Osons la question : qu’est-ce qui, dans notre rapport au judaïsme, nous interroge, voire pose problème, dès lors qu’on prononce le mot frontière?
Cette question, la société française, travaillée par le communautarisme et les frontières qu'il inflige, tiraillée face aux migrants, la formule avec une insistance grandissante. Elle se décline, assumée par la plume de ses penseurs ou plus souvent comme lapsus, sous différentes formes, dont voici les plus courantes : comment peut-on, se réclamant du cosmopolitisme, défendre l'idée d'une frontière étatique ? Pourquoi, en prônant publiquement l'ouverture, se refermer dans les frontières d'unecommunauté ?
Àl'évidence, les Juifs/juifs(peu importe comment on les définit; à chacun ses allégeances[1]) font ici office de miroir : leur histoire réverbère la tension entre universel et particulier, marque de fabrique de la France postrévolutionnaire. Alors que le préfixe transs'est imposé comme mot d'ordre, vous autresoccupez aujourd'hui une place aussi peu enviable qu'elle fut enviée il n'y a qu'un demi-siècle. Mise en accusation ! Au cours des âges, vous aviez autant souffert du nationalisme, qui créait des frontières et les soulignait, que de l'impérialisme, qui les estompait. Puis, durant le siècle de l'après, du « plus jamais ça », nous apprenions de votre expérience que, pour prévenir les conflits, il fallait annuler jusqu'à l'idée de frontière, qu'à distinguer doctement la frontière et son passage on n'arrivait à rien. Et nous mettions en place un monde nouveau : espace Schengen, village global, finies les frontières. Or, voilà, perfidement, vous avez érigé des barrières. Chez nous, vous êtes toujours une communauté distincte. Là-bas, vous bâtissez un mur, de mots et de béton, entre vous et les autres !
Duplicité ! Peut-on imaginer un plus grave reproche ? De quel droit avez-vous osé nous répéter qu'il fallait abolir les frontières pour vous calfeutrer à présent derrière les vôtres ? De quel droit avez-vous sournoisement maintenu le nouset le vous?
Plutôt que d'ignorer cette interpellation lancinante (parce qu'elle émanerait du regard d'autrui qui enfermerait le sujet dans une identité ou encore parce qu'en reprenant les catégories pauliniennes elle supposerait qu'il y ait clivage entre bons et mauvais Juifs, ceux de l'universel et ceux du particulier), reprenons-la à notre compte.
Quittons les champs, sociologiques, de la représentation pour aller à l'essentiel : ce qui nous constitue, notre discours de nous à nous. Car, après tout, n'y a-t-il pas du vrai dans la tension que cette critique met au jour ?
On aimerait tant se percevoir d’essence cosmopolite, se jouant des frontières comme la pensée peut le faire. On aimerait se dé-finirainsi, non par confort mondain, mais parce que telle serait notre vocation, celle qui précisément permet de faire usage du pluriel en sa première personne. Nous, enfants d'Abraham, l'homme à la tente ouverte aux quatre vents, apprendrions à ceux qui se réclament de Romulus à se défaire d'une violence fondatrice. Limite, ligne de démarcation, pomerium: Rome se fonde dans une frontière de sang. Venant d'assassiner son frère, Romulus se serait écrié : « Il en sera de même pour tous ceux qui oseront franchir mes remparts[2]! » Peut-il exister une terre qui ne soit pas celle d'un groupe, d'un homme ? No man's land: parce que la réponse prend d'emblée des accents militaires, est-on obligé de l'évacuer comme une hypothèse ? Nous, nomades fils de Sem, serions les citoyens d'un monde sans frontières, avec pour seuls bagages notre savoir, nos livres et nos violons, abritant en nos tentes le beau d'où qu'il vienne. Oh, qu'il luit avec splendeur notre titre d'Hébreu. Ivri : ceux du passage, du trans. Nous nous jouons des frontières mortifères et, en contrebande, apportons de-ci de-là l'esprit de fraternité qui les fera disparaître. Àfaire la révolution, autant que ce soit dans l’internationalisme plutôt que dans un seul pays.
