Le journal israélien « Haaretz » publiait le 30 juillet 2012 une carte d'Israël vue par les habitants de Tel-Aviv : Jérusalem et sa région sont peuplées par des fanatiques religieux, le Néguev est une zone déserte, la Galilée, ce sont les Arabes et le houmous, Ashdod et ses villes environnantes sont le bastion de la populace qui envahit les discothèques de Tel-Aviv, le Golan, des maisons de vacances, et Haïfa, c'est par là-bas quelque part. Un regard furtif sur une carte du même territoire vue par les Palestiniens mettra en avant Al-Quds, Naplouse, Ramallah, Al-Khalil, Tulkarem, Jénine et une multitude de petits villages inexistants sur une carte israélienne. On l'aura aisément compris : une carte n'est jamais le reflet objectif d'un territoire. Elle répond à des choix, des impératifs, des agendas politiques ou économiques, définis au préalable dans le cahier des charges du cartographe. Cependant, notre spécialiste peinera à donner du relief au quotient émotionnel et identitaire qu'investissent les contemplateurs dans leur lecture de cette carte. Cette lecture identitaire attribue alors à certains lieux une teneur qui diffère en fonction de la personne et de ses orientations idéologiques. Jérusalem comme centre du monde pour les uns est un repaire de religieux psychorigides pour les autres ; Eilat comme le miracle du désert et du loisir pour les uns est inessentielle et décadente pour les autres car située en dehors des frontières bibliques. Le lecteur inspiré par l'histoire biblique ne saurait voir Jérusalem, Hébron, Naplouse, Beth-El, hauts lieux du récit biblique, au même titre que Tel-Aviv, Ashdod (ville philistine) ou Eilat. Les crispations de part et d'autre seront d'autant plus fermes lorsqu'il s'agira de représenter les zones frontalières ou controversées. Le quotient émotionnel est alors inestimable et se décline dans les termes de l'intérieur et de l'extérieur, du chez-nous et du chez-eux, du principal et du périphérique, du pur ou de l'impur. On parlera de cœur, de mémoire collective, de préservation du patrimoine culturel et religieux, de propriété indiscutable. Car c'est aux frontières, externes ou internes, que se révèlent foncièrement les limites de l'identité.
L'analyse des descriptions bibliques de la terre d'Israël montre que, au-delà des données politiques, naturelles ou démographiques évoquées dans le texte, le message implicite s'exprime en termes d'identité et de métaphysique.
Tout un groupe de propositions s'intéresse à la terre par la description de ses frontières naturelles et politiques. Il y est question d'un territoire bien délimité décrit comme un entre-deux pris entre différentes puissances politiques : l'Égypte au sud, la Babylonie et l'Assyrie au nord. Mais c'est également un entredeux naturel entouré de fleuves, l'Euphrate et le Tigre au nord et le Nil au sud, entre le désert à l'est et la mer à l'ouest. Cette description ne répond pas uniquement à des exigences géopolitiques ; elle renferme également un message métaphysique : le maintien de l'existence politique et naturelle ne va pas de soi, il requiert un appel à l'aide, une épaule divine, sans quoi les données naturelles prennent le pas sur le peuple sans Dieu. C'est la terre de la Providence. La description des frontières met donc en avant le concept de Providence.
Un deuxième groupe de propositions décrit la richesse des ressources naturelles, l'abondance de ses fruits et récoltes, la beauté de ses paysages. C'est un « pays fortuné, un pays plein de cours d'eau, de sources et de torrents, qui s'épandent dans la vallée ou sur la montagne. Un pays qui produit le froment et l'orge, le raisin, la figue et la grenade, l'olive huileuse et le miel » (Deutéronome 8, 7-8). L'indépendance énergétique est mise en avant et avec elle sa capacité à assurer la subsistance d'une collectivité : « Tu ne manqueras de rien »(id.). Cette jouissance entraîne la reconnaissance : « Rends grâce alors à l'Éternel ton Dieu, du bon pays qu'il t'aura donné. » (Id.). La profusion met en exergue le concept de reconnaissance.
