Astrid von Busekist, qu’est-ce qu’un érouv et pourquoi une spécialiste de science politique s’intéresse-t-elle à ce rituel ?
Je me suis intéressée à ce dispositif unique pour réfléchir au sens que peuvent avoir les frontières en général ; le érouv est en quelque sorte un prétexte pour comprendre le sens de la séparation, mais aussi de l’union entre espaces et entre ce qui relève de la religion et ce qui relève du séculier.
Imaginez, il s’agit d’un « mur » mais qui n’est fait que de passages et de portes, pratiquement invisible, qui ne change rien à la perspective urbaine, sans équipements particuliers, gratuit ou presque. C’est un « mur » délinéatif, il ne sert ni à abriter les individus qui se trouvent à l’intérieur, ni à protéger ceux qui sont à l’extérieur, il est très facile de le franchir puisqu’il est transparent. C’est donc un dispositif très différent de ce que nous qualifions généralement de frontière.
L’image est celle de la maison. Les commentateurs nous apprennent qu’une maison n’est théoriquement faite que de portes (un élément horizontal et le linteau).
Mais c’est aussi un « mur » privé érigé sur le territoire public, dans l’espace public, ses règles de construction sont consignées dans les textes religieux, il est construit par les membres d’une communauté religieuse et son importance est liée à l’observance de préceptes religieux, bien que le mur lui-même ne soit pas un objet religieux.
Les délimitations du érouv doivent être continues et s’appuient généralement sur la topographie urbaine ou naturelle (murs, voies ferroviaires, fleuves, poteaux télégraphiques.)
Le érouv est donc un mur (presque) immatériel qui délimite une zone publique et la transforme en espace privé ; il permet de faire un certain nombre de choses autrement interdites le jour du chabbat. Il est interdit de porter des livres, de la nourriture, des clefs, ou pousser des voitures d’enfant et des fauteuils roulants à l’extérieur de la maison le jour de chabbat, toutes sortes d’interdictions qui font partie des « trente-neuf catégories du travail ». Il est aussi interdit de transférer des objets d’un espace privé (la maison ou la synagogue) à un espace public le shabbat. Le érouv étend donc la sphère privée à une zone plus large, et la transforme symboliquement en communauté de maisons, en un « intérieur élargi » en « mélangeant (léarbev) » la voie publique et l’espace du dedans. Il crée ainsi une troisième entité, hybride, nouvelle, où s’applique une nouvelle loi régissant les interdits, sachant que l’espace du érouv, comme l’espace juif en général, est toujours conçu dans sa relation au temps et à la loi : le temps change la loi de l’espace ; la nature de l’espace change la loi ; le jour du chabbat, l’espace n’a pas la même signification, le temps est suspendu. Pour les Juifs, l’espace entouré par le érouv devient privé, pour tous les autres, les non-Juifs, il demeure identique aux autres jours de la semaine : un espace public.
À l’origine, l’interdit chabbatique de porter dans l’espace public vise à séparer ce qui relève du privé et ce qui relève du public pour que la sphère privée soit réinvestie durant ce jour sacré. Le érouv (qui permet en un sens de contourner la règle) ne va-t-il pas à l’encontre de l’esprit de l’interdit biblique ?
C’est la critique que l’on entend et que l’on lit souvent. Le érouv serait une « brèche » dans la loi qui faciliterait la vie du chabbat. Certaines communautés orthodoxes, en Angleterre notamment ne veulent pas de érouv pour cette raison précisément, car elles pensent qu’il enlève une partie importante à l’économie chabbatique ; les familles qui élèvent leurs enfants dans la tradition la plus stricte préfèrent ainsi se soumettre (avec joie) à toutes les interdictions du chabbat, sans en alléger aucune. À l’inverse, aux États-Unis ou au Canada par exemple, même les communautés harédi les plus observantes, ont demandé l’autorisation de construire des érouvin pour permettre notamment aux femmes d’assister à l’office du chabbat (elles peuvent pousser la poussette de leur enfant), de même pour les personnes âgées qui ont besoin d’assistance.
