Pour quitter l’Égypte, il aura fallu trouver une idée directrice, une ligne droite au sein de l’océan de la confusion idolâtre. Pour entrer dans la terre d’Israël, il aura fallu interrompre le cours du fleuve, opposer un arrêt au flux de l’errance nomade, dont le mouvement hypnotise et fascine, mais empêche de trouver un point d’appui pour agir et construire.
À l’autre bout de l’histoire biblique d’Israël, on retrouve des fleuves mais qui ne sont pas traversés, dans un texte essentiel à propos de l’exil : le Psaume 137 qui met en scène les exilés judéens en Babylonie, après la destruction du Premier Temple. Henri Meschonnic faisait remarquer que le début du premier verset ‘al naharot Bavel ne devait pas se traduire « Sur les rives de Babylone » (comme le laisse entendre le titre du tube disco de Boney M « By the Rivers of Babylon ») mais « Sur les fleuves de Babylone »[1]. Dès lors ce verset fait ressortir la tension inhérente à la condition exilique : sur les fleuves de Babylone, là nous étions établis (yashavnu). Que signifie « s’établir sur un fleuve », résider sur la frontière ? Il y va du paradoxe intrinsèque à la condition exilique. Celle-ci suppose d’être ici pour pouvoir se rêver ailleurs. Il faut s’établir en exil – comme y invite le prophète Jérémie (29, 5-7) : Construisez des maisons ; épousez des femmes ; travaillez à la postérité de la ville –, mais garder en mémoire qu’on n’y est pas chez soi : « nous pleurions aussi en nous souvenant de Sion » (v. 1).
Un enseignement talmudique (traité Baba Batra p.60b) rapporte ainsi qu’en réponse à la destruction du Second Temple une mode ascétique s’était répandue au sein du peuple d’Israël. On se privait de vin et de viande, au motif que les sacrifices étaient devenus impossibles. Mais rabbi Yehoshua ben Hanania mit un terme à cette tendance en faisant remarquer qu’en bonne logique il faudrait alors se priver même d’eau, puisque les libations d’eau de la fête de Soukotavaient aussi été suspendues.
« Ne pas prendre le deuil est impossible, disait-il, mais prendre un deuil excessif l’est également.» Ne pas prendre le deuil reviendrait à se condamner à oublier que l’essentiel a été perdu. Un deuil « excessif » est tout aussi impossible car si tout est perdu, encore faut-il pouvoir témoigner de cette perte. Or s’installer dans une logique d’ascèse reviendrait in fine à s’interdire de vivre et paradoxalement à s’interdire d’éprouver véritablement la perte, car celle-ci ne peut s’inscrire qu’au sein même de la vie. Et si la vie ne s’éprouve pleinement que dans la joie, c’est uniquement dans les joies de l’existence qu’une place peut être faite au deuil. De là, pour sortir de l’impasse de la double impossibilité, l’usage bien connu d’inscrire une trace d’incomplétude, d’inachèvement, au cœur de l’intensité de toute joie. Chacun connaît la scène : le jeune marié récitant sous la ‘houpa deux versets de notre Psaume : Si je t’oublie jamais, Jérusalem, que ma droite me refuse son service ! … si je ne place Jérusalem au sommet de ma joie ! (v. 5-6), avant de briser un verre et que tous s’écrient « Mazal Tov ! ».
S’il a fallu calmer les ardeurs ascétiques, il a fallu par ailleurs instituer une manière de porter le deuil. Car si l’on est invité à vivre pleinement en exil, à y mener une existence joyeuse, on serait naturellement enclin à oublier que l’on réside dans une « terre étrangère » (v. 4). La perte n’étant pas manifeste, elle suppose pour être perçue comme telle d’être affirmée et assumée. Cette « construction de l’exil » s’exprime de manière impressionnante dans un midrash[2] sur les versets 2 à 4 du Psaume : Aux saules alentour, nous suspendîmes nos harpes. Car là nos maîtres nous demandaient des hymnes, nos oppresseurs des chants de joie. « Chantez-nous [disaient-ils], un des cantiques de Sion ! » Comment chanterions-nous l’hymne de l’Éternel en terre étrangère[3] ?
Le midrash raconte que l’empereur babylonien Nabuchodonosor avait demandé aux Lévites de chanter pour lui et pour ses idoles les chants qu’ils chantaient au Temple de Jérusalem. Les Lévites se dirent alors « N’est-ce pas assez que nous ayons causé la destruction de Son Temple ? Faut-il aussi désormais jouer pour le plaisir de ce nain et pour ses idoles ? » Puis « ils se levèrent, se dominèrent et mutilèrent leur pouce de leurs propres dents » avant de tendre leurs mains meurtries vers leurs oppresseurs et de leur dire, ou plutôt de leur chanter : « Comment pourrions-nous chanter ? » En réponse, l’empereur aggrava considérablement les conditions de l’exil, massacrant les captifs « par tas entiers ». Pourtant, conclut le midrash, nous étions joyeux, car nous n’avions pas chanté pour un dieu étranger.
Par le geste des Lévites, la condition exilique, avec ses lots de détresse, de souffrance et de mort, devient non plus subie, mais consentie et même assumée. Alors que Nabuchodonosor se complaît dans son opulence, qu’il souhaite faire festin en écoutant les chants du Seigneur qui lui seraient désormais adressés, les Lévites se nourrissent de leur propre mutilation qui tout en les empêchant de chanter devient leur substance et la source de leur chant le plus propre : celui qui consiste à transformer en chant l’impossibilité de chanter, à chanter « Comment pourrions-nous chanter ? ». La logique paradoxale de la « morale des esclaves » que condamnait Nietzsche[4] apparaît ici de manière spectaculaire et déchirante : la faiblesse est érigée devant l’empereur, comme puissance véritable.