Ne sommes-nous pas les disciples du prophète Jonas ? Dans le bateau en butte à la tempête, aux marins qui lui demandaient sa profession, son origine, sa patrie, sa nation, il répondit simplement, pulvérisant leurs catégories : « Je suis un Ivri[3]! »
Enfants de Zamenhof, ne portons-nous pas en nous, comme une ossature, l'utopie du sans-frontières ? « Cosmopolites sans racines ! » hurlait Staline ; « hommes de peu de terre », vociféraient nos détracteurs en Occident. Et nous, nous savions que les vraies racines se passent de terre. Nous passions d'une diaspora à l'autre, enrichis de nos rencontres. Puisque la culture ne connaît pas de frontières, nous l'emportions avec nous pour la faire partager. Intérieur était notre for. Nos tribunaux étaient nos livres et notre juridiction un messianisme délocalisé. Lorsque nous languissions l'Espagne ou la Mitteleuropa, c'était à tout sauf à leurs frontières que nous nous référions.
Et pourtant, à y regarder de plus près, sans opposer artificiellement les livres aux hommes, cette description ne relève-t-elle pas de l'image d'Épinal ?
Nous ne parlons pas ici de contingence : dans un monde encore fait de frontières, il ne saurait subsister de collectivité humaine qui puisse totalement s’en défaire. Àdéfaut d’être poreuse (grand paradigme creux dont notre époque est friande, un peu comme l’ouverture), la frontière y resterait pourtant floue, telle la marge orientale du Judenstaat, telles les limites des différents pouvoirs en cet État, telle la séparation entre celui-ci et ce qu’en d’autres climats on a appelé la religion.
Nous voulons ici évoquer ce qui fondamentalement s'oppose en nous au sans-frontière. En exaltant l’ouverture de la tente d’Abraham, on ne saurait oublier que l’ordre instauré avec lui en ce monde culminera avec une délimitation précise de l’espace, sacralisé et réservé. Kodech ! S’y appliquera l’injonction : « L’étranger qui s’en approchera mourra[4]. » L’étymologie de ivrine doit pas nous occulter celle de la avera, la transgression, redoutable passage de/à traversqui structure la conduite du Juif.
Imaginer un monde sans frontière, ce serait non seulement s'interdire la possibilité d’un ailleurs, mais surtout empêcher l’éclosion de toute éthique. Car c’est bien cela la halakha : une délimitation, permanente et méticuleuse, du licite et de l’illicite. Barrière morale, frontière entre le bien et le mal qu’il s’agit de fixer aussi précisément que possible. Dans ses catégories (casher/passoul, moutar/assour,‘hayav/patour), la démarche halakhique place la frontière au cœur du judaïsme[5]. La frontière sera partout, dans la relation de l’homme à son Créateur, à son prochain, à lui-même. Dans sa cuisine et dans sa chambre à coucher, chez lui et au-dehors. Le droit juif sépare, dissèque. Il abhorre le flou. Et l’indifférenciation pour le Talmud n’est pas une vocation mais un cas à régler. L’apologie de la porosité est peut-être vendeuse ; elle ne correspond pas à ce que la halakharecherche : fixer la réalité fluctuante dans des catégories qui ne le sont pas forcément moins mais qui obéissent au principe de la limite. La frontière, par laquelle nous appréhendons le monde, nous dictera donc notre action sur celui-ci. Le doute lui-même va être ramené à des contours normatifs[6]. Dispenser la connaissance, c’est séparer [7]! Nulle épistémê sans catégorisation. Pour que l'homme puisse faire quelque chose du réel, il doit commencer par le nommer[8]. Puis il y aura séparation au sein même de l'humain, frontière posée entre le masculin et le féminin[9]. Dans frontière, s'entend[10]être tourné vers. To be in front! S'il n'y a frontière, impossible d'aller vers autrui, car sans elle il n'existerait tout simplement pas, annexé qu'il me serait. Chez l'humain, connaître suppose donc une séparation a priori. Que l'on se réfère à la théorie maïmonidienne de la connaissance ou aux topiques de Freud, on aboutit inéluctablement au même constat : pas de frontière, pas d'action de l'homme sur ce qui demeurerait un magma insignifiant. L'œuvre des rabbins consisterait-elle alors, dans une casuistique acérée, à atomiser le réel ? Poussée vers le Kodech : séparation, délimitation ; voici le moule que le judaïsme lui applique, au réel, dans un essentialisme qui a de quoi faire frémir les générations du postet du trans. Les Juifs ne sont pas des Grecs. Le cohendiffère de celui qui ne l'est pas. Frontières entre les hommes, maillage serré. Oui, ainsi pourrait-on décrire la démarche talmudique : incessamment limiter et délimiter. Paradoxalement, ce seraient là les seules activités sans limite. Or voilà qu'en Bava Batra, p.23b, rabbi Yirmeya pousse le pharisianisme en ses derniers retranchements. Limite à la limitation, frontière imposée à l'idée de frontière !
