Pour éclairer la question des frontières et des migrations et leurs avatars dans le cas d'Israël, commençons par définir les concepts fondamentaux de l'État-nation : ses ingrédients indispensables sont une population et un territoire donnés sur lesquels il exerce son autorité souveraine. Les frontières d'un État fixent les limites territoriales de la souveraineté : en deçà des frontières, la souveraineté est exclusive ; au-delà, elle expire. La légitimité interne d'un État tient au consentement intrinsèque de la population à son autorité, quel que soit le régime politique établi, tandis que sa légitimité externe dépend de la reconnaissance qui lui est conférée par la communauté internationale. La population regroupée au sein de l'État fait nation sur le plan collectif, tandis qu'à l'échelle individuelle chaque membre de la nation est également citoyen, sujet de droits et de devoirs. Tous les citoyens font partie de la nation et tous les membres de la nation sont rassemblés au sein du territoire étatique.
Si on examine ces critères formels, on constate aisément qu'Israël, plus que tout autre État peut-être, présente une singularité, sinon un écart que soixante-dix ans d'indépendance n'ont pas encore comblé : les frontières d'Israël ne sont toujours pas fixées, excepté la démarcation avec l'Égypte. La légitimité externe et interne de l'État juif est incomplète : plus d'une vingtaine d'États ne reconnaissent pas Israël à ce jour; l'État, par l'intermédiaire de l'armée, exerce son pouvoir et sa force sur une population d'un peu plus de deux millions de personnes – les Palestiniens de Cisjordanie – qui, tacitement ou activement, contestent son autorité; enfin, s'il est une citoyenneté et une nationalité israélienne qui transcendent les appartenances ethnique, confessionnelle et linguistique, juridiquement et foncièrement parlant, il n'est pas de nation israélienne. L'État regroupe des citoyens qui ne font pas ensemble nation, mais coexistent en tant que communautés dotées d'une personnalité culturelle et identitaire distincte (Juifs, Arabes, Druzes et Bédouins), égales au regard de la loi, inégales symboliquement et concrètement. Plus encore, désigné comme État juif, Israël se définit par un qualificatif qui ne s'applique pas à l'ensemble de ses citoyens, mais aux trois quarts d'entre eux seulement. Enfin, last but not least, les Juifs en diaspora (un peu plus de la moitié de la population juive mondiale) font partie du peuple juif, sont potentiellement membres de la nation juive qu'ils sont priés de rejoindre, mais ne sont pas citoyens israéliens. Bref, pour le dire d'une formule lapidaire, en Israël tous les citoyens ne sont pas juifs et tous les Juifs ne sont pas citoyens d'Israël.
La question des frontières et des migrations est liée à la modernité politique, et plus précisément à la dislocation des empires ottoman et austro-hongrois à l'issue de la Première Guerre mondiale, puis à la décolonisation déclenchée à l'issue de la Seconde Guerre mondiale, notamment la chute des empires français et britannique en Afrique et en Asie. Cette dislocation permit à des élites politiques de revendiquer liberté et indépendance pour des collectivités établies sur un espace territorial défini désormais comme patrie. L'adhésion à une cause nationale et patriotique ne fut pas de l'ordre d'une conversion, mais cela y ressemblait fort : l'intérêt de l'État est élevé à la dignité d'un principe d'airain et l'idée de la nation devint un idéal. La nation a inventé rites et rituels, elle a ses chantres et ses fidèles, son sacré et ses sacrilèges. L'opération a impliqué une mutation identitaire significative : la suprématie exclusive de l'appartenance confessionnelle fut renversée au profit d'une particularité linguistique réélaborée comme identité nationale, car seules les nations sont légitimes à constituer des États, pas les religions. Ainsi un musulman ou un chrétien d'Orient de langue arabe s'est transformé sous l'impact du nationalisme en Arabe de confession musulmane ou chrétienne, de même qu'en parallèle le sionisme enjoignait ceux qui y ont adhéré de placer au sommet de leur identité juive sa dimension nationale au détriment de l'identité proprement religieuse du même nom, désormais seconde, sinon secondaire, ou à part égale avec la nation (pour le sionisme religieux). L'œuvre du sionisme fut de réactiver cette dimension nationale qui s'était atrophiée dans les conditions de l'exil.
