Numéro 7 - Retour au sommaire

L'ombre, le seuil et la limite

Ecrit par Entretien avec Antoine Grumbach - Architecte et professeur

Antoine Grumbach, pourquoi vous êtes-vous intéressé à la façon dont le judaïsme envisage l’espace ?

Je viens d’une vieille famille juive alsacienne qui vit en Alsace depuis (la nuit des temps) les Romains. Nous étions des « Israélites français » comme ceux dont Napoléon avait rêvé ! Ma famille, dont beaucoup de membres ont disparu durant la Shoah, est très éloignée de toute pratique ou croyance religieuse. J’ai donc eu un rapport essentiellement intellectuel avec le judaïsme. Et lorsque j’étais à Harvard, qui dispose d’une gigantesque bibliothèque, j’ai découvert que la question de l’espace était traitée dans les sources juives d’une façon très inhabituelle, qui me parlait. J’ai été très marqué, par exemple, par la décision de rabbi Yo’hanan ben Zakaï, après la destruction du Temple de Jérusalem, de privilégier à sa reconstruction et à celle de Jérusalem une stratégie de la dispersion en érigeant des maisons d’étude (on passe du beth hamikdachau beth hamidrash). De même, la lecture du livre de Joseph Rykwert (théoricien et historien de l’architecture) La Maison d’Adam au paradis, a été très importante pour moi. L’auteur y rappelle le rôle important, en architecture, du concept de « maison primitive ». Dans le judaïsme, c’est la soukaqui fait office de maison primitive, sa construction très réglementée devant nous éclairer sur la façon dont le judaïsme conçoit l’espace.

Plus tard, lorsque j’ai rencontré ma femme – qui vient du Venezuela où elle a fréquenté l’école juive et qui est une véritable rabbine ! –, j’ai découvert grâce à elle d’autres aspects, plus vécus et plus spirituels, du judaïsme.

Enfin, j’ai eu la chance il y a une dizaine d’années de rencontrer le rav Gronstein à qui j’ai demandé de m’enseigner le traité Érouvindu Talmud, qui parle de l’organisation de l’espace, des limites, etc., à partir des règles du érouv. C’est l’un des textes les plus difficiles alors il m’a plutôt proposé d’étudier le traité consacré à la souka. Ce que nous avons fait et qui a donné naissance à une petite publication (L’Ombre, le seuil et la limite. Réflexions sur l’espace juif), mais je n’ai pas renoncé à étudier avec lui le traité Érouvin !

Depuis, j’ai animé durant des années des séminaires sur la façon juive de concevoir l’espace et j’ai dirigé des mémoires académiques sur le sujet, accumulant de très nombreuses idées et réflexions. De tout cela ressort le fait que dans la conception juive – et dans la vie ! – les limites existent mais leur tracé évolue, les contraintes (y compris en matière de loi juive) obligent à la créativité car le Talmud enseigne aussi comment les détourner.

 

On présente souvent le judaïsme comme une tradition de « bâtisseurs du temps » n’ayant pas réfléchi la question de l’espace. Qu’en pensez-vous ?

Mais si, le judaïsme a investi et réfléchi la notion d’espace, mais d’une façon très singulière : en s’intéressant au vide et à la lumière ! Le Talmud enseigne que, depuis la destruction du Temple, on ne doit jamais complètement achever la construction d’une maison, en laissant « sans chaux un carré d’une coudée de côté, face à l’entrée ». Cette exigence d’inachèvement est inaudible pour un architecte classique, mais à moi, ça me parle ! On demeure un Juif errant même quand on habite une maison en dur. D’ailleurs, quand on termine un projet, dans mon métier, on parle étonnamment d’achèvement. Alors que c’est là que tout commence, quand la vie s’invite dans un espace qui n’attendait que cela. 

Dès mes premières réflexions sur l’espace juif, j’ai été frappé par le fait que l’on peut réunir un minyan(quorum pour la prière) n’importe où ! Un hangar peut faire office de synagogue. Un jour, une amie (qui était une élève de Manitou) m’a dit : « On va aller à la synagogue ! » Mais l’office se tenait dans la bibliothèque du foyer des étudiants juifs. J’ai alors découvert qu’il n’y a pas, dans le judaïsme, d’espace de référence. Ceci nous enseigne que l’espace ne compte pas, seul compte ce que l’on faitdans cet espace. Dans la loi juive, l’espace ne peut pas devenir impur, seuls les objets le peuvent.  

Une enseignante de Harvard avait demandé à ses étudiants de proposer des projets de synagogue. Tous les projets ressemblaient à des églises et j’en étais furieux. Vous savez que les synagogues sont très différentes d’un pays à l’autre car il n’y a pas de standards (mais une grande influence du milieu qui fait que certaines synagogues ressemblent à des mosquées et d’autres à des cathédrales). Seul le mobilier (notamment l’armoire contenant la Tora) est commun. J’ai d’ailleurs été sollicité pour la rénovation d’une synagogue parisienne et j’ai proposé un projet tenant compte du contexte et de l’histoire du lieu dont le résultat tenait plus de la maison d’étude que de l’édifice religieux. Mon idée a été refusée au profit d’un projet indifférent à la mémoire du lieu. Il en résulte un projet qui a du mal à faire consensus… J’ai énormément d’admiration pour Louis Kahn (1901-1974), un architecte juif américain qui a bâti quelques synagogues magnifiques dans lesquelles il joue de façon remarquable avec la lumière. C’est exactement l’esprit du judaïsme, selon moi : un espace à l’intérieur duquel on fait une place à l’étude et à ce qui vient de l’extérieur. 