Le troisième groupe de propositions concerne l'histoire de la terre d'Israël. Elle est la « terre de Canaan » (Nombres 34, 2), « la terre de l'amorrite » (Amos 2, 10), « le lieu du cananéen, du hittite et de l'amorrite » (Exode 3, 8), « la terre des sept peuples »(Deutéronome 7, 1). Ces peuples sont décrits comme des autochtones et leur forte appartenance au lieu est autant précisée que leur immoralité. Il semble que cette correspondance vienne justifier, dans le récit biblique, du Pentateuque aux Prophètes, l'obligation de les déposséder du pays et de ne pas se fourvoyer dans leur culte idolâtre et infanticide (Deutéronome 12, 29-31). La question de l'occupation des lieux est intimement liée au droit de résidence et ce dernier s'applique d'une façon indifférenciée à tous les peuples prétendants. Le concept-clé de cette catégorie est le mérite. Les idées de Providence, de reconnaissance et de mérite ou encore de don inconditionnel et lieu de la rencontre avec Dieu selon d'autres sources, alimentent l'identité du croyant. Les lieux indiqués sur la carte représentent à ses yeux bien plus qu'un ensemble de rues, maisons et habitants. Ils incarnent une histoire, une vision et souvent par conséquent un droit immédiat ou différé. Identifier un lieu de naissance sur une carte évoque également des souvenirs et expériences riches pour l'identité de la personne. Mais, contrairement à la perspective identitaire religieuse qui se réclame d'une certaine transcendance, elle ne nourrit pas un projet contemporain qui peut se dire en termes de droit, de propriété, de menace identitaire qui dépasse l'individu. Le lien à la terre d'Israël étant indéfectiblement fondé sur l'histoire biblique, il est difficile de s'en détacher. La lecture sioniste de la carte contemporaine peut tout à fait attribuer à Tel-Aviv et à d'autres lieux non bibliques une importance symbolique et fondatrice d'identité (le nouveau Juif, l'indépendance culturelle, la laïcité juive, etc.) mais la coupure du cordon ombilical reste problématique. Problématique mais indispensable. La lecture identitaire est certes édifiante mais simplificatrice. Considérée à elle seule, elle crée du mythe, c'est-à-dire une histoire fondatrice d'identité, mais, à ce titre précisément, elle peine à se confronter avec une réalité souvent plus complexe. Son prisme n'est pas obligatoirement celui de la démocratie moderne, des réalités contemporaines communes à toutes les sociétés traditionnelles occidentalisées. On pourrait ajouter plusieurs grilles de lecture, j'en propose deux supplémentaires.
La deuxième lecture de la carte d'Israël me paraissant incontournable est la lecture historico-juridique. Dans sa lecture d'une carte, la perspective historico-juridique s'intéresse aux dynamiques de mutation et aux évolutions, aux changements de gouvernement, aux modifications des frontières ainsi qu'à la question de leur reconnaissance par les autres pays ou la communauté internationale. Le discours semble à première vue plus linéaire : pendant quatre cents ans, l'Empire ottoman règne sur la terre d'Israël sans tracé précis de frontières. En 1917, durant la Première Guerre mondiale, il s'effondre et son territoire est partagé entre les puissances coloniales, la France et l'Angleterre. La Palestine est alors placée sous mandat Britannique (10 août 1922), conformément au traité de Sèvres (10 août 1920) et à la conférence de San Remo (19-26 avril 1920). En 1917, la déclaration Balfour reconnaît aux Juifs le droit à fonder un foyer juif dans les frontières du mandat britannique sur la Palestine, incluant alors et jusqu'en 1922 les deux rives du Jourdain. Dans un « acte en conseil » du 10 aout 1922, le gouvernement britannique décide de couper les terres à l'est du Jourdain de l'autorité du mandat sur la Palestine. L'analyse des cartes de l'État d'Israël de 1947 à aujourd'hui montre que le discours est peut-être plus fluide mais pas pour autant plus consensuel. La lecture historico-juridique est le fruit de certaines contingences géopolitiques et de décisions gouvernementales qui ne sont pas partagées et acceptées par tous mais c'est une donnée inévitable.
La troisième lecture à prendre en compte est la lecture sécuritaire. Elle s'attache à définir les conditions qui assurent la sécurité de l'État hébreu, les dimensions du pays, les enjeux de guerre et de paix ou encore les menaces des États voisins. Elle s'exprime dans le champ sémantique de la protection des frontières, de la défense, de la capacité à maîtriser un territoire.
Appliquons à présent notre lecture tridimensionnelle à notre carte. Le statut du Sinaï est-il à considérer dans une perspective identitaire (lieu religieux symbolique prononcé), dans une perspective sécuritaire (espaces d'entraînements militaires et zone tampon avec l'Égypte) ou juridique (restitution du Sinaï à l'Égypte dans le cadre d'un accord de paix) ? La ville d'Hébron est-elle avant tout un haut lieu du judaïsme avec le tombeau des Patriarches, un lieu conflictuel et complexe en termes géopolitiques ou alors une région scindée entre deux commandements, israélien et palestinien. La Judée-Samarie est-elle le cœur de l'Israël biblique, l'entaille à la paix ou les territoires du futur État palestinien ? Jérusalem est-elle la ville de la paix et de la justice, le lieu de la guerre et du conflit et le lieu le plus difficile à protéger ? Tel-Aviv, la ville de toutes les fêtes et de toutes les populations, sans aucune ascendance biblique, est-elle un outrage à la conscience et à l'histoire juive, la capitale diplomatique d'Israël ou un État dans l'État ? La Jordanie et la Syrie sont-elles des territoires à conquérir car dans les frontières de la promesse ou des États indépendants avec lesquels les relations sont de nature tendues ou belliqueuses ? Il est difficile, voire impossible, de concilier les trois lectures. Les identitaires risquent de sombrer dans le radicalisme ou le messianisme trahi, les sécuritaires dans une obsession « realpolitik » sans vision et les juristes dans un débat interminable sur le droit international. La lecture tridimensionnelle place l'individu dans une position ardue qui refuse l'isolement dans un seul registre, qui accentue la dissonance et les contrastes ; mais qui permet paradoxalement de garder l'équilibre entre la tradition et la réalité, entre le rêve ancestral et les défis contemporains, entre le ciel et la terre.
Publié le 15/03/2020