Le sionisme, dont le nom désigne une terre (Sion), et non le peuple, présente une caractéristique singulière. Àl'instar des mouvements nationaux homologues dont la vocation était d'affranchir le peuple dominé d'une tutelle étrangère hégémonique, le mouvement sioniste s'est voué, lui aussi, à se débarrasser de la puissance impériale britannique. Àceci près que cette libération intervenait après trois décennies durant lesquelles le mouvement sioniste lui-même avait appelé de ses vœux la présence britannique et réclamé son maintien (déclaration Balfour, puis mandat britannique sur la Palestine). La singularité tragique du sionisme tient à ce qu'il a regroupé des Juifs venus du monde entier dans un territoire qu'il prétendait sien au nom de l'histoire, au nom de sa foi et de la nécessité historique, entrant alors dans une confrontation inévitable avec la population autochtone qui ne l'entendait pas ainsi, convertie de fraîche date à l'idée de l'État-nation après s'en être passée pendant des siècles à l'instar des Juifs.
Le mouvement sioniste a articulé deux revendications : la première consistait à faire des Juifs le fondement à lui seul d'une nation plutôt que l'appendice greffé à une nation existante, ce qu'a signifié concrètement le projet d'émancipation. Or, si en Europe centrale une tendance significative du nationalisme hongrois, polonais et roumain invitait les Juifs à se fondre dans la nation émergente dans une perspective d'émancipation individuelle calquée sur le modèle français, la tendance dominante a visé à les exclure d'office de la nation nouvellement proclamée. Comment, dès lors, les Juifs n'auraient-ils pas été attirés par le projet sioniste afin de rejoindre, à leur tour, la nation juive qui se constituait en Palestine, puis en Israël et se débarrasser une bonne fois pour toutes des menaces posées par cette tendance nationaliste, et même ultra-nationaliste, dont l'antisémitisme politique fut la marque de fabrique la plus tangible ? La seconde aspiration sioniste a été de s'approprier une terre et de s'en proclamer le détenteur pour que les Juifs rassemblés en nation puissent exercer concrètement leur aspiration à la liberté. Àcet égard, toute terre convenait pourvu que celle-ci soit disponible. De fait, aucune ne l'était, et si l'une l'avait été, on peut présumer qu'une population autochtone se serait tôt ou tard insurgée au nom de l'antériorité de sa présence sur les lieux. La seule proposition en ce sens a émané du gouvernement britannique qui envisageait d'établir une autonomie juive en Afrique orientale pour rassembler les Juifs de l'empire russe candidats à l'émigration immédiate après le pogrom de Kichinev en 1903. Mais le projet Ouganda est resté lettre morte. Tous les acteurs concernés – tant du côté britannique que du côté sioniste – ont vite fait de l'enterrer. Conformément au romantisme politique qui triomphait en Europe, invoquant racines et origines pour légitimer une cause nationale, aucune terre sur la terre n'était plus justifiée pour les sionistes que celle d'Israël : c'est là que les Juifs avaient forgé leur identité nationale et religieuse initiale ; c'est là qu'ils ont créé et consolidé leur patrimoine culturel propre qui, par l'intermédiaire du christianisme et de l'islam, a rayonné presque partout dans le monde. Tant leur histoire antique que leur vision du futur (la rédemption messianique) entretenaient le souvenir de Jérusalem et la vocation au retour en Terre promise. Il n'est donc guère surprenant que les Juifs sionistes aient jeté leur dévolu sur cette terre, à l'exclusion de toute autre. Dès lors, il importait de mener un effort par le travail, la sueur et le sang pour habiter cet espace afin que sa réappropriation soit considérée légitime. Il apparaissait prématuré d'en fixer les contours. Les pionniers de la première et de la seconde alyah ont élaboré des projets d'organisation sociale, des méthodes d'apprentissage de la langue hébraïque, des journaux d'information et des revues littéraires, ils ont défrichéla terre pour en tirer subsistance, ils ne se sont guère préoccupés de dessiner les frontières d'un État encore dans les limbes. Après tout, celui-ci était une lubie qui avait germé dans la tête de Theodor Herzl, un projet lointain dont on ne pouvait pressentir alors l'heure de son avènement.
