L’association Exilophone, animée par une dizaine de bénévoles, a pour mission de rassembler des artistes locaux et migrants en organisant des concerts, festivals, sorties, médiations culturelles et ateliers de pratique artistique (danse, musique, théâtre).
L’impact de la musique
Le projet Exilophone a germé dans mon esprit alors que je dirigeais un atelier de musique dans un foyer pour jeunes migrants à Athènes (Orange House), au plus fort de la crise migratoire. Les adolescents d’origines diverses (Érythrée, Soudan, Afghanistan), traumatisés, désœuvrés, isolés, sans aucune garantie quant à leur avenir, arrivaient à l’atelier inquiets et abattus. Au cours de l’atelier, je constatais un changement notable chez ces adolescents. Les traits crispés faisaient place à des sourires, parfois à des fous rires. Des liens se tissaient. Je mesurais les effets puissants et positifs de la musique sur leur psychisme. Il en était de même pour moi. En faisant de la musique avec eux, j’oubliais que j’avais face à moi des personnes exilées vulnérables, j’oubliais leurs souffrances psychologiques, je me montrais même exigeante, les faisant travailler dur ! L’atelier durait plus de deux heures. Ils étaient fatigués, avaient mal aux doigts. Dans cette « petite bulle », le temps de l’atelier, nous étions détendus, dans une relation de complicité, créée par la musique. Nous n’étions plus focalisés sur leur situation et leur statut de « réfugié », cette étiquette qui leur colle à la peau. De plus, la communication entre nous se faisait par la musique, langue partagée sans besoin de traducteur.
Le projet Exilophone
Cette expérience musicale a donc constitué un socle qui m’a permis d’aller de l’avant en créant l’association Exilophone. Au lancement du projet, j’étais tellement enthousiaste que j’ai réussi à convaincre rapidement mes amis de s’engager à mes côtés. Les actions s’enchaînaient, tout paraissait fluide et harmonieux. Enfin, je me sentais à ma place.
En moins d’un an, Exilophone est parvenue, avec des finances très limitées et quelques bénévoles, à organiser, à Paris, Kinshasa et Tel-Aviv, une vingtaine d’activités culturelles :
Nous avons eu la chance de nouer des partenariats avec des institutions en France, telles que la Philharmonie, le Musée de l’Immigration et le Haut Commissariat pour les Réfugiés, et en Israël avec la Batsheva Dance Company et Gaga. De plus, la Cimade et France Terre d’Asile nous ont aidés dans l’organisation d’ateliers et de concerts.
La plupart de ces événements se sont montés à la hâte avec pas mal d’improvisation (comment faire autrement ?), de fous rires, d’énervement. Encadrer et mobiliser des artistes, c’est déjà compliqué. Travailler avec des artistes migrants à l’emploi du temps incertain, soumis à des contraintes administratives, des problèmes d’hébergement, de travail, de langue, d’isolement, et de dépression, c’est bien plus compliqué. Face aux obstacles, je reconnais que nous avons parfois été tentés de jeter l’éponge mais l’implication et le plaisir des artistes de se produire sur scène ou d’enseigner dans des ateliers, et l’énergie qui se dégageait au fur et à mesure de l’avancement des projets, nous ont donné la force de poursuivre et d’apprendre, sur le tas et dans l’urgence, comment identifier les artistes, louer une salle, programmer un concert, communiquer et faire venir le public, etc.
Le projet « Dayenou ? » Cela nous suffit-il ?
Certes, Exilophone n’a pas été conçue comme une association juive. D’ailleurs, il n’y a quasiment plus de Juifs parmi les migrants en situation de grande vulnérabilité dans le monde, grâce à l’État d’Israël.
Cela étant, imprégnée de judaïsme, marquée par l’empreinte de mon grand-père rescapé d’Auschwitz, et des exils des précédentes générations, inspirée par la tradition juive d’accueil de l’étranger et sans doute influencée par mon parcours E.I., j’ai souhaité créer un partenariat entre Exilophone et la communauté juive.
Lors de mes missions sur le terrain, j’avais constaté la présence d’associations et de personnalités juives venant en aide aux réfugiés : en Grèce avec IsraAid (composée d’équipes israéliennes juives et arabes) et avec le jeune et énergique rabbin d’Athènes, au Mexique, en Grèce et en Israël avec HIAS, ONG américaine centenaire créée pour les réfugiés juifs qui a décidé d’étendre son aide aux migrants de toutes origines, etc.
