J’enregistre quotidiennement « Questions pour un champion » que je regarde le soir pour me détendre après une dure journée de labeur durant la semaine comme je fais mettre de côté religieusement chez mon libraire « Le Monde des livres » du vendredi que je récupère avant ou après chabbat. Quelle ne fut donc ma surprise lorsque j’ai vu apparaître récemment à l’écran le pétillant présentateur Samuel Etienne avec un borsalino noir et des papillotes dignes de concurrencer celles de Louis de Funès dans ? Rabbi Jacob. Bravo.
- Alors tous les buzzeurs sont ouverts pour « le neuf points gagnants ». Shmulik, Jessica, Yaakov et Sarita… Première question : Quel est le commandement qui est le plus cité dans la Tora ?
- Yaakov ?
- Tu ne mangeras pas de crevettes.
- Non. Bataille de buzzeurs mais c’est Jessica qui a été la plus rapide !
- Tu ne toucheras pas le Sefer Tora, les rouleaux de la Tora, si tu as tes règles.
- Ah non. Ça, ça n’est marqué ni dans la Tora, ni dans le Talmud, ni même dans le Choul’han Aroukh, le code de lois juives certifié casher.
- Jessica, vous n’avez plus la main et ce serait dommage de souffler la réponse à vos adversaires.
- (Buzz). Oui, Shmulik ?
- Ben, « Chabbat tu n’accompliras aucun travail ! ». Je me souviens même que c’est dans Exode 20,10, ajouta-t-il fièrement.
- La référence est exacte, Shmulik, mais pas la réponse. Sarita ? Une idée ?
- « Vous aimerez l’étranger car étrangers vous avez été en Égypte. »
- Oui, vous avez le premier point de cette partie et juste le début de ce verset dans Deutéronome 10,19 m’aurait même suffi.
- Combien de fois ce commandement apparaît-il dans la Tora ?
- Sarita encore. Bien joué ! Et quelle est la référence dans le Talmud ?
- « Baba Metsia…page 59b. »
- Oui, Sarita, trois points pour cette réponse, soit six points en trois questions. Plus que trois autres points et vous êtes qualifiée pour la manche suivante : « le quatre à la suite », hurla le présentateur.
- Le thème mystère que je vais vous dévoiler, dit Samuel Étienne en faisant tournicoter l’une de ses papillotes derrière son oreille gauche : « L’étranger dans le commentaire de Rachi. »
- Top : Comment dans Exode 22,20 Rachi interprète-t-il : « Et l’étranger tu ne lèseras pas » ?
- « Par des paroles. » Tu ne l’entourlouperas pas, quoi !
- Et comment dans ce même verset entend-il : « tu ne le pressuras pas » ?
- « En prenant ses biens ou son argent. » Pas d’arnaque… là non plus !
- Pourquoi ?
- « Car étrangers vous avez été en Égypte », c’est la suite du verset.
Buzz…
J’étais très agréablement surprise par la pertinence de ses connaissances car à ce moment-là, je vous le garantis, Samuel ne regardait pas ses fiches. Et en effet, Yossef Caro, l’auteur de cet ouvrage de référence du XVIe siècle mentionné ci-dessus, ne l’interdit pas, alors que le commentateur de ce même Choul’han Aroukh, Moshe ben Israël Isserlis dit le Rema, émet un doute, ce même siècle-là, en avançant une coutume ashkénaze à ce sujet. Quoi qu’il en soit, d’autres considèrent, qu’à notre époque, c’est-à-dire depuis la destruction du Temple, toutes ces règles de « pureté et d’impureté » – je mets les guillemets car je n’ai pas le temps d’expliquer – n’ont plus cours. Et que donc une femme peut toucher et même embrasser et même danser avec un Sefer Tora. Ah non ! Danser ?! Il ne faut pas exagérer quand même… On peut le faire partout sauf en France ! Pourquoi ? Parce que c’est comme ça… Lalala lala diraient les Rita Mitsouko en chantant tout à fait autre chose.
