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Le pur, l'impur et le métissage

Ecrit par Entretien avec Catherine Chalier

Catherine Chalier, quelle conception la Bible et ses commentateurs juifs se font-ils du pur et de l’impur ? S’agit-il d’états fixes ?

C’est le livre du Lévitique qui par excellence dans la Bible prête une attention minutieuse à la pureté et à l’impureté. Ces deux notions étaient fondamentales pour les anciens Hébreux et elles n’avaient d’abord ni un sens hygiénique (propreté versus saleté) ni un sens moral (innocence versus culpabilité). Ce sens moral qui, pour les modernes, est associé à ces notions apparaît toutefois dans la deuxième partie du Lévitique et chez les Prophètes. Être en état d’impureté (touma), ou de souillure, c’est en premier lieu se trouver contaminé, altéré ou flétri, par des forces qui insinuent en soi la stupéfaction ou le désespoir face à la mort : le contact avec un cadavre en constitue l’exemple par excellence. (D’où le rituel encore actuel de se laver les mains en sortant d’un cimetière.) La pollution nocturne ou le sang menstruel en sont aussi des exemples, pensés qu’ils sont comme un échec de la transmission de la vie (Lévitique 15). Or, comme pour les Anciens (pas seulement les Hébreux) l’impureté était contagieuse, il fallait éloigner l’impur durant le temps de son impureté, jusqu’à sa purification donc. La fonction des rites trouvait ici sa place essentielle : grâce à eux, l’impureté était levée. Ces rites étaient surtout indispensables pour approcher du Temple de Jérusalem, lieu de l’Alliance entre l’En-Haut et l’En-Bas, pour parler comme les kabbalistes. L’impureté altérait cette Alliance, les prêtres, les cohanim, devaient toujours se trouver en état de pureté (tehora) pour servir dans le Temple. 

Peu à peu, ces deux notions ont revêtu une signification morale et spirituelle et les rites se sont liés à des pratiques de pénitence (téchouva) et de transformation de soi (par la prière et l’étude). 

Que peuvent nous apprendre ces antiques rituels évoqués dans le Lévitique et qui, souvent, déconcertent le lecteur moderne ?

Il me semble que l’essentiel à retenir à propos de l’impureté et de la pureté est le constat fait par les anciens Hébreux de la présence en chacun d’une dualité de forces dont l’une, à des degrés divers, risque de faire pactiser avec la mort. La kabbale distingue ainsi quarante-neuf degrés d’impureté dont on peut sortir – grâce aux rites et aux efforts propres – mais au-delà desquels cela devient impossible car notre âme se trouve alors contaminée. Ce nombre correspond aux quarante-neuf fois où la sortie d’Égypte est mentionnée dans la Tora. Des rites du Temple, il nous reste en particulier les ablutions, avant la prière du matin, avant le repas, le bain rituel, etc. Il ne s’agit pas d’hygiène, mais de purification. L’eau purifie de toute souillure invisible, elle ne lave pas pour rendre propre. Les rites doivent être répétés car notre vie est fragile et à la merci de la souillure. L’impur risque de rendre impur le pur, tandis que la réciproque est problématique, y compris sur le plan moral.

Dans votre livre, vous parlez de l’échec de l’assimilation juive au sein de la société allemande au XIXe et XXesiècles. Y a-t-il des conditions particulières au succès des « hybridations culturelles » ?

On a en effet souvent parlé de la « symbiose judéo-allemande » et, en conséquence, de la stupéfaction des Juifs allemands (en premier lieu) face à l’horreur du nazisme. Mais, comme Gershom Scholem l’a analysé, cette symbiose était unilatérale : pour les Juifs, c’était, dit-il, un processus d’aliénation et « une soumission complète au peuple allemand », aucune réciprocité n’existait entre eux et certains le pressentaient bien. L’encouragement aux baptêmes, aux mariages mixtes et au renoncement à son identité de peuple l’attestait. Les Juifs ressentaient le besoin d’apologie devant le monde non juif, estime aussi Scholem.

Une « hybridation culturelle » n’est pas un simple mélange, il arrive que deux cultures en viennent à se copier et à se transformer l’une l’autre. Le « métissage » qui en résulte n’est toutefois pas toujours bénéfique comme certains le prétendent aujourd’hui. Cela ne signifie pas qu’il faut résister à toute nouveauté pour défendre une identité culturelle censée pure d’apports extérieurs, ce qui est toujours une illusion ; ou au contraire consentir à une contamination par l’impureté d’une altérité qui finira par anéantir cette identité. Une culture peut en effet intégrer de façon créatrice des éléments qui lui viennent d’une autre culture. Cela s’est produit à maintes reprises dans l’histoire, pour les Juifs y compris.

 

Nos sociétés souffrent selon vous de deux attitudes extrêmes : soit la fixation sur une identité supposée pure, soit la glorification de tous les métissages. Vos réflexions sur les catégories bibliques du pur et de l’impur semblent en appeler à une troisième voie, « une autre pureté ». De quoi s’agit-il ?

