Aubépine Dahan, à quand remontent votre intérêt et votre engagement en faveur des migrants ?
Mon engagement date d’octobre 2015, à l’installation d’un campement place de la République à Paris. J’allais chaque midi porter des repas chauds aux personnes qui y dormaient, et venais occasionnellement tôt le matin avec d’autres pour les protéger de la police qui avait pour ordre de les déloger chaque jour à 6 heures. Aucun dispositif d’accueil, aucune association connue n’était présente. Les habitants du quartier se sont organisés au sein du Collectif Parisien de Soutien aux Exilé.e.s pour le ravitaillement, les distributions de vêtements, les soins, l’accompagnement administratif. Nous avons rencontré la mairie sans résultat. Le collectif est devenu l’association Paris d’Exil, qui milite pour la liberté de circulation et d’installation et propose un soutien matériel et administratif à toute personne exilée, demandeuse d’asile, sans-papiers ou Roms.
Faut-il parler de migrants ou d’exilés ?
À Paris d’Exil, nous parlons de personnes exilées. Le terme de migrant tend à essentialiser les personnes comme si « migrant » pouvait tenir lieu d’identité permanente et former une espèce à part. Ce sont avant tout des personnes singulières qui arrivent, et il se trouve qu’elles sont en situation d’exil. Il ne s’agit pas d’une masse indistincte. De plus, la migration est un phénomène volontaire tandis que l’exil est toujours forcé et douloureux.
Pour avoir aidé des personnes exilées, vous avez eu des démêlés avec la justice. Avez-vous eu gain de cause ?
J’ai été placée en garde à vue pendant neuf heures et convoquée devant un tribunal correctionnel en 2016, à la suite d’un rassemblement contre les violences policières sur les campements. Le rassemblement qui devait se tenir à République avait été déclaré en bonne et due forme à la préfecture, par moi-même et un autre militant, Houssam El Assimi, au nom de nos collectifs respectifs. Le jour venu, 28 fourgons de police ont « nassé » le campement à Stalingrad, empêchant personnes exilées et soutiens de se rendre à République, créant de fait un rassemblement ailleurs qu’au lieu déclaré. Logiquement, Houssam et moi avons été relaxés. Le jugement a reconnu que les policiers ne pouvaient nous accuser d’une situation qu’ils avaient délibérément créée. Ce procès absurde a généré beaucoup de stress pour nous et nos familles, mais il s’agit là d’une tactique éprouvée des pouvoirs publics qui consiste à harceler les personnes solidaires.
Où en est-on en France ? De qui parle-t-on, de combien de personnes, d’où viennent-elles ? Dans quelles conditions vivent-elles ?
La France attire peu les personnes exilées. Si les demandes d’asile sont passées de 85 000 en 2016 à 122 000 en 2018, cela ne représente que 0,18% de la population française. Même en ajoutant les personnes sans papiers, on reste autour de 0,5%. Malgré ces chiffres insignifiants, médias et politiques entretiennent à dessein la fable d’un problème insurmontable, voire d’une invasion.
Sur les campements parisiens, les personnes viennent en majorité d’Afghanistan et du Soudan. Puis d’Éthiopie, de Somalie, d’Érythrée, de Côte d’Ivoire, plus récemment de Guinée et du Mali. Adultes, familles ou mineurs isolés, tous ont pu débourser 5000 à 10 000 euros pour le voyage, ils sont donc plutôt de « classe moyenne » (agriculteurs, ingénieurs, journalistes, petits commerçants…). Contrairement aux idées reçues, très peu de Syriens sont venus en France. Ils préfèrent l’Allemagne et son dynamisme économique. Selon la loi, toute personne cherchant refuge en France doit être enregistrée sous trois jours par la préfecture comme « demandeuse d’asile », statut qui interdit l’accès au marché du travail et donne accès aux « conditions matérielles d’accueil » : gîte et couvert, couverture santé, scolarisation des enfants, allocation mensuelle. Or les choses ne se passent pas du tout ainsi.
L’enregistrement en préfecture prend plusieurs semaines, car le nombre de dossiers distribués est contingenté, créant de fait une « file active » de personnes sans statut et à la rue. Une fois enregistrées, les personnes patientent encore quarante-cinq jours pour toucher leur allocation et plusieurs mois pour la CMU. Dans de nombreux cas, le logement n’est jamais proposé, menant à la formation de campements : en novembre 2019, les trois quarts des personnes évacuées de la porte de la Chapelle étaient en demande d’asile.
Ces campements indignes et misérables sont le triste apanage de la France en Europe du Nord. L’Allemagne, la Suède, l’Autriche ont accueilli dix fois plus de personnes que nous rapporté à leur population, et n’ont pas connu ce phénomène, symptôme du non-accueil.
Quelle est l’action de l’État et pourquoi la critiquez-vous si sévèrement ?
Les efforts infructueux pour organiser l’accueil des personnes demandeuses d’asile vont de pair avec une politique délibérée de non-accueil, qui s’attaque au corps des personnes exilées, comme à leurs droits. L’État n’hésite pas à se mettre en situation d’illégalité pour leur envoyer un message clair : nous ne voulons pas de vous. Cela commence le long des routes migratoires, lorsque la France refuse d’accorder un pavillon à l’ « Aquarius » et criminalise le sauvetage en mer, condamnant de nombreuses personnes à la noyade. Ou encore lorsqu’elle soutient la coopération avec les gardes-côtes libyens pour ramener les personnes secourues vers la Libye, c’est-à-dire vers des lieux de torture.
Aux frontières, l’État porte entrave au droit d’asile et fait ramener des personnes se déclarant mineures en Italie, au mépris de la loi qui impose de les présenter à l’aide sociale à l’enfance pour évaluation ; plusieurs condamnations du préfet des Alpes-Maritimes par le tribunal administratif de Nice en témoignent.
