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Le migrant en tant qu'exilé

Ecrit par Entretien avec Alexis Nouss

Alexis Nouss, vous préférez aborder les phénomènes migratoires en parlant d’exilés plutôt que de migrants. En quoi ce terme et cette perspective sont-ils plus justes et plus appropriés pour penser l’accueil des exilés ?

On parlait autrefois d’immigrés ou d’émigrés. L’usage récent du terme « migrants » concerne la situation absolument dramatique de populations démunies qui fuient la misère, la guerre ou la mort et dont l’accueil est tout aussi déplorable. L’Europe bafoue ses propres traditions d’hospitalité et donne de ces arrivants une image négative, menaçante et inquiétante. Le terme de « migrants » est celui des données statistiques qui oublient que l’on parle d’individus ayant chacun une histoire, une mémoire, une culture. C’est ce qui m’a conduit à préférer l’usage du terme « exilés » car l’exilé est un sujet, avec une identité. De plus, la culture occidentale est familière de la réalité exilique. Qu’on songe par exemple à l’Ulysse d’Homère ou de Joyce, à l’exil de Napoléon à Sainte-Hélène, aux Misérables d’Hugo – qui fut lui-même en exil près d’un quart de sa vie – dont les personnages sont des types d’exilés. Ma stratégie consista donc d’abord à ennoblir le statut du migrant en destin d’exilé pour que nos consciences se connectent avec notre mémoire de l’exil afin d’accueillir le migrant. Je me suis toutefois rendu compte que la condition exilique était, dans la culture française, associée à une certaine élite (aristocratique, révolutionnaire ou romantique) et j’ai finalement préféré maintenir les deux termes (migrant et exilé) en tension dialectique au risque, sinon, de dépolitiser le propos.  Il importe de souligner chez l’exilé une dimension existentielle, une expérience vécue et donc transmissible, tandis que le terme « migrant » laisse entendre qu’une fois intégré l’individu doit faire fi de cette mémoire.

 

Pour poursuivre avec les questions sémantiques, vous critiquez dans votre livre consacré à la condition de l’exilé le terme de « naturalisation ». En quoi vous gêne-t-il ?

Ce terme renvoie à l’idée de nature humaine. Or, la civilisation consiste précisément à sortir de l’état de nature. L’animal est un être de nature, l’homme un être d’histoire. Ce terme est donc surprenant appliqué à des humains. Son usage privilégié en français ne m’étonne pas car les Français, qui ont largement contribué à forger l’idée d’universel, imaginent qu’il n’y a rien de plus normal, de plus naturel et d’universel que d’être français. C’est une position potentiellement dangereuse car elle crée une hiérarchie en haut de laquelle se trouverait la citoyenneté française.

Mon père, qui a toujours conservé un accent, a été naturalisé et je me souviens, enfant, d’avoir déjà été intrigué par ce mot. Naturalisé, mon père allait-il ou devait-il perdre son accent ? Le monde anglo-saxon est beaucoup moins gêné par la préservation d’accents forts chez les locuteurs, ce qui ne préjuge aucunement de leur maîtrise de la langue.

 

Le discours médiatique et le discours politique insistent soit sur l’identité d’arrivée du migrant (question de l’intégration), soit sur son identité de départ (logique multiculturaliste communautariste). Peut-on échapper à cette polarisation ? 

Cette opposition repose sur le principe de territorialité qui fonde la pensée politique européenne des États-nations. La citoyenneté est liée à un territoire donné. Soit on y est intégré, soit on y est comme un « ambassadeur » du territoire d’où l’on vient. Ce système, « westphalien », détermine la façon dont on conçoit encore l’Europe aujourd’hui : un ensemble de territoires dont les contours géographiques définissent les identités. Je crois que le temps demande impérativement de sortir de ce principe de territorialité en faveur d’une politique « hors-sol ». L’identité doit se penser indépendamment du territoire. Si le capitalisme international s’en accommode bien volontiers, pourquoi pas la pensée politique ? L’appartenance peut être multiple, exactement comme on est, à en croire nos passeports, à la fois français et européen. Des juristes ont déjà réfléchi à l’idée d’attribuer aux migrants la citoyenneté européenne indépendamment de l’identité nationale. Pourquoi ne pas imaginer un exilé de Syrie ou un exilé d’Érythrée européens ? Ils seraient même les seuls vrais Européens, tout comme Nietzsche disait des Juifs qu’ils étaient les véritables Européens. La citoyenneté serait, selon cette approche, liée à l’adhésion à certaines valeurs et non une question de territoire. Il y a des précédents, comme lorsque la Commune de Paris fit d’un syndicaliste juif arrivé de Hongrie, Léo Frankel, le délégué au travail et à l’industrie ; idem pour Thomas Paine, citoyen français et député sous la Convention, selon une logique non territoriale mais de partage de valeurs communes.

