Dominique Schnapper, pouvez-vous nous brosser un rapide tableau des relations entre la France et les Juifs depuis 1789, et nous dire si les promesses réciproques ont été tenues ?
En quelques mots c’est difficile, lisez mon dernier livre… En quelques mots, depuis leur émancipation, les Juifs ont été des citoyens non seulement loyaux mais enthousiastes, ils étaient reconnaissants à l’égard de la France, premier pays qui avait accordé la pleine citoyenneté aux Juifs. Dans une période où le patriotisme était généralement fervent, ils participaient activement à toutes les expressions de ce patriotisme. On prie pour la France dans les synagogues. Du côté de la France, les événements ont été plus contrastés. L’État a encouragé l’intégration des Juifs dans la société française et la IIIe République les a protégés au nom de ses principes, les Juifs ont été nombreux à entre au service de l’État. Mais ce dernier était en avance sur la société civile qui était loin d’avoir éliminé les images de haine et de mépris héritées des préjugés ancestraux nourris par la civilisation chrétienne. Aussi, les grandes crises de la République ont toujours été accompagnées de manifestations d’antisémitisme. Il suffit d’évoquer La France juive de Drumont, ce best-seller national, avant l’Affaire Dreyfus. Le destin des Juifs est directement lié à celui de la République elle-même, comme l’ « épisode » vichyste l’a encore démontré.
Le particularisme religieux ou culturel (celui des Juifs par exemple) est-il une faiblesse ou une vertu de la démocratie à la française ?
La République n’a jamais eu pour projet d’éliminer les particularismes religieux ou culturels à condition que les croyances et les pratiques ne soient pas contradictoires avec les valeurs communes – l’égalité de tous les êtres humains et la neutralité religieuse de l’espace public – et les exigences de l’ordre public. Ce sont les particularismes politiques, non les particularismes religieux et culturels, qui sont contradictoires avec l’ordre républicain selon lequel la loi républicaine doit primer la loi religieuse dans l’espace public. Les croyances et les pratiques religieuses relèvent de la sphère privée. C’est certainement une « vertu » de la République française, mais aussi de toutes les démocraties à condition qu’elles restent fidèles à leurs propres valeurs.
Que pensez-vous de l’expression du communautarisme dans l’espace public et y voyez-vous une atteinte à la République ?
Il faut s’entendre sur la signification des mots. Que signifie communautarisme ? Si l’on désigne par ce terme les liens légitimes qui unissent ceux qui partagent une même origine historique, les mêmes convictions religieuses, culturelles et politiques, il faut dire que ces liens qu’on peut appeler communautaires sont non seulement naturels, mais jusqu’à un certain point souhaitables. L’être humain est un être social, il a besoin de se retrouver dans divers milieux sociaux qui tissent sa vie matériellement et psychologiquement. Ces liens qu’on peut appeler « communautaires » ne posent aucun problème à la République, la société n’est pas faite d’individus isolés mais de nombreux « grumeaux ». Le problème commence quand ces liens deviennent exclusifs des autres, quand ils conduisent à refuser d’entrer en relation avec les autres – dans la démocratie tout le monde peut échanger avec tout le monde – et quand le respect des normes particulières, religieuses ou politiques, prime le respect de la loi républicaine. Là, la République est en danger puisqu’elle repose sur la légitimité de la loi républicaine.
Le contexte actuel fragilise-t-il, selon vous, la situation des Juifs en France ?
Dans la mesure où la République est fragilisée, la situation des Juifs l’est également. Les gouvernements de droite ou de gauche proclament leur solidarité lors des manifestations d’antisémitisme, ils essaient de lutter contre les passions tristes, mais leur pouvoir est limité. Les gouvernements démocratiques sont des gouvernements faibles et chaque fois que le contrôle par le politique s’affaiblit, les passions antisémites s’expriment à nouveau. Le mouvement des Gilets jaunes a commencé à propos de décisions gouvernementales portant sur la condition sociale de populations qui se trouvaient marginalisées (pouvoir d’achat, prix de l’essence). Mais quand le mouvement a échappé à tout contrôle, y compris à celui de ses premiers militants, les thèmes et les injures antisémites sont apparues. L’antisémitisme fait partie de la tradition européenne mais, depuis des décennies, ce n’était pas un problème politique – a political issue comme disent les anglophones. Depuis le tournant du nouveau siècle, il est redevenu un problème politique, avec divers courants qui le nourrissent : la tradition d’extrême droite, la gauche de la gauche qui parle d’antisionisme et une partie des musulmans qui ont l’impression d’être des victimes. Les vieux mythes du pouvoir des Juifs, leur rapport à l’argent et leur projet de dominer le monde ont repris une nouvelle jeunesse. C’est aussi inquiétant pour les Juifs que pour la République.
Ce numéro de notre revue s’intéresse aux frontières et aux migrations. Les Juifs, – du fait de leur statut de minorité et de leur rapport historique singulier à l’errance et à l’exil –, ont-ils (ou doivent-ils porter) un regard particulier sur la notion de frontière et sur les crises migratoires contemporaines ?
La culture juive peut enrichir la perception et l’analyse de la notion même de frontières et de migrations. Les juifs célèbrent la sortie d’Égypte. Ils ont souvent les descendants d’une migration dont ils ont transmis la mémoire. Ils ont spontanément de la sympathie pour les exilés, mais ils ne sont pas les seuls. À l’époque contemporaine, devenus des citoyens des sociétés démocratiques, ils ont été attachés comme les autres au pays dans lequel le hasard les avait fait naître. Les Juifs allemands et anglais étaient aussi patriotes que les Juifs français. Ils savent aussi que, si l’ouverture à l’autre est une valeur, l’indistinction n’est pas pour autant souhaitable, que les frontières sont nécessaires à l’élaboration d’une identité collective ouverte et que le rêve d’un monde sans frontières n’est qu’une utopie.
Publié le 26/04/2020