Le midrash poursuit sa lecture du Psaume, en faisant valoir le passage de la première personne du pluriel au verset 4 (« comment chanterions-nous ») à la première personne du singulier au verset 5 (« si je t’oublie Jérusalem »). Qui parle dans les versets 5 et 6, se condamnant au silence (« que ma langue se colle à mon palais ») et à l’impuissance (« que ma droite refuse son service ») ? La plupart des commentateurs et des traducteurs pensent qu’il s’agit soit du peuple d’Israël dans son ensemble, soit des Lévites qui s’engagent à ne plus jamais chanter s’ils oublient Jérusalem. Mais le midrashattribue ces paroles à Dieu lui-même.
Il nous indique que le geste d’automutilation des Lévites n’est qu’une sorte de répétition d’une automutilation antérieure de Dieu. Lorsque Israël a été conquis et privé de toute force politique, Dieu a laissé faire, en raison des fautes d’Israël. Il s’est privé de la puissance que représente sa droite (« Il retira en arrière sa droite devant l’ennemi », Lamentations, 2, 3). Lorsque les Lévites répètent ce geste d’assomption de l’impuissance, c’est alors un retour de la droite, de la puissance divine, qui s’annonce sous la forme d’une espérance messianique. En symétrique de la « morale des esclaves », Dieu affirme sa puissance paradoxale en s’imposant l’impuissance. Il l’affirme au moment où son règne se dissocie de toute puissance politique effective et où, malgré cette impuissance, l’alliance est réaffirmée par les hommes. De même que la puissance paradoxale des faibles ne s’affirme que pour autant qu’ils se souviennent de Dieu, de même celle d’un Dieu impuissant ne s’affirme que pour autant qu’il se souvient des captifs.
Le midrash s’achève par cette étrange annonce : « Ayant délivré Mes enfants, J’aurais délié ma droite (ga’alti banay ga’alti yemini) », qui semble reposer sur un paradoxe temporel. Pour délivrer le peuple, il faudrait préalablement que Dieu délie sa droite, en intervenant dans l’histoire ; or ce déliement semble conditionné par la délivrance du peuple. C’est dire que la droite, la puissance de Dieu, n’existe qu’à travers le rêve de délivrance des captifs d’Israël.
Une fois n’est pas coutume, les thèses développées à partir de l’approche historico-critique de la Bible rejoignent ici celle du midrash. L’un de ses représentants actuels les plus reconnus situe précisément dans l’exil le saut qui conduit de la monolâtrie (le culte d’un seul dieu) au monothéisme (l’affirmation qu’il n’y en a pas d’autres) [5]. La souveraineté de son Dieu étant affirmée par Israël malgré sa défaite sur le plan politique contre les Babyloniens introduit une disjonction de la religion et de la politique et même du divin et de la puissance. Et c’est alors que paradoxalement, devenu impuissant, le Dieu peut devenir universel parce qu’il n’est plus lié à une puissance politique particulière. La thèse juive, qui ressort de la lecture midrashique de notre Psaume, soutient que cette universalisation ne s’exprime pas par la dissolution du lien qui attache Dieu et le peuple d’Israël, mais qu’au contraire elle ne se maintient qu’à travers le lien d’un Dieu réduit à l’impuissance avec un peuple réduit à l’impuissance. Dieu peut alors être dit « en exil avec son peuple » – motif qui deviendra central dans la tradition kabbalistique, en particulier dans l’école d’Isaac Louria –, et sa puissance maintenue en réserve dans l’espérance messianique.
Vivre en exil joyeusement est sans doute difficile, que l’on ne puisse vivre en exil que joyeusement a sans doute de quoi irriter. C’est signaler que votre chez-vous n’est pour moi qu’un ailleurs, quel que soit le confort que j’y trouve. En retour, c’est l’évidence même du sentiment d’être « chez soi » qui se trouve remise en cause.
L’autochtone reproche aux « migrants » de venir lui voler sa place. Est-ce parce qu’il le menace d’un « remplacement » ? Ou peut-être plutôt parce qu’il le force à un « dé-placement », en le privant de l’assurance de sa place. Il lui signifie qu’il n’y a de place qu’à condition qu’il y ait des frontières, fluctuantes comme des fleuves, et qu’on les traverse quoi qu’il en coûte, que pour construire un espace il faut une ligne « de fuite ». C’est là ce dont les captifs de Babylone résidant « sur le fleuve » sont le modèle, support mouvant d’un des noms de Dieu : « ha-Maqom », le Lieu.
[1] Henri Meschonnic, Gloires, traduction des Psaumes, éd. Desclée de Brouwer, p. 534.
[2] Tous les midrashim mentionnés ici se trouvent dans le Midrash Tehillim, 137. Pour une traduction française, voir Le Midrash sur les Psaumes (midrash tehilim), trad. Maurice Mergui, éd. OT, 2015, p. 98-113.
[3] Nous suivons globalement la traduction du Rabbinat.
[4] Friedrich Nietzsche, Généalogie de la morale, 1ère dissertation, entre autres §7 : « C’est avec les Juifs que commence l’insurrection des esclaves dans la morale » (éd. Garnier Flammarion, 1996, p. 45).
[5] Thomas Römer, L’Invention de Dieu, Paris, Seuil, 2014, p. 315 et 332 notamment.
Publié le 03/05/2020