité, il était censé s'élever contre ce concept de « souche homogène ». Il n'en fit rien. Par indifférence se plut-il à penser, par lâcheté en réalité.
Talchinksy, face à l'approbation générale, se déclara satisfait de ce premier échange et mit un terme à la réunion.
En rentrant dans sa chambre, Simon pensa à sa mère. Certes, le voir partir sur Mars serait un coup terrible pour elle. Mais l'idée que cette expédition aurait pour conséquence heureuse d'augmenter les chances qu’il se marie « dans la communauté » la consolerait sûrement un peu.
Publié le 08/05/2020