C'est en 1916 qu'une première carte fut élaborée par le mouvement sioniste en prévision des bouleversements politiques et territoriaux qui allaient advenir après guerre. La frontière orientale du yichouven Palestine était placée au-delà du Jourdain, de l'autre côté de la ligne de chemin de fer que les Allemands avaient établie pour relier les hauts lieux de la région. En 1917, l'effort diplomatique des sionistes avait porté sur la rédaction de la déclaration Balfour. Weizmann avait bien tenté d'introduire dans le texte une allusion au territoire sur lequel le foyer national devrait s'étendre d'après lui. Lisant la première version de la déclaration que Balfour lui avait soumise, Weizmann pria le ministre des Colonies d'accepter une modification : au lieu de soutenir « la création d'un foyer national en Palestine », n'était-il pas plus clair et net de reconnaître « la Palestine comme foyer national juif » ? Balfour repoussa l'amendement proposé. Outre que la déclaration stipulait la création d'un foyer national, juridiquement inférieur à un statut étatique, Balfour considérait que la formule utilisée offrait au gouvernement la latitude nécessaire pour assurer aux Juifs que ce foyer à venir serait bien situé enPalestine, sans leur garantir nécessairement qu'il serait établi surtoute la Palestine. Initialement étendue de la Méditerranée à la Mésopotamie, cette vaste Palestine fit très vite l'objet d'une partition : en 1922, Churchill, nommé à son tour ministre des Colonies, prit soin de distinguer la Palestine occidentale (jusqu'au Jourdain) de la Palestine orientale rebaptisée, pour éviter toute confusion, Transjordanie. La contestation de ce découpage fut la pierre de touche de l'idéologie révisionniste conçue par Zeev Jabotinsky. Pour lui, le Jourdain n'était nullement la frontière orientale de la Palestine juive, mais le cœur de la terre d'Israël, dont les deux rives seraient contrôlées par l'État juif à venir. Weizmann préféra s'incliner devant cette retouche significative du territoire de la Palestine, car plus que les frontières, il importait de négocier et d'obtenir la liberté pour les Juifs de diaspora d'immigrer en Palestine sans entraves. C'est qu'au sein de cette Palestine rétrécie – de la Méditerranée au Jourdain – sur laquelle la déclaration Balfour pouvait s'appliquer la communauté juive s'élevait à peine à 10% de la population du pays. Trente ans plus tard, elle en constituait déjà un tiers : 600 000 Juifs et 1,2 million d'Arabes.
Dans la foulée de la Seconde Guerre mondiale, sortie vainqueur et comptant parmi les Alliés, la Grande-Bretagne ne disposait plus pourtant de la puissance suffisante et nécessaire pour maintenir son empire. Comme la communauté internationale se rangeait à une partition de la Palestine en deux États, il convenait de s'y résoudre tout en tablant sur le refus arabe de tout compromis pour espérer modifier au cours des combats les frontières de l'État juif et étendre le territoire de 55% de la Palestine mandataire à 78%. Les conséquences de la guerre ne furent pas significatives sur le plan territorial uniquement. Elles furent considérables sur le plan des migrations : à l'issue de l'épreuve militaire, il ne restait plus dans l'État d'Israël élargi que 156 000 Palestiniens. La moitié d'entre eux trouva refuge au-delà des frontières du nouvel État. Parallèlement, près d'un million de Juifs, brimés, persécutés, marginalisés dans leur pays natal, retrouvèrent en Israël la dignité et la liberté de citoyen qu'on leur avait niées. Àtort ou à raison, Ben Gourion avait estimé qu'en s'étant installés chez les pays arabes voisins, des pays frères, les réfugiés finiraient par s'y intégrer et par oublier un exil d'une cinquantaine de kilomètres à peine. Mais la proximité, loin d'atténuer la douleur, attisa la nostalgie du retour : une victoire et une seule, et il ne resterait qu'à traverser la frontière pour retrouver la maison natale. C'est peu de dire que Ben Gourion a perdu son pari. Le cessez-le-feu et les accords d'armistice signés en 1949 n'ayant pas débouché sur la conclusion d'un traité de paix définitif qui aurait résolu la question territoriale et le problème des réfugiés palestiniens comme l'a montré l'échec de la conférence de Lausanne à l'automne 1949, la priorité fut accordée à la migration juive avec la promulgation de la loi du retour. En vertu de la loi, l'État d'Israël octroie la nationalité israélienne à tout Juif (défini selon des critères plus larges que ceux de la halakha) sur simple demande, par l'acte même d'immigrer en Israël.