Nous n’aurions pas un livre entier (le traité Érouvin) et d’innombrables commentaires si la pratique était effectivement contraire à la signification du chabbat. Je pense pour ma part que c’est un dispositif analogue, caeteris paribus, à d’autres qui existent dans le rituel. Les commandements et les interdits du Talmud ont en effet créé un système original de coordination. D’une part, ils dessinent les frontières qui préservent une vie d’obédience, d’autre part, ils ordonnent les relations avec l’autre, le non-Juif. Le judaïsme n’est pas une grandeur abstraite : une vie fidèle à la Loi se déroule dans un lieu spécifique, fermé lorsqu’il le faut, ouvert lorsque c’est possible. Dans la vie juive en galout, la vie intérieure d’obédience est toujours déjà saisie par la vie extérieure. Ainsi s’explique l’importance accordée à la relation dedans-dehors. L’intérieur – la vie traditionnelle de la famille et de la communauté, le rituel du chabbat – est tourné vers l’extérieur ; le dehors, la vie des voisins, de la ville, regarde l’intérieur. Au seuil, les deux systèmes se rencontrent, composent, se bousculent, se contredisent aussi. Par cette articulation prévue dès les Écritures, les Juifs s’inscrivent d’emblée dans un rapport multidimensionnel à l’espace. Un bel exemple de cet « être sur le seuil » est celui de la ‘hanoukia, le chandelier doit en effet, selon Rachi, être visible de l’extérieur. La poser à l’extérieur de la maison là où cela est possible, l’exposer aux fenêtres pour « faire connaître le miracle », exprime ce maniement des espaces : bien délimités mais non confinés, ils communiquent et racontent l’histoire de l’intérieur. La vie intérieure possède ses frontières légales, spatiales, temporelles (les « murs du chabbat » sont des murs temporels) et ouvertes, conçues pour être débordées, malgré la tentation, quelquefois très vive, d’en préserver l’opacité.
Ces dispositifs sont très répandus, notamment en Amérique du Nord, mais nécessitent l’accord des autorités municipales. Comment ces dernières accueillent-elles les demandes des autorités rabbiniques ? La cité doit-elle se préoccuper des questions rituelles des minorités religieuses ?
C’est toute la question : comment l’autorité rabbinique peut-elle négocier l’implantation dans l’espace public de ces fils à peine visibles mais très symboliques ? Car l’autre élément d’unicité du érouv est le fait qu’il n’est casher seulement s’il reçoit l’imprimatur des autorités séculières. Le érouv est le seul dispositif dans la loi juive qui ne peut réaliser sa fonction religieuse (l’entre-soi) qu’avec l’approbation exogène et la participation d’étrangers à la religion juive.
Les communautés doivent obtenir l’autorisation par les autorités publiques d’utiliser une portion du domaine public. Celles-ci accordent généralement l’usage de l’espace public par des systèmes de leasing, les communautés payant une somme d’usage symbolique. Le érouv d’Anvers a été confié à la communauté pour 1 franc belge à l’époque.
Or, au-delà de l’immixtion des pouvoirs publics dans les affaires internes à la communauté, comment faire pour donner une portion du territoire à une communauté religieuse ? La plupart des maires de communes sont pris de court, car l’octroi d’un tel espace ne peut avoir de valeur dans le droit positif. La maire d’une petite commune très juive à côté de New York l’exprime ainsi : « Ils m’ont dit qu’ils devaient louer la municipalité de Tenafly pour 1 dollar par an […], même symboliquement cela semblait inapproprié pour le conseil municipal de louer la commune à quiconque. Comment peut-on faire cela ? »
En bref, les représentants des communautés doivent faire une demande en bonne et due forme et expliquer à quoi sert le érouv. Dans la très grande majorité des cas, leurs demandes ont été agréées, que ce soit par les conseils municipaux ou les cours de justice, souvent après d’âpres batailles et des procédures longues. Quelquefois teintées d’antisémitisme, les discussions portaient le plus souvent sur la caractère « visible » des communautés orthodoxes et leur non-participation à la vie des municipalités.
Il ne faut pas oublier cependant que la bataille ne se jouait pas entre Juifs et non-Juifs, les Juifs dits « assimilés » étaient souvent les plus hostiles à l’installation d’un érouv, comparant même quelquefois la fine frontière aux barbelés des camps de concentration ! « Passer sous les ponts (…) entrer dans le ghetto de Barnet serait comme entrer dans un camp de concentration », dit l’un des opposants ; s’appuyant sur une photo extraite du film de Spielberg La Liste de Schindler, un article du Daily Mail britannique assimile les érouvin à une « création volontaire de ghettos ». Le thème revient aussi dans une lettre de lecteurs publiée et commentée dans le New York Times : « Si les poteaux et les fils sont effectivement montés, chaque fois que nous regarderons par la fenêtre de notre chambre ou de notre salon, nous devrons faire face au rappel des poteaux et des fils des camps de concentration. »
Bref, les tribunaux disposent de peu de repères normatifs pour juger de l’acceptabilité d’une pratique religieuse lorsqu’elle n’est pas intrusive, n’est pas en contradiction directe avec le premier amendement (aux États-Unis) et soulève des questions de tolérance inédites, car comment distinguer entre une série de fils presque invisibles et d’autres manifestations intrusives qui altèrent significativement le lien citoyen ? Comment, surtout, exprimer la signification et l’importance d’une pratique très étrangère à la culture locale dans un langage séculier audible, compatible avec la compréhension libérale de la liberté religieuse et de la tolérance ?