- Ah oui, reprit Jessica, c’est « Chabbat tu n’accompliras aucun travail ! » c’est sûr, avec tout ce que l’on a cuisiné la veille de chakchouka, choukchouka, tchakchouka pour vingt-quatre heures !
Sarita appuya nonchalamment sur son buzzeur.
Les questions se succédaient.
Buzz. - 5 fois. Non. Buzz. - 22 fois. Non. Buzz. - 36 fois.
Et les réponses fusèrent à nouveau … Traité Bérakhot. - Baba Batra. - Baba Kama.
Et c’est ce qui se passa.
Elle fut suivie de deux autres candidats pour cette deuxième épreuve où il y a un truc qui m’a toujours étonnée… Pourquoi, alors que le premier concurrent a le choix entre quatre questionnaires où il doit répondre en vingt secondes, choisit-il généralement le quatrième, à savoir le thème mystère – celui dont le thème n’est pas révélé ? Et c’est ce que fit justement Sarita pour cette émission spéciale consacrée aux « Frontières et migrations dans la première des traditions monothéistes » (il faudra penser leur dire de raccourcir un peu leur titre, non ?).
Waouh, balaise ! Pensai-je. Pour une émission populaire de grande écoute réservée aux plus de 60 ans et dont les candidats gagnants, sont le plus souvent trentenaires.
Vous êtes prête ?
J’étais épatée par la justesse de ses propos et le temps qu’elle ne craignait pas de prendre pour étayer ses réponses. En vingt secondes !
Mais laissons notre brillante candidate à ses victoires, elle qui passait d’un verset à l’autre. Elle emporterait le match, c’était sûr.
Une chose cependant me turlupinait. Même deux. Voire trois.
Les lois qui nous obligeaient à l’égard de l’autre, a’her en hébreu, – d’où découle le terme de a’heriyout, responsabilité (Levinas n’est pas loin) – étaient multiples, notamment vis-à-vis de l’étranger, guer, toujours en hébreu. Celui qui est de passage. Et je ne pouvais manquer de penser au poète et roi David qui se considérait lui-même comme un « passant sur cette terre », comme le rappelle le verset 19 de cet étonnant Psaume 119. Ce que nous sommes toutes et tous.
Mais est-ce que cette abondance d’injonctions et de lois en la matière, comme, par exemple, de donner du pain et un vêtement à la veuve, à l’orphelin et à l’étranger, comme nous le voyons (ou pas) dans Deutéronome 10,18, nous prémunit-elle contre l’indifférence ? Face à ces images répétitives de migrants mourant en Méditerranée, ne nous arrive-t-il pas de zapper ? Comme de nous boucher les oreilles lorsque l’on entend une nouvelle qui ne nous plaît pas venant d’un pays qu’on aime – Israël pour ne pas le nommer – mais qui applique une politique dure et parfois discriminative à l’encontre de ces travailleuses étrangères renvoyées dans leur pays lorsqu’elles mettent au monde des enfants nés en Israël. Certes, elles le savaient avant de venir et ont même signé un contrat dans ce sens. Et alors ? On ne cesse de vanter la gentillesse de ces Phillipin.es employés le plus souvent dans l’aide et les soins à domicile et on ne reconnaîtrait pas comme citoyens leurs enfants nés ici. Enfin là-bas. C'est-à-dire en Israël. Enfin, vous avez compris.
À l’inverse, est-ce que notre compassion nous évite la naïveté ?
Oui, la Tora nous incite à l’hospitalité et nous impose même d’accueillir le réfugié. Nous l’apprenons de ce verset dans Deutéronome 2, 16 et 17 qui nous oblige à ne pas livrer, à son maître, un esclave venu se réfugier chez nous. Mais la loi juive énonce également des obligations de la part de celui qui est reçu. Ainsi, par exemple, dans la vie courante, un invité ne doit pas poser des questions indiscrètes à son hôte, il doit le remercier de son accueil et lui exprimer sa gratitude, comme le souligne notamment le traité Berakhot p. 58a du Talmud de Babylone.