Quand je parle d’une « autre pureté » c’est pour contrer l’idée que la pureté serait soit liée à une essence ou à une identité définie par des propriétés immuables et pour souligner qu’il existe des mélanges purs. Dans la Bible, on trouve deux exemples concrets de cela : le parfum destiné au Sanctuaire, une composition obtenue par l’art du mélange et qui est « une chose pure et sainte » (Rachi sur Exode 30, 25-35) ; le bouquet des quatre espèces lors de Soukot (Lévitique 23, 40), quatre espèces qui symbolisent différentes façons d’être juif. La pureté n’est donc pas étrangère aux mélanges, elle ne présuppose pas la crispation sur une identité indemne de tout contact avec l’altérité. Au contraire, elle est appelée à un devenir et à une créativité qui la met en contact avec des énergies, des forces et des qualités qui viennent de l’altérité. Les mélanges impurs détruisent la vie, les mélanges purs la font grandir.

L’Unité pure reste cachée, ses dix émanations (Séfirot dit la kabbale) vont par couple (rigueur/amour par exemple) et c’est l’harmonie interne à ces couples qui fait signe vers la pureté. Les mélanges purs sont ceux qui veillent au dynamisme de cette harmonie sur les différents plans où elle se déploie.  

 

Vous écrivez que « penser la pureté au cœur des mélanges est plus exigeant que de l’enfermer dans une essence à l’abri de ceux-ci ». Que voulez-vous dire et quelle éthique de vie cela implique-t-il ?

La pureté dépend d’un effort sans cesse à renouveler pour rester à proximité des forces créatrices, de leur harmonie. La souillure qui provient du désir de se reposer sur une essence close, immuable et définitive, donne un avant-goût de la mort. Mais elle provient aussi des mélanges mortifères. Seuls sont purs les mélanges qui purifient de la fascination par la mort et par ce qui l’amplifie, en soi et autour de soi. La pureté spirituelle, morale ou rituelle ne dépend pas d’une essence propre et définie une fois pour toutes, mais d’un usage de nos forces, elle reste fragile.

Ce numéro de notre revue est consacré aux frontières et aux migrations. Vous semble-t-il que la tradition hébraïque porte sur ces questions un regard singulier ?

 

Je ne sais pas si la tradition hébraïque porte un regard singulier sur les frontières. Dans l’histoire, comme vous le savez, les Juifs ont franchi bien souvent les frontières pour trouver un lieu où ils pourraient vivre sans risquer le pire, et le pire est très souvent arrivé. De ce point de vue-là, les Juifs peuvent garder en mémoire que les frontières fermées à ceux qui fuient l’oppression, le malheur et la mort sont un véritable opprobre. La Bible en parle déjà, à de nombreuses reprises, quand, a contrario, elle enseigne à accueillir/respecter/aimer l’étranger « car vous avez été étrangers en pays d’Égypte » (Deutéronome 10, 19). Il s’agit de ne pas reproduire vis-à-vis de l’étranger ce que l’on a subi soi-même, Jérémie s’offusque de ceux qui le font. Cela signifie-t-il que lesdites frontières doivent être ouvertes partout, sans le moindre discernement ? Je ne pense pas car si un pays s’expose à cela, sous couvert d’hospitalité, il court aussi le risque de l’angélisme et de ses conséquences désastreuses. Certaines frontières protègent aussi ! À l’inverse, une fermeture totale, pour rester entre soi à jamais, ou pour interdire aux « siens » de partir, mettrait en échec ces préceptes qui nous viennent de la Bible. Cela dit, il faut ensuite penser les conditions politiques, juridiques, morales, culturelles et religieuses de l’ouverture des frontières, c’est un impératif dont on ne peut se dispenser sous peine de verser dans l’angélisme ci-dessus évoqué. 

Selon Levinas, devant la faim d’un être humain, face à la détresse effroyable et au désespoir qu’exprime son visage, l’hospitalité se confond avec les gestes concrets qu’une responsabilité irrécusable fait trouver. L’urgence ne permet pas d’autre questionnement. Mais, une fois l’urgence passée, on découvre que ce visage est celui d’une personne concrète reliée à une famille et à une collectivité historique, façonnée par une langue, une culture et des valeurs.  Par souci d’hospitalité et de respect de la dignité des personnes et des groupes accueillis doit-on alors ouvrir toutes grandes les frontières et accorder un droit d’asile à ces cultures et à ces valeurs même quand elles diffèrent profondément de celles qui régissent la société d’accueil ? Ne pas le faire et se contenter de prêter assistance serait humiliant pour ces personnes et ces groupes, mais le faire sans prendre en compte l’histoire, la culture et les valeurs de ceux qui accueillent serait aussi injuste et ne manquerait pas de susciter des réactions négatives, et violentes souvent, de la part de ceux qui s’opposent à une telle négligence, voire à un tel mépris. Maints exemples actuels en Europe et ailleurs dans le monde le montrent à l’envi. 

Publié le 20/04/2020


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