L’auteur des lignes que vous venez de commencer de lire porte un nom qui signifie dans la langue bretonne qu’il ne connaît que très peu et de très loin : « pays de la dune ». Dune est un mot très ancien, d’origine repérée néerlandaise. Il est sans doute commun, avec des formes un peu différentes, aux peuples du Nord qui vivent au bord des mers et ont ainsi nommé une forme de zone frontalière entre l’eau et la terre. Qu’est une dune ? Une colline de sable inféodée, dans son organisation et sa morphogénèse, à la sculpture des vents quand elle est terrestre et – bien plus rarement – aux courants océaniques quand elle naît au fond de la mer. La dune, voyageuse, se déplace. On la connaît aussi très bien sous son nom arabe : erg. Le génial Alan Turing en a proposé une modélisation mathématique qui est peut-être satisfaisante. Le philosophe Hegel a, avec le Danois Hamlet, trouvé son habitant. Hegel décrit en effet Hamlet dans la Phénoménologie de l’espritcomme l’ « homme de la dune », qu’il était au fond dans son nom même. Être ou ne pas être… Tournant existentiel de la philosophie idéaliste. Être volant, flottant, voilà en effet le destin des dunes. Frank Herbert en fait le décor et l’éponyme de son gigantesque roman de science-fiction, adapté avec grandeur au cinéma par David Lynch : Dune.
La dune est l’inverse de la frontière. Peut-être même l’instabilise-t-elle. La frontière est radicale, elle limite et ne change pas d’elle-même ; des pactes ou des traités la déterminent, des douanes la surveillent. Elle est, rappelait de temps en temps le philosophe Jacques Derrida, l’opération même des États-nations où l’organisation collective se conjugue nécessairement avec un savoir sur la naissance (nation dans son étymologie) de ses sujets ou citoyens. La frontière – qui peut être aussi un mur – est la gardienne, en somme, d’une certaine pureté, et oblige à une certaine lumière dans la provenance qu’il faut déclarer à un officier. Parfois un habile diplomate l’assouplit, l’ourle de paroles et de poésie, parfois une sorte de vie frontalière s’installe que Kafka baptisa atermoiement. La dune a une tout autre formation. Elle n’a pas plus de forme fixe qu’un nuage ou une caravane. Même maritime, elle vit et palpite avec le désert auquel sa vie et sa reconnaissance sont liées. Un jour ici, un autre là, elle se confond avec le mirage qui, pour un œil qui veut la fixer, la coiffe alors d’une sorte de halo. Il faut voyager avec ses formes variables et indistinctes. La frontière immobilise, sépare, tranche, renvoie in fineà une origine. Rien de tel avec la dune quand soudain par une journée très chaude elle offre accidentellement presque son côté qui n’est pas tourné vers le soleil et propose un refuge passager. Moins que l’ombre de l’arbre qui est un parasol stable – celui par exemple sous lequel se glisse Jonas à la fin de son livre et que vient dévorer assez mystérieusement un ver opiniâtre –, la dune, qui est comme une vague de sable, avec ses formes mouvantes, en écho les unes aux autres, offre aux pèlerins une protection d’un soir ou deux. Réverbération essentielle de la dune. La lune – l’astre d’Israël – si proche dans le son en français, est peut-être une dune dans le ciel.
Les Hébreux naquirent au désert, qui ne connaissait aucune frontière. Est-ce encore le cas aujourd’hui ? Abraham dans son audace[1]ne vit en tout cas pas celles qui existaient peut-être déjà, du moins les frontières d’usage. Et le cinquième livre de la Tora – qui s’ouvre dans le désert,bamidbar – récapitulera la Loi, humidifiée et humanisée, lit-on dans le midrash, par les larmes que versa Moïse à la mort de sa sœur Myriam.