La Michna nous y livre un enseignement sur l'oisillon qu'on aurait trouvé à une certaine distance d'un nichoir. Àmoins de cinquante coudées, il appartient au propriétaire du nichoir ; à plus de cinquante coudées, à celui qui l'a trouvé. Rabbi Yirmeya pose une question d'apparence similaire à tant de celles qui prolifèrent dans le corpus talmudique au point d'en former, à première vue du moins, la quintessence : qu'advient-il si notre oisillon se retrouve une patte à l'intérieur dudit périmètre de cinquante coudées et la seconde en dehors ? Des frontières, réelles, virtuelles ou symboliques, en veux-tu en voilà ! Or ici, surprise, au lieu d'entamer une discussion argumentée sur ce cas-limite, on rejette rabbi Yirmeya en-dehors de la Maison d'Étude. Sans autre forme de procès. Qu'est-ce qui a donc pu valoir à rabbi Yirmeya l'ire de ses collègues et sa mise à la porte ? Passant du propre au figuré, reformulons notre interrogation : pourquoi cette question-ci, à cheval sur la frontière, est-elle évincée du dicible talmudique ? Variées sont les réponses des Richonim, souvent plus sophistiquées mais non moins convaincantes celles des A'haronim[11]. Mentionnons-en une qui sert notre propos : en poussant ad absurdumla casuistique rabbinique, rabbi Yirmeya s'attaque à ce qui la sous-tend, l'idée de limite[12]. De la sorte, il s'exclut de fait de la Maison d'Étude. Libre à lui de parcourir le vaste monde (avec le regard de l'ornithologue poète ou du cynique géomètre s'il l'entend), mais qu'alors il ne mette pied dans le lieu où se disent les catégories. Ne nous inquiétons pas trop pour lui : il sera finalement ramené à l'intérieur (Bava Batra,p.165b). Mais, pour nous, il aura eu le mérite, à l'instar de son oisillon de l'entre-deux, de nous faire miroiter un monde qui ne se résume pas à ses frontières. De nous affirmer haut et fort que, même découpé par la halakha, l'étant recèle une essence première qui le rend fondamentalement insécable. Rabbi Yirmeya, le disciple de rabbi Ze'ira, sensible comme son maître à la dimension d'Erets Israël, monté comme lui de Babylone, s'insurgerait ici contre le formalisme rabbinique qui, dans ses arguties, pourrait perdre l'Être de vue. « Tu m'as relégué, comme les morts, dans les ténèbres[13] » : c'est là, s'exclame subversivement rabbi Yirmeya, le Talmud de Babylone (Sanhedrinp.24a) !
Là où l'on pourrait justement attendre de la frontière qu'elle scinde, elle se sublime en invitation à dépasser le simple passage[14]. La dimension du Kodech des Kodechse déploie quand « les enfants réintègrent leurs frontières[15] ».Kodech : séparation, division ; Kodech des Kodech: dépassement de la dialectique elle-même. No man's landau sens où un seul homme, qui les représente tous[16], y pénètre une fois l'an afin d'obtenir la paix pour et entre tous, l'harmonie pour une humanité rédimée qui se passe des méchantes barrières. Alors seulement s'entend un appel autrement plus puissant que celui du trans: méta ! Sachons écouter l'écho de l'Unité profonde, ontologique que nous expose le Ba'al Hatanya[17]. « Que ton âme ne se laisse engloutir par les noms, les locutions et les lettres. Elles te sont confiées ; tu ne leur es pas livré. Monte et monte encore[18] ! » Tora de l'intériorité, intériorité de la Tora ; Tora d'Erets Israël !