À Menton, « l’étanchéité de la frontière [est garantie] dans le déni des règles de droit », comme le note dans son rapport de juin 2018 la contrôleuse générale des lieux de privation de liberté au sujet des locaux de la police aux frontières, qui servent de lieu illégal de rétention. Lorsque les personnes parviennent malgré tout en France, elles font un passage obligé par les campements où les droits sont bafoués et la solidarité est réprimée.
Le Défenseur des droits, Jacques Toubon, dénonce ainsi depuis 2015 les atteintes « d’une exceptionnelle gravité » aux droits fondamentaux dont sont victimes les personnes exilées, mineures ou majeures, de la part de l’État et qui « contraignent les exilés à subir des conditions de vie que le Conseil d’État a qualifiées, en 2016 et 2017, de "traitements inhumains ou dégradants" ».
L’État interdit aux personnes exilées d’être à la rue, alors que, du fait même de son incurie, elles n’ont pas d’autre endroit où aller ! On demande tout simplement aux gens de disparaître. L’usage systématique du règlement européen « Dublin III » empêche les gens de déposer une demande d’asile en France, alors que, dans le même temps, la loi Asile et immigration (2018) réduit les délais de recours, double le temps maximum de rétention administrative, entérine l’enfermement des enfants. La politique migratoire de l’État se résume en fait à contenir physiquement, par tous les moyens, l’arrivée des personnes, puis à compliquer leur accès aux droits, au logement, aux soins, à la nourriture, une fois sur le territoire...
Cette politique qui coûte cher n’atteint pourtant aucun de ses propres objectifs. Empêche-t-on les gens d’arriver ? Contrôlons-nous mieux nos frontières ? Savons-nous qui est là ? Non. En revanche, nous constatons chaque jour ses effets délétères sur les plans sanitaire, social ou psychologique. On fabrique des maux qui seront longs et très difficiles à soigner.
Comprenez-vous les réticences de certains quant aux capacités d’accueil et d’intégration des personnes exilées en France ?
La constitution d’une catégorie politique et médiatique de « migrants » alimente l’impression que les nouveaux venus ne peuvent ou ne veulent « s’intégrer », que quelque chose empêcherait par naturequ’ils prennent part à la vie sociale et économique du pays. Or, ce qui fait obstacle en premier lieu à cette participation, c’est le non-accueil et l’inégalité des droits. Comment s’intégrer dans une société quand on vous prive du droit de travailler, c’est-à-dire de subvenir à vos besoins et à ceux de votre famille, pendant plusieurs années ?
La politique de non-accueil se traduit par la rue, les maltraitances institutionnelles, les ruptures géographiques (à chaque changement de statut, correspond un changement de dispositif d’hébergement). Les personnes qui ont commencé à tisser un réseau ici sont déménagées ailleurs plusieurs fois au cours de leur trajectoire. Les cours de français, le suivi médical, la scolarisation des enfants, la construction du lien social, d’un réseau local d’entraide avec voisins et associations, tout est à recommencer. Les maltraitances institutionnelles causent un dommage irréparable, notamment sur les enfants.
Alors que l’accueil est relativement simple et spontané, le non-accueil coûte cher et est dangereux : c’est bien ce dernier qui est inquiétant aujourd’hui.
Votre identité juive a-t-elle un lien avec votre souci pour les exilés ?
Dans Passer, quoi qu’il en coûte de Georges Didi-Huberman, Niki Giannari, poétesse grecque, écrit : « Les réfugiés ne font que revenir. Ils ne "débarquent" pas de rien ni de nulle part. Quand on les considère comme des foules d’envahisseurs venues de contrées hostiles, quand on confond en eux l’ennemi avec l’étranger, cela veut surtout dire que l’on tente de conjurer quelque chose qui, de fait, a déjà eu lieu : quelque chose que l’on refoule de sa propre généalogie. Ce quelque chose, c’est que nous sommes tous les enfants de migrants et que les migrants ne sont que nos parents revenants, fussent-ils "lointains" (comme on parle des cousins). »
Je me sens très française, avec en même temps le sentiment d’un ailleurs, un souvenir d’exil qui persiste. Mon identité s’est accommodée de cette modularité. En accueillant des étrangers qui viennent de poser le pied en France, j’ai fini par comprendre que je revenais assister d’une certaine façon à un moment inaugural dont je procède, l’arrivée de mes ancêtres en France avec leur maigre bagage, leur langue étrangère, leur incompréhension du système qui les entoure.
Militer pour l’accueil et l’égalité des droits, c’est aussi tenter de sauver ce qu’il reste de la France qui a émancipé les Juifs et leur a accordé la citoyenneté, pour que cette France-là l’emporte sur ses démons xénophobes.
Enfin, la condition de personnes qui n’ont nulle part où aller fait écho de manière très intime à la mémoire juive. La condition d’exilé, souvent indésirable, est au cœur de cette mémoire. Personne ne peut ignorer, mais peut-être les Juifs encore moins que d’autres, ce que peut vouloir signifier de considérer certaines personnes ou catégories de personnes comme surnuméraires. Cela devrait nous secouer profondément, en tant qu’Européens et en tant que Juifs. Malheureusement, lentement mais sûrement, les Européens s’habituent à considérer des gens comme « en trop », et acceptent que nos gouvernants les laissent mourir, par noyade ou à petit feu, les enferment dans des camps, les affament, les maltraitent, les torturent. C’est une forme de fidélité à la mémoire de l’exil et de ses souffrances qui m’amène à être aux côtés de ces personnes que nos États considèrent comme « en trop ».
Publié le 13/05/2020