Dans certains lieux, le érouv a cependant été accueilli au nom de l’entente interreligieuse, ou même comme un signe d’ouverture à l’expression religieuse ou de l’accommodement des pratiques religieuses. À Sharon (Boston, États-Unis), les pouvoirs communaux n’ont enregistré aucune plainte : « Juifs et non-Juifs vantent l’érouv comme symbole du caractère œcuménique de la ville, qui en plus des sept synagogues compte neuf églises et une mosquée. » Et à Washington, lors de l’inauguration du érouv en 1990 (qui entoure les bâtiments les plus symboliques de l’État fédéral américain), l’ancien président George W. Bush disait ceci : « Maintenant que vous avez construit cet érouv à Washington, le territoire qu’il couvre inclut le Capitole, la Maison-Blanche, la Cour suprême et beaucoup d’autres bâtiments fédéraux. En autorisant les familles juives à passer plus de temps ensemble le jour de chabbat, on les autorise à jouir davantage du chabbat et à promouvoir les valeurs traditionnelles de la famille, et il permettra à la communauté tout entière de Washington de vivre une vie meilleure et plus pleine. Je considère cet ouvrage comme une belle réalisation. »
Dans votre livre, vous rappelez qu’il y a, en gros, deux façons de concevoir la frontière. Soit on la critique au nom du cosmopolitisme ou du libéralisme économique, soit on la justifie au nom du nationalisme. En quoi le érouv permet-il de dépasser ces deux conceptions ?
J’ai lu des centaines de pages de débats juridiques, aux États-Unis, en Angleterre et au Canada essentiellement (curieusement, le érouv de Strasbourg ne pose de problème à personne), et j’en ai conclu que le érouv bute sur notre conception de l’espace. Dans les débats, tout est à propos d’espace : les individus comme les groupes dessinent des frontières partout, et l’espace est considéré comme une équation à somme nulle, ce qui est assez contre-intuitif dans la ville moderne, polyglotte, multiethnique. Pour une raison principale et trois conséquences qui en découlent – et qui répondent à votre question.
La raison principale est que les individus confondent l’espace et le territoire. Tant que l’espace urbain est considéré comme un territoire soumis à une souveraineté unique, il ne peut se concevoir comme partageable. L’implantation d’un érouv est comprise comme un envahissement, une « prise de territoire », l’espace qu’il occupe est lu de manière unilatérale comme une possession. Ses défenseurs doivent ainsi montrer que la ville ne correspond pas à un territoire qu’ils veulent occuper, mais à un espace mixte qui peut recevoir des significations différentes, et faire comprendre que l’usage de l’espace varie avec ceux qui l’empruntent : à chacun sa lecture et son usage. À Outremont au Québec par exemple, où la bataille a été particulièrement rude, on pouvait lire ceci dans la presse : « L’espace public d’Outremont ne peut être à la fois hassidique et non hassidique ; il fallait que ce soit l’un ou l’autre. La requête hassidique indiquait que non seulement ils ne reconnaissaient pas l’infériorité de leur revendication sur l’espace public, mais également qu’ils cherchaient activement à altérer le caractère de la commune. » Cette lecture exclusive de l’espace public peut s’expliquer de trois manières.
La manière dont les individus sont citoyens tout d’abord. Le quartier est une image miniature de l’État. Les juifs anglicisés pensaient par exemple que le érouv n’a pas respecté les règles du jeu. Ils le voyaient comme « non britannique […] à l’image du stéréotype des Juifs arrogants et agressifs ».