Pourtant, en France, il n’existe pas d’association juive comparable à HIAS en matière d’aide aux réfugiés.
Les initiatives de la communauté juive française en faveur de l’aide aux migrants sont souvent timides et ponctuelles, bien plus faibles que dans d’autres pays européens tels que la Grande-Bretagne ou l’Allemagne.
C’est dans ces conditions que j’ai souhaité partager avec la communauté juive l’expérience tirée d’Exilophone en créant le projet « Dayenou ? » Ce projet a été chaleureusement accueilli et bénéficie du soutien du programme NOÉ, dont il a été désigné lauréat. Dans le cadre de ce programme, il est prévu d’organiser des ateliers destinés à favoriser des rencontres autour de l’art entre jeunes de la communauté juive et migrants.
Certes, la tâche ne sera pas facile. Si nos textes sur l’accueil de l’étranger sont puissants, les préjugés sont tenaces. La plupart des Juifs, pourtant issus de l’immigration, n’ont jamais cherché à côtoyer ni même à parler à leurs voisins réfugiés. Pour certains, les migrants sont considérés comme dangereux. La recrudescence de l’antisémitisme n’arrange pas les choses.
De leur côté, les migrants ne cherchent pas non plus à fréquenter ou connaître des Juifs. Parmi les migrants éduqués dans les pays arabes, un certain nombre arrive en France avec des préjugés anti-Israéliens, voire parfois antisémites.
Dans ces conditions le projet « Dayenou ? » est-il réaliste et réalisable ?
Un concert, organisé tout récemment avec Exilophone, entre migrants et Juifs dans le cadre du Festival Jazz ‘N’Klezmer a mis en évidence que les craintes et réticences n’étaient pas fondées. Bien au contraire.
Le concert à La Bellevilloise : Jazz ‘N’ Klezmer/Solidarité Migrants
En novembre dernier, le Festival Jazz ‘N’Klezmer a accueilli avec enthousiasme la proposition d’Exilophone de faire participer des artistes et publics migrants, en partenariat avec la Cimade.
Pour Laurence Haziza, programmatrice du festival, « c’était improbable que ça arrive un jour. On a réussi notre pari : organiser ce grand concert pour déconstruire les préjugés autour des exilés, sortir de la stigmatisation et partager des moments de joie. Avec des musiciens soudanais, kurdes, marocains, allemands, israéliens, français, avec des musiques aux racines juives, musulmanes, chrétiennes et autres... Plus de 500 personnes ont assisté à ce moment unique, demandez à ceux qui étaient là ! »
C’est la première fois qu’une grande manifestation culturelle juive en France ouvrait ses portes à des artistes réfugiés. Une partie du public venait de centres d’hébergement, partenaires d’Exilophone (la Cimade, France Terre d’Asile, Emmaüs, etc.), le reste était issu de la communauté juive. Ce concert, dont la promotion a été assurée et relayée par les radios et associations juives, les réseaux sociaux, les mouvements de jeunesse et certaines communautés, a été un réel succès. Plus de vingt langues se sont côtoyées ce soir-là à La Bellevilloise.
Les images de migrants dansant avec des Juifs sur des musiques klezmer, soudanaises, kurdes, et celles d’artistes israéliens et soudanais riant et jouant ensemble sur la scène de La Bellevilloise sont un symbole et un point d’ancrage pour le lancement du projet « Dayenou? ».
Si, par certains côtés, Exilophone présente les caractéristiques d’une start-up (croissance rapide, projet innovant et risqué, petit noyau de participants très motivés, utilisation des réseaux sociaux, partenariat un peu insolite avec de grandes institutions, ‘houtspa, moyens financiers réduits provenant du cercle des proches, etc.), c’est avant tout une expérience aventureuse et désintéressée où se mêlent musique, aide aux jeunes migrants, rencontre entre artistes de tous horizons, ponctuée d’événements forts et joyeux qui sont autant de succès et de moteurs pour persévérer. Nous remercions les fondations sollicitées en 2019, Matanel et le programme NOÉ d’avoir accepté de soutenir les projets d’Exilophone pour les années à venir.
Publié le 17/05/2020