L'intégration devenue la vocation suprême, la question territoriale pouvait attendre... attendre vingt ans seulement puisque après avoir pris en charge les migrations juives dans les années 1950 et 1960, Israël fit un bond en avant spectaculaire avec la guerre des Six-Jours : outre la presqu'île du Sinaï et le plateau du Golan, soixante ans après la déclaration Balfour, trente ans après la résolution 181 prévoyant le partage de la Palestine mandataire en deux pour y établir un État juif et un État arabe, Israël exerce depuis 1967 son autorité sur l'intégralité du territoire de la Palestine mandataire, concédant tout au plus, à partir des années 1990, une autonomie palestinienne sur les villes de Cisjordanie (à l'exception de Jérusalem-Est et de Hébron). Certes, Israël s'est bien gardé d'annexer l'ensemble de la Cisjordanie : il exerce son autorité par le biais de l'institution militaire et se plie (partiellement) aux conventions de Genève qui déterminent les devoirs impartis à la puissante occupante envers la population occupée.
La dimension territoriale ayant été bouclée, c'est une migration de plus qui donna un nouveau souffle social et économique avec l'arrivée et l'intégration en Israël de près d'un million de Juifs originaires de Russie. Soixante-dix ans après sa création, le dynamisme est impressionnant : Israël comptait 750 000 habitants en 1949, c'est aujourd'hui plus de 9 millions d'âmes qui en sont citoyens, outre les travailleurs immigrés et les réfugiés qui s'y trouvent et pour lesquels l'État peine à définir une politique humaine et digne à la hauteur du commandement biblique : « Tu n'oublieras pas que tu as été esclave en Égypte.» L'État a ses raisons – la raison d'État – que la morale ignore. Israël n’a pas de frontière officielle, de jure. Il dispose de frontières de facto, érige un mur qui protège la population civile en Israël des attentats terroristes. Cependant, sur le plan symbolique, la « barrière de séparation » consacre également le refus de voir que le désespoir gagne du terrain de l'autre côté du mur. Ce désespoir pousse de jeunes Palestiniens à envisager un autre avenir en Europe ou en Amérique. D'autres se résignent, bon gré mal gré, au nouvel ordre et ne se préoccupent que de rapporter un revenu suffisant, pourvu qu'il soit stable, afin d'élever décemment leur famille. La toute-puissance israélienne décourage les velléités de résistance à l'occupation et parvient à déjouer la plupart des passages à l'acte meurtriers. Le chaos régional, plus catastrophique encore, achève les espoirs déjà ténus d'une solidarité arabe, voire internationale. Les Palestiniens, quoi qu'on en dise et quoi que prétendent les organisations militantes qui les représentent, perçoivent leur histoire comme celle d'une succession interminable d'échecs et de divisions internes qui en fait des laissés-pour-compte. Le territoire auquel ils s'accrochent va en s'amenuisant, grignoté par l'appétit israélien convaincu d’être le seul à détenir un droit sur cette terre, les Palestiniens n'ont plus qu'à se résigner et à renoncer même à obtenir une compensation par la création d'un État aux côtés d'Israël.
Dans ce contexte, que doit faire Israël ? Se griser de sa puissance ou bien en tirer parti pour construire un nouvel équilibre ? Celui-ci passe-t-il par la solution à deux États ou par l'État binational ou encore par le maintien du statu quo amélioré actuel ? C'est cette dernière voie qu'emprunte le gouvernement israélien. Quant à l'opinion, elle demeure encore attachée à la première solution, même si elle résiste intuitivement à l'idée de la concrétiser ici et maintenant. La confusion règne aussi parmi les Palestiniens à qui l'on propose soit la Palestine intégrale sans compromis, soit un compromis historique avec la transformation en État souverain de 1/5ede la Palestine. Le territoire, les migrations et l'État ont été les trois objectifs et priorités du sionisme. Après un siècle aussi turbulent, et nonobstant les turbulences de notre temps, ne faudrait-il pas penser une nouvelle configuration de ces objectifs en concevant qu'on ne doit pas faire des migrations et du territoire un absolu. C'est à cette capacité du sionisme de s'arc-bouter ou de relativiser ces absolus que dépendra non pas tant son avenir, mais le visage qu'Israël se donnera à lui-même, à ses citoyens, à la diaspora et au monde entier.
Publié le 25/03/2020