Tout le peuple hébreu se figea quand les explorateurs, au retour de leur mission, rapportèrent que la Terre promise était de factooccupée. Le chapitre XV des Nombres[2] rapporte alors ce qu’on appelle parfois la révolte de Coré (et des Coréens si on peut dire). Le projet par où Moïse s’établit comme « le plus grand fils de son peuple, son législateur, et celui qui lui donna sa religion »[3], semblait s’effondrer : tant d’efforts, cette longue marche de quarante ans, cette Loi si dure, n’avaient-ils pas comme objet ou comme fin ou comme sens l’établissement des anciens esclaves dans une terre où ils seraient libres ? Et voilà que cette terre devrait être apparemment conquise et que d’autres aliénations les attendaient. S’effondra alors, aux yeux de quelques-uns qui suivirent l’aristocrate Coré, le respect dû à l’organisation dont Moïse avait pris la tête. Pas de terre, donc, en toute logique réactive, plus d’organisation hiérarchisée à laquelle obéir. Voilà ce que conclut Coré à la tête de deux cent cinquante séditieux – qui travaillaient aussi sans doute à l’établissement de leur propre pouvoir. La frontière entre la lame du peuple hébreu et la Terre promise semblait imperméable. Certains pensèrent par ricochet que devraient alors s’écrouler les séparations des pouvoirs qu’avait établies Moïse et qui seraient selon eux devenues caduques. Une forme d’anarchie qui perçait pour remplacer la séparation des pouvoirs (inNombres, tout le chapitre XVI). Moïse réagit non par la colère, qui aurait été l’établissement d’une tyrannie circonstancielle. Non. Il se jeta au sol, la face contre terre. Geste inattendu dans ce moment presque romain de l’histoire hébraïque. Que pouvait-il signifier ? Un geste ne signifie pas une seule chose. Mais on peut imaginer qu’il voulut en abolissant la face (comme était tombée celle d’Adam après la dégustation du fruit interdit de la connaissance du bien et du mal) rappeler la faute primordiale que venait de répéter à nouveau Coré. Voulait-il aussi indiquer que l’arrivée dans une terre n’était que la fin secondaire du grand exode, sa fin première étant la subjectivé de l’humain, révélé à lui-même par l’entremise de la Loi donnée au Sinaï. Le projet fait volte-face dans le paradoxe de la face cachée de Moïse. C’est l’éthique qui d’un coup surgit, avec le visage comme vraie frontière. C’est lui la limite indépassable, c’est lui la frontière qu’on ne peut traverser sinon dans le meurtre. Le visage, soit la trace infinie du passage du divin en l’homme[4], est le bouclier absolu qu’il oppose au désir carnassier de l’autre. Le surgissement éthique, dans cette volte-face, est donc devenu la vraie fin sans fin de l’exode, et l’installation dans la terre au loin juste un corrélat (Jérusalem restera la ville éthique, à ne jamais oublier, comme le rappelle le psaume) qu’il faudra différer. Dieu comme à l’opéra ouvrit une fosse qui avala vivants les révoltés de Coré.
Le livre des Nombres, à son chapitre XXXV,poursuit son enquête sur les frontières en observant que c’est aussi à une autre frontière, cette fois-ci sous l’espèce du droit, que les humains sont parfois confrontés : celle du volontaire et de l’involontaire, que le crime révèle. Frontière, séparation entre l’assassin par intention et celui qui l’est par négligence et qui, pour suivre l’exemple biblique, usant d’un marteau, en laisse échapper la tête qui par hasard vient tuer un malchanceux passant. Ce n’est pas une faute de même nature, mais ce sont les mêmes conséquences : la mort et la douleur des proches qui peuvent transformer en goël hadam, en « vengeur de sang ». Un homicide, volontaire ou involontaire, est d’abord un homicide, et il faut protéger le coupable involontaire des légitimes vengeurs. On ne peut suivre, faute de place ici, les méandres de la magnifique lecture talmudiqueque proposa Emmanuel Levinas du folio 10a du traité Makoth[5]qui a pour objet les villes-refuges, institution extraordinaire qui est comme au bord de la Loi ou une de ses pointes. Y trouvent protection ceux qui sont à la fois coupables objectivement et innocents subjectivement, et qui doivent être protégés de la « juste » vengeance car la négligence est une faute dont on peut réclamer justice. Six villes-refuges furent indiquées, la première d’entre elles fut Reuben, du nom du seul frère de Joseph qui eut pitié de lui.