Le érouv engage ensuite le contrat social. Comme le territoire est confondu avec l’espace et la souveraineté avec la propriété, un même lieu et un même usage ne peuvent recevoir des significations multiples : une « juridiction » (ici religieuse) imposée sans consentement est d’autant moins concevable qu’elle contrevient à la forme classique du gouvernement politique territorial. Voici ce que dit un opposant britannique : « Ces frontières physiques vont inclure environ 80 000 personnes, et la grande majorité d’entre elles n’a aucun désir de vivre dans un domaine privé juif. »
Le érouv engage enfin la symbolique de la communauté nationale. L’espace national est bien plus que le territoire de la nation : la nation met en scène une solidarité particulière, elle a des charmes symboliques, c’est une « communauté imaginée » ; et donner un sens à l’espace, c’est organiser spatialement des expériences historiques. La communauté nationale est liée par un passé particulier, et son intelligence de la continuité dépend de sa capacité collective à enraciner ses gestes dans un espace spécifique. Le érouv rompt cette solidarité et cette interprétation univoque de l’espace. C’est, selon un opposant canadien, un symbole séparatiste qui conduit à « l’usurpation de la loi civile par la loi religieuse ».
Pour résumer, ce qui « appartient » à l’un, fût-ce symboliquement, est ipso facto enlevé à l’autre. Or cette idée de la matérialité rigide (du territoire) contre le partage souple et polysémique (de l’espace) est étonnante : il semble impossible d’imaginer un espace qui « appartienne » à plusieurs communautés à la fois, ou qui puisse être chargé de significations différentes. Les « cartes cognitives » qui organisent l’espace semblent impossibles à superposer. La relation entre le territoire physique et l’appartenance dessine un sens du lieu qui est unique, non divisible : le érouv marque une nouvelle frontière associée à des fortifications.
Il serait tout à fait erroné de suggérer que le érouv constitue une forme significative d’impérialisme, car, paradoxalement, seul l’impérialisme insiste sur le fait qu’un objet ne peut signifier qu’une chose à la fois, et qu’une frontière doit être respectée par tous. Dans la ville polyglotte et multiculturelle, cosmopolite si vous voulez, les lectures de l’espace ne sont pas nécessairement liées au territoire et à l’organisation urbaine ; l’acte d’interprétation collectif augmente plutôt que diminue le sens du tissu urbain. Le cœur du problème n’est pas qu’on impose une pratique religieuse, mais que l’on renonce à lire la ville comme le site d’interprétations multiples.
Selon vous, le érouv montre qu’il est possible d’envisager une frontière qui unisse et sépare à la fois, qui soit concrète bien que discrète. Quel modèle cela donne-t-il aux démocraties modernes ?
Le érouv, c’est en tous les cas ainsi que je l’interprète, est en toute chose, fait pour unir : c’est une frontière qui noue et qui rassemble des ordres, des temporalités, et des espaces de nature différente ; qui mélange Juifs et non-Juifs, communautés religieuses et autorités publiques. C’est une « frontière-pont » qui enjambe les divisions habituelles.
Le rituel du érouv est bien un rituel commun, quelque chose qui fait communauté, entre Juifs mais aussi, par le truchement de l’espace partagé, entre Juifs et non-Juifs. Il reconnaît la valeur de l’intérêt commun dans une interaction symbolique. Il n’y a pas de érouv sans participation de l’étranger à la communauté. Et, par ce trait, celui-ci prend une importance insoupçonnée. Il a le pouvoir de faire et de défaire des communautés. Il est partie prenante du rituel. Le loyer que j’ai évoqué plus haut engage dans un « paradigme contractuel », il sollicite le consentement des non-Juifs et il représente un seuil que les deux parties, Juifs et non-Juifs, franchissent, les plaçant ainsi du même côté de la frontière.
Ainsi compris, le érouv abolit bien la frontière entre espaces. Il est, paradoxalement, une frontière qui efface la frontière, qui réunit au lieu de séparer, qui relie le privé et le public, les Juifs et les non-Juifs, la maison et la ville, la communauté et la société.
Là réside la beauté du érouv : il reconnaît la différence, mais l’abolit par le partage, il distingue l’extérieur de l’intérieur mais s’offre comme seuil ; il protège les lois du temps mais les assouplit grâce à l’espace.
Lorsqu’il faut protéger radicalement le privé de l’emprise du public ou, inversement, le public de l’emprise du religieux, la démocratie ferme les portes. Lorsqu’il faut, au contraire, garantir la libre expression du religieux que la séparation contraint, elle dresse des ponts et ouvre grand les portes. Et dans les deux cas, c’est toujours la liberté qui prévaut sur la séparation. Le libéralisme n’élève pas de murs à l’intérieur de ses frontières.
Publié le 17/04/2020