Alors, oui, évidement, cette intuition première qui nous faisait trembler, en tant que Juifs à qui l'on parle de frontières, est preuve de salubrité d'esprit et de cœur. Elle n'est pas la fille malheureuse du diasporisme mais celle, légitime, du souffle prophétique, qui fait résonner en nous l'appel abrahamique et donne à notre condition d’Ivrises lettres de noblesse.
[1]Deux phrases qui, parmi tant d’autres, mettent en évidence la volonté commune de faire tomber les frontières afin de voir émerger la figure de l’israélite français, en ces années 1788-1789 où, conformément au vœu de Clermont-Tonnerre, on a cru faire tomber la majuscule :
« Moïse, à la vérité, avait donné à son peuple une loi qui l’isolait […] » (Abbé Grégoire, Essai sur la régénération physique, morale et politique des Juifs, chapitre 15).
« Quel baume vivifiant sera pour les Juifs une législation douce qui lèvera cette barrière, qui effacera cette ligne de démarcation qui les sépare des Citoyens ?» (Isaac Ber-Bing, Mémoire particulier pour la communauté des juifs établis à Metz, séance de l’Assemblée nationale du 14 octobre 1789).
[2]Caïn, lui, après avoir tué le sien, était devenu errant, sans frontières. Signe contre signe : après le meurtre, chez celui que nourrit la louve et celui de la mère de tout vivant, il y aurafrontet frons. Face au sang, faire front, soit par la fuite, soit par l'appel à la récidive. Est-ce de soi ou des autres que le signe-frontière protège ?
[3]Jonas 1, 9.
[4]Nombres 18,7.
[5]On remarquera que, même dans les langues indo-européennes, marcherpeut se rapprocher de la marge, la marque, la délimitation. Les gloses de Rachi (sur Genèse 49, 13, Rois II, 3, 21, Ezéchiel 25, 16) nous en donnent une idée, de même que celle de rabbénou Yonathan de Lunel commentant rabbi Its'hak Alfassi sur 'Erouvin, p.45a (qui recoupe la définition de Rachi en Sanhedrinp.2aouYebamot, p.48b).
[6]S'il ne fallait citer que deux ouvrages, mentionnons le Chév Chma’tatadu rav Aryeh Leib HaCohen Heller et le Kountrass Hasfékotde son frère aîné, le rav Yehouda.
[7]Bérakhot5,2.
[8]Genèse 2, 20.
[9]Genèse 2, 21-23.
[10]Aussi chez Zamenhof (quitte à exhumer l'inventeur de l'espéranto, autant lui rendre hommage) : fronti ! Àquoi bon chasser l'hébraïsme? Il revient au galop, transformant le très militaire fronten invitation à se tourner vers, kenegdo.
[11]Commentateurs et décisionnaires sont eux-mêmes assez clairement départagés dans la vision du déroulement de l'histoire qu'on pourrait attribuer à la pensée halakhique. Or, la halakhadépasse justement l'idée figeante d'historicité en permettant, dans et par ces frontières, aux générations de se référer, voire de participer activement, à la Révélation. Dissipons ici un malentendu: historiciser la halakha comme ont cherché à le faire les modernes c'est à coup sûr parler de tout sauf d'elle.
[12]Voir rav Yossef Cohen Zedek, Sefer HaThora véhaMitsva, Londres, 1884, « Elé poskeikha Israël », chapitre 11. Ladite opinion est fermement rejetée par le rav Aharon Maguid, Beth Aharon, New York, 1975, page 684 et suivantes.
[13]Eikha3, 6. Nous avons préféré ne pas tenter de traduire 'olam: morts à jamais/du toujours/occultés/du monde ? La résistance de la langue du Kodechà tout effort de traduction n'est-elle pas la marque de sa visée première, ultime et totalisante : se confronter à l'Un au sein même d'un système qui génère de la différence, a-fronterla différence ?
[14]Zeva’himp.54b.
[15]Jérémie 31, 16.
[16]Thème développé maintes fois par Manitou.
[17]Cha'ar Hayi’houd véhaémouna.
[18]Rav Its’hak Hacohen Kook, Orot Hakodech, 1, 64 ; voir aussi 76 et 82.
Publié le 22/03/2020