 

Vous avez réfléchi à la souka, cette cabane fragile qui commémore l’exode des Hébreux. Où vous mènent vos réflexions ?

Dans la Tora, on ne parle d’architecture qu’à propos du Tabernacle (michkan), ce temple portatif, et de la souka. C’est quand même incroyable qu’il s’agisse dans les deux cas de structures mobiles ou éphémères ! Autrement dit, il n’y a pas d’architecture juive. C’est volontaire car le judaïsme se méfie de tout ce qui est figé et donc susceptible d’idolâtrie. On retrouve là la grande sagesse de rabbi Yo’hanan ben Zakaï, après la destruction du Temple de Jérusalem.

Lasoukanous apprend aussi que ce qui compte, c’est la façon dont on s’adapte à chaque lieu, à chaque situation. C’est pourquoi le Talmud se demande comment construire une souka dans un arbre, sur un bateau, etc. L’architecture contemporaine est assez standardisée et ne tient pas assez compte du contexte unique dans lequel un édifice prend place. La souka et la façon dont le Talmud en parle nous apprennent au contraire à en tenir compte, à s’adapter.

Les rabbins ont beaucoup écrit sur la question de la lumière au sein de la souka. C’est étonnant, on pense l’intérieur en fonction de sa capacité à laisser pénétrer une certaine quantité de lumière pour pouvoir voir les étoiles de nuit. Ni trop ni trop peu, mais il importe que l’extérieur (la lumière) pénètre à l’intérieur. 

Un jour, lorsque je travaillais sur le centre Le Millénaire à Aubervilliers, nous avons eu un problème juridique qui aurait pu retarder de beaucoup le permis de construire. L’un des murs que j’avais dessiné sur les plans posait un problème légal de droit de vue. Nous étions coincés et j’avais peu de temps pour trouver une solution. Alors, je me suis souvenu d’un passage du Talmud, dans ce fameux traité Souka, qui se demande si un toit qui descend jusqu’au sol peut être considéré comme un mur ou si un mur courbe peut être considéré comme un toit... Et j’ai transformé le mur qui était vertical sur les plans en un mur courbe et donc, en fait… un toit. Et le projet est passé !

 

Vos réflexions sur l’espace juif influencent donc votre travail d’architecte ?

Bien entendu ! Je suis un peu à part parmi les architectes car je m’intéresse plus au vide qu’au plein. Le vide tient tout ! Je travaille sur l’espace public (que le droit considère comme inaliénable), j’aime les « choses impures » et le « bricolage » qui tient compte de l’environnement, à l’heure où fleurissent des lieux aseptisés qui se ressemblent tous. Je m’intéresse à ce qui relie, plus qu’à ce qui sépare, d’une autre façon que l’ingénieur et architecte Marc Mimram qui construit des ponts et des passerelles.

En ce moment, je travaille sur un projet concernant…la terre. Oui, c’est surprenant pour un architecte mais j’envisage, sur un cercle de 30 kilomètres de rayon autour de Paris, de réaliser des belvédères originaux utilisant la terre en question pour créer une œuvre de land artmétropolitain. Vous voyez, je reste un architecte juif abordant l’espace d’une façon atypique. 

 

La mézouza et le érouv(clôture permettant de transporter des objets durant le chabbat, ce qui n’est permis que dans un espace privé) régissent le passage entre le domaine public et le domaine privé. Que nous apprennent ces rites ?

Dans beaucoup de civilisations, le franchissement du seuil est ritualisé. Le seuil, c’est la grande réalité de l’architecture. Les arcs de triomphe tout comme les portes de Paris avaient essentiellement une portée symbolique. La mézouza continue à faire du franchissement du seuil (d’une ville, d’une maison, d’une pièce) un événement, mis en rapport avec le projet éthique du judaïsme.

Quant au érouv, frontière presque invisible mais qui permet une extension du domaine privé, il nous apprend deux choses. Premièrement, qu’une frontière n’est pas un mur mais quelque chose de fragile qui repose surtout dans le rapport qu’on a avec ce qu’elle symbolise. Deuxièmement, qu’en matière de règles et de limites (en l’occurrence les lois du chabbat), on peut toujours trouver un moyen de faire bouger les lignes. Àce propos, j’ai travaillé sur le tramway parisien et certains se demandent s’il ne servira pas un jour de érouv, quoique la ville ne soit pas totalement encerclée car il y a, pour des raisons techniques, deux interruptions. 

 

Un mot pour conclure ?

Il n’y a pas d’architecture juive mais une profonde culture de l’espace ! 

Publié le 10/04/2020


Si cet article vous a intéressé partagez le

https://www.leclaireur.org/magazine/article?id=226