Aussi pourquoi parle-t-on des droits de l’étranger et presque jamais de ses devoirs ?
J’en avais fait la remarque à ce responsable d’émission qui m’avait invitée sur Radio Canada en lui suggérant d’ajouter ce terme à notre séquence : « Droits et devoirs des réfugiés ».
La tradition juive est scrupuleuse sur ce point. Un immigré comme tout un chacun.e doit faire preuve de reconnaissance (akarat hatov) et de respect des lois du pays qui l’accueille. Ce concept est connu, en ce qui nous concerne, sous l’expression dina dé malkhouta dina (la loi du pays est notre loi). Et en témoigne aussi cette prière que nous disons à la synagogue, chaque shabbat ou à Roch Hachana pour le bien du pays où nous sommes résidents. Nous qui, pour la plupart sommes des enfants ou petits-enfants d’immigrants. Ce qui implique en l’occurrence dans nos pays démocratiques, et pour tout le monde, Juifs ou non-Juifs (j’insiste) : le respect des femmes, des Juifs, des minorités sexuelles…Une obligation parfois contraignante pour celle et celui qui vient d’une culture différente. Mais c’est là le fruit de combats pour plus d’inclusion et d’équité dans l’humanité. Je songe à cet Allemand d’origine turque Dervis Hizarci qui enseigne la Shoah à ses compatriotes musulmans. Je songe à l’inquiétude de ces femmes qui craignent de se retrouver dans certains quartiers ou lieux dits sensibles, de plus en plus nombreux, semble-t-il. Mais je songe aussi au grand rabbin britannique Ephraim Mivris récemment décommandé par les organisateurs ultra-orthodoxes à Londres, d’une cérémonie, celle du siyoum hashass (clôture de l’étude de tout le Talmud) pour avoir publié « un guide pour les écoles juives sur la façon de soutenir les élèves lesbiennes, bisexuels et transgenres ».
Il y a du chemin à faire… Et j’en arrive à mon troisième étonnement : qu’est-ce que signifie le fait que le respect de l’étranger soit le commandement le plus répété dans la Tora ?
D’un côté, on pourrait croire que c’est tout à l’honneur des Juifs que ce commandement soit le plus choyé dans la Tora. Accueil. Compassion. Responsabilité. Toute une gamme non seulement de bons sentiments mais d’actions à l’égard de quelqu’un de vulnérable. De l’autre, on serait enclin à penser que les Juifs ont la tête dure (la nuque raide, il y a un copyright, on l’a déjà dit ailleurs) et que c’est parce que c’est justement difficile qu’il faut répéter ce commandement de l’amour et du respect de l’étranger comme une antienne de l’éthique. Alors ?
Je vous laisse décider.
Et quel rapport avec « Le Monde des livres » (journal par ailleurs décrié pour sa partialité dans le conflit du Moyen-Orient) ? Aucun. J’avais juste envie de le dire aussi.
P.S. J’ai respecté le nombre de signes que l’on m’a indiqué en trouvant même le moyen de mettre mes sources à l’intérieur du texte. Il en reste quand même quelques-unes à caser dans le casting des références, toujours par ordre d’apparition : les règles sur les règles, voir « Or Ha’hayim » chap. 88 dans le Choul’han Aroukh ; pour tout savoir sur les femmes qui s’aventurent avec courage à lire et à danser avec la Tora, dans un contexte orthodoxe, en France, voir la page Lecture-Sefer sur Facebook ; on se reportera avec intérêt pour les lois qui nous obligent à l’égard d’autrui au rabbin Zelig Pliskin, Ton prochain comme toi-même, éd. Kodesh, Geteshead, 1985 et pour les autres exemples tirés de l’actualité, je vous laisse googliser.
Publié le 11/05/2020