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Quel âge as-tu (vraiment) ?

Ecrit par Sonia Sarah Lipsyc - Dramaturge et fondatrice de Ora-Connaissance du judaïsme (Montréal)

Je ne dis jamais mon âge.  Depuis que j’ai 25 ans ça fait… 95 ans. Alors faites le calcul ! J’ai toujours trouvé indécent de divulguer ce moment de la sortie de l’utérus de nos mères. N’est-ce pas intime ? Et de le considérer quasiment comme notre âge exclusif !  Un comble. Carenfin, de quel âge parle-t-on ? De celui de notre incarnation sur terre puisquil faut bien la dater ? D’accord. Et je conçois que ce soit une fête car cette âme-là dans ce corps-là, à ce moment-là de l’univers : c’est unique.  J’insiste. Cependant, le judaïsme énonce l’immortalité de l’âme dont l’épisode terrien ne serait qu’une séquence. Il y a un avant, un pendant, un après et même un après de l’après. Je reprends ? Un avant ? La conception. La naissance. Un pendant ? La vie. La mort. Un après ? Le jugement de l’âme et la place à laquelle elle aura droit dans l’au-delà. Un après de l’après ? La réincarnation, peut-être. Lère messianique. Le Jugement dernier (ay). La résurrection et tutti quanti. Alors musardons un peu dans ces méandres en usant d’un savoir ésotérique qui se trouve pourtant déjà, aussi bien dans le Talmud, le Midrash qu’au sein de textes kabbalistiques, brouillant ainsi les frontières entre ce que l’on nomme le savoir révélé (niguelè), a priori rationnel, et le savoir caché (nistar), a priori mystérieux. 

Bien sûr, il ne sera question ici que d’une promenade de la part d’une amatrice, le seul titre auquel je puisse prétendre en la matière et dans tous les sens du terme. Celle qui trouve goût à ces investigations qu’elle n’a cependant que le sentiment d’effleurer. 

Où séjourne l’âme avant l’incarnation ? Au Pargod, selon Barténoura, le commentateur italien du XVIe siècle (pas le vin casher Muscato du même nom. Excellent, ce blanc sucré avec des bulles ! Non ?). Il ne donne pas plus de détails sur ce lieu. Mais, manifestement, l’âme s’y sent bien, batifole (je l’ajoute) et surtout rechigne à prendre le chemin de la terre. «C’est malgré toi que tu as été formé, malgré toi que tu es né, malgré toi que tu vis, malgré toi que tu meurs, malgré toi que tu auras à comparaître et à rendre des comptes devant le Roi des rois, le Saint béni soit-Il. » Le ton est donné ! Parole de Rabbi Eliezer Hakapar dans les Maximes des Pères.

Choisit-elle son corps ? Son sexe ? Sa famille ? Son époque ? Ou devra-t-elle se contenter d’un existentialisme à la Jean-Paul Sartre tel que nous le connaissons depuis les annales de philo du bac ? Je n’ai pas choisi ma famille (je les déteste, je les adore)mais je fais avec.  Ce qui compte, tu vois, c’est quel rapport j’établis avec cet héritage-là, que je sois née Goldstein ou Benlolo ! Et encore, si je m’appelais ainsi, je m’estimerais heureuse de n’avoir que des consonnes sortables – exit les J, les W, et surtout les Z et les Y (bien que j’aie une affection particulière pour cette dernière…).

Y a-t-il parfois des erreurs d’aiguillage ? Genre ? Genre ! Je voulais être une femme et me voici dans un corps d’homme ou l’inverse.   Tu veux dire hermaphrodite, androgyne, toumtoum en hébreu, c'est-à-dire quelqu’un dont le sexe est caché ? – Non je veux dire transgenre. Tu sais la 4e lettre dans LGBTQ2S à côté duquel le E=mc2 d’Einstein paraît bien timide ! – Quoi le Talmud en parle ?! – Il devrait, non, y a-t-il un sujet qui lui soit étranger ?! En tout cas, la tradition kabbalistique, oui. Je cite : « Qu’une personne soit une femme par le corps et un homme par l’âme, cela était une donnée acceptée et allant de soi qui permettait d’expliquer bien des situations complexes ou des anomalies autrement mystérieuses »,rappelle un expert en kabbale, le regretté Charles Mopsik. - Tu veux dire que l’erreur est… - Divine ou même angélique puisque le cheminement vers l’incarnation serait le job de certains serviteurs du Tout-Puissant. – Yaala même chez nous ?!!! – Et dans tous les milieux… Je te prie de le croire. À l’exemple de ce rabbin hassidique devenu femme ; j’ai eu le plaisir de la recevoir à l’un de mes cours à l’Université de Montréal. Mais « rassure-toi », le minyan est sauf ! Né homme mais devenu femme, tu continues à compter dans le minyannée femme devenue homme Nada. Vaut mieux être un golem car au moins à son sujet les sages s’étaient posé la question de savoir s’il pouvait faire partie du quorum des dix hommes !  