Bien entendu, il s’agit ici d’un changement total de paradigme, ce qui fait peur. Quand je vois combien on a du mal à changer de mentalité s’agissant des enjeux climatiques, je ne suis pas surpris qu’on résiste à la nécessité de modifier notre conception de la citoyenneté. 

Le récit biblique de l’esclavage des Hébreux conduit Levinas, que vous citez souvent, à dire que « personne n’est chez soi » ? De quelle éthique la condition exilique est-elle porteuse ?

À la différence de la morale qui peut être « appliquée », l’éthique est un mouvement, une pulsion. L’éthique exilique repose sur le fait que je ne suis au monde que si quelqu’un d’autre l’est en même temps. Ou, comme le disait Hannah Arendt, « le monde n’est monde que parce qu’il est humain ». L’étranger qui arrive, qui nous surprend, nous rappelle que l’autre n’est pas un élément stable du décor, qu’il est humain, vivant et donc imprévisible. Derrida disait qu’il n’y a pas d’impolitesse pire que de demander son nom à quelqu’un, c’est-à-dire à réduire son être à une simple information, à une désignation. Ou encore, comme le disait Levinas, « on n’est pas en relation avec autrui quand on connaît la couleur de ses yeux », c’est-à-dire quand on le réduit à un aspect limité de ce qu’il est. Il n’y aurait pas chez ces deux philosophes de véritable pensée politique. Faux car leur pensée de l’éthique est de nature à produire des effets politiques en nous aidant à inventer une démocratie et une société ouvertes, capables de s’adapter à des situations nouvelles comme celle suscitée par l’arrivée des migrants.

Cela exige de repenser notre imaginaire politique. C’est parce que celui-ci a évolué que la monarchie a disparu ou que l’esclavage a été condamné. Et il y a urgence, si l’on tient compte de l’effroyable situation des migrants qui meurent en masse dans la Méditerranée, dans les déserts sahariens mais aussi parfois dans nos villes. Il se répand aujourd’hui une dénégation de la gravité de la situation qui n’est pas sans rappeler celle dont les Juifs furent victimes durant la Shoah.

Je disais que la culture occidentale est pétrie de récits d’exil, comme celui de L’Odyssée, mais cette culture est patrimonialisée et neutralisée par la culture du divertissement et de la consommation. Elle n’est donc plus capable de jouer son rôle de subversion et de rempart contre la barbarie. De ce point de vue-là, une revue comme la vôtre joue un rôle important en luttant contre l’anesthésie des consciences.

 

Plus généralement, la tradition juive vous semble-t-elle poser un regard particulier sur l’exil ? Les Juifs d’aujourd’hui, en France notamment, vous semblent-ils à la hauteur des exigences dont cette tradition est porteuse ?

La culture de l’exil traverse la tradition juive de part en part, elle qui évoque trois grands exils : celui du Jardin d’Éden, celui de l’Égypte (avec toutes les pérégrinations vers Canaan) et celui de la galout, après la destruction du Temple. À cela, on pourrait ajouter l’exil divin dont parlent les kabbalistes (le tsimtsoum : Dieu en exil de lui-même) ou encore, dans le rituel juif, la semaine durant laquelle on est en exil du chabbat (les jours profanes sont appelés ‘hol, « sable », comme si nous étions dans le désert six jours sur sept). Abraham l’exilé incarne la capacité à sortir de soi pour devenir soi (lekh-lekha). Quant à la loi juive, la halakha, elle désigne le cheminement, la marche en avant, et donc une forme d’exil constant. 

Cette tradition a déjà connu une traduction politique dans le sionisme puisque l’idéologie sioniste se positionnait en référence à l’exil. Autre exemple, quand les Juifs américains se sont engagés dans les années 1950 contre le racisme anti-Noirs, ils ont agi au nom de leur propre mémoire de la condition d’étrangers. Or, aujourd’hui, rien de tel ne se produit en France ou ailleurs face au drame des migrants. C’est le mutisme total au sein de la communauté juive. Un silence assourdissant et incompréhensible car la situation est similaire au silence de ceux qui jadis laissèrent passer les trains sans intervenir. Les institutions communautaires et les intellectuels juifs sont muets alors qu’ils devraient être les premiers à protester contre l’indignité et l’insuffisance des mesures d’accueil. Au nom des vivants et au nom des morts. Après-guerre, le droit des réfugiés fut élaboré aussi dans la mémoire de ceux qui ne revinrent pas, ce qu’admet parfaitement le judaïsme qui entretient la mémoire des disparus dans le tissu du vivant. Pour la communauté juive, ne pas s’engager en faveur des migrants est impardonnable. Sans trouver d’explication, j’en reste sidéré. 

Publié le 05/05/2020


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