Les frontières des villes-refuges sont d’un autre ordre que les frontières strictement nationales, plus poreuses, ou floues si on peut dire. Emmanuel Levinas hyperbolise son raisonnement jusqu’à se demander alors si l’Occident tout entier, coupable de trop de richesses, ne spolie pas et ne pollue pas toujours – par inadvertance plus ou moins refoulée – les peuples pauvres qui ne sont riches seulement que de leur matière première, richesse brute et sans plus-value possible, réserve d’esclaves aussi.
L’Occident, qui est un quadrillage ou maillage de frontières, n’est-il en somme qu’une seule grande région, une seule ville-refuge, divisée par l’Histoire, mais unifiée par une même disposition au délit de désinvolture dont l’indifférence aux limites des ressources de la planète Terre est aujourd’hui le plus grand révélateur. Qui en seraient alors les vengeurs de sang ?
Cette rapide étude se referme avec un dernier regard sur la dune, sur les dunes devrait-on dire, car chacune est unique et chacune offre, dans le désert, des formes singulières où, sur son côté ombragé on peut se réfugier quand le soleil est trop ardent. Et si on cligne l’autre œil, on y devine dans le sable comme l’esquisse arrondie d’un visage du paysage.
[1]Voir Sur le divan, L’éclaireur, numéro 1.
[2]On pourra se reporter pour d’autres enjeux de cet épisode au livre de Michael Walzer, Dans l’ombre de Dieu, éd. Fayard, 2016. Bamidbar, « au désert », est le titre hébreu du quatrième livre du Pentateuque traduit par Nombres.
[3]Freud définit ainsi Moïse dans l’incipit de L’Homme Moïse et la religion monothéiste, livre formidable, qui fut publié pour les deux premières parties en 1937 dans la revue Imago, et fut retouché par lui, à la fin de ses jours quand il vécut, exilé lui-même, à Londres. De la même façon y avance-t-il sa thèse ultime : de même que Napoléon Bonaparte était d’ascendance italienne, que l’écrivain allemand Chamisso était d’origine française, que le Premier ministre britannique Benjamin Disraeli était un Juif italien, de la même façon Moïse n’était pas hébreu. Du reste, Freud modifia les frontières de son invention en proposant d’abord une première topique, une première géographie de l’inconscient – conscient, inconscient et pré-conscient – qu’il complexifia plus tard dans son élaboration. Il imagina en effet une seconde topique – moi, surmoi et ça – où les régions, les aires, furent davantage mêlées, ou littoralisées, comme dira Lacan en le commentant. Littoral et dune conceptuellement consonnent.
[4]On reconnaît un des concepts majeurs de la philosophie d’Emmanuel Levinas qui mit le visage, inconceptualisable, irrattrapable, au cœur de l’éthique qu’il imagina contre les systèmes idéalistes et totalisants. Curieux que Freud, dans un geste très différent, peu à peu, au fil des cures, décide de se glisser derrière son fameux divan, son instrument de travail.
Le mot divan vient du turc diwan, et originellement nomme par métonymie la forme du gouvernement ottoman, qui siégeait dans des divans. La Turquie est proche de Vienne. Divan, mot étranger, finit sa course pour en français désigner la douane,l’appareil administratif qui contrôle la frontière entre deux pays.
[5]L’au-delà du verset, Éditions de Minuit, 1982, p. 51 et suivantes.
Publié le 01/04/2020