 

Genre ? Genre se tromper d’époque. Va savoir pourquoi, ton zivoug, ton âme sœur, bien comme il faut, traîne dans un autre siècle, pire avec quelqu’un d’autre et te voilà errant.e dans celui-ci… J’avais évoqué ce cas de figure avec mon maître le rabbin Askénazi, dit Manitou, et il ne me semblait pas étonné par la question. Il m’avait même mentionné la source dans le Talmud de ce cas de figure plutôt fâcheux car, à partir de là, tu dois te contenter du zivoug cheni, de moins bonne qualité mais on peut être heureux quand même !  J’ai oublié la page mais je me souviens du traité qu’il m’avait cité. C’était…

 

Les lieux ? L’âme pointe-t-elle, l’air de rien, une destination ou suggère-t-elle trois de ses préférences ? Mais on sait que, dans ce type d’exercice, rien n’est garanti… Autrement dit, je voulais manger des kneidelech flottants sur une soupe au poulet dans un shtetl ou déguster des boulettes de kefta au milieu du mellah – tranquille – et je me retrouve dans un fast-food à Hongkong en train d’aspirer des nouilles caoutchouteuses.  Ou … je rêvais comme Kafka de naître dans une famille hassidique, c’est ce qu’il écrit, mais pour ma part sans Pediculus humanus capitis. « Si l’on m’avait alors offert la possibilité d’être ce que je voulais, j’aurais choisi d’être un petit Juif de l’Est insouciant (…) tandis que (…) sa sœur discute avec d’autres fillettes en grattant (ses poux) dans ses beaux cheveux. » Et si j’avais été sa sœur aujourd’hui à Bné Brak, dans cette banlieue orthodoxe (très) de Tel-Aviv, aurais-je pu faire du vélo ? Je ne crois pas. Pas assez tsniyout Pudique. Fake news ? Vérifie. La trottinette électrique, peut-être. 

 

On est maintenant fœtus, et tout baigne… dans le liquide amniotique.  De surcroît, selon le Midrash, toujours prompt à nous filer de sacrés tuyaux pour comprendre l’existence… On sait tout, on voit tout de notre vie et au-delà. Tout… et au moment de naître… La pichenette de l’ange dont la trace est encore visible dans cette petite rigole entre les lèvres et le nez s’abat sur nous.  Et on oublie. Tout. La galère commence. Il faut réapprendre et retenir ce qui nous semblait alors couler de source. « Être ou ne pas être », les équations, Marignan (ça c’est facile), bonjour, s’il vous plaît, merci, aleph, beth, se souvenir de tous ses mots de passe, ne pas se faire pirater… twitter, facebooker, linkediniser, whatsapper, netflixer et le pire, faire un tableau Excel ou sauvegarder un pdf dûment rempli en ligne sans perdre toutes les données ! Je cite pêle-mêle. Oui, il faut tout recommencer. À peine né et déjà Alzheimer. Mais c’est la vie ! 

 

Enfin, nous voilà sur terre.  

Pour la première fois ? Ah non pas pour tout le monde… Ne dit-on pas de certain.es, dans le langage courant, que ce sont de vieilles âmes… dès leur plus jeune âge ?  « Je suis une enfant et j’ai 2000 ans », écrivait Else Lasker-Schüler, poétesse juive allemande que je chéris. Quel âge ont-elles alors, ces âmes insubmersibles et qui se recyclent ? 120 ans ou 3000 ans ? Personne ne le sait. Bien que… je suis sûre qu’il existe une histoire hassidique qui nous prouverait le contraire. Je la cherche dans les récits de Martin Buber, l’un de mes livres de chevet mais je ne la trouve pas. Le Rabbi de… Allez, je me lance. Le Rabbi de Skier... Quoi il n’existe pas ?! Je l’invente comme un lointain cousin de ceux qui, fictifs mais ô combien authentiques, peuplent les pages du poète Edmond Jabès. Le Rabbi de Skierniewice avait l’habitude de se pencher et de prêter attention aux timbres de voix car il y décelait les échos des vies antérieures. C’est ainsi que, courbé, il voyageait dans le temps. 

 

Pourquoi se réincarne-t-on ? Pour réajuster le tir, pallier ses égarements. Réparer. Tenter. Pour s’élever à un degré spirituel encore plus haut. Parfois pour aider un autre à le faire. Le grand saut pour un petit coup de pouce. Combien de fois on prend le ticket ? Autant de fois que nécessaire ? Deux ou trois fois semble laisser croire Job. Pas du tout, rétorque le Zohar, «Aussi longtemps qu’une personne ne parvient pas à atteindre ses objectifs dans ce monde, le SaintBéni soit-Il la déracine et la replante autant de fois qu’il faut ». Hommes ? Femmes ? Autant se dire que l’on ne cesse de se croiser sous des visages et des siècles différents.

 

Sur terre, il y a du taf. Des tas d’obligations. Surtout pour les garçons. Ildoivenétudier la Tora. Pour les filles ? Elles, elles se la coulent douce et peuvent rester analphabètes ! Premièrediscrimination. Pour les garçons s’entend. De surcroît, c’est l’homme qui doit travailler et subvenir aux besoins de la famille. Il doit nourrir son épouse, la vêtir et l’honorer au sens biblique du terme. C’est écrit noir sur blanc sur la ketouba, l’acte de mariage. Deuxièmediscrimination. Je ne comprends pas cependant pourquoi je vois tellement de femmes travailler en plus d’élever les enfants, faire la cuisine, le ménage… Et ce que je comprends encore moins c’est pourquoi la femme doit payer pour avoir son guet, son acte de divorce.  Alors que c’est l’homme qui doit le lui donner – c’est même une mitsva, un commandement !  Ainsi, ce serait à lui de lui verser des indemnités en cas de séparation. C’est encore écrit dans la ketouba ! Au lieu de quoi, c’est elle qui, trop souvent, achète rubis sur l’ongle sa liberté ! Il doit y avoir une erreur d’interprétation. Vous ne croyez pas ? Depuis quand on se fait payer pour accomplir une mitsva ? J’sais pas moi, je mange casher – on ne me paie pas – c’est plutôt moi qui paie… Toitu reçois combien pour mettre tes « tefs », tes phylactères ? » Ah rien mais tu as une prime dans ce monde-ci et dans l’autre. Non ?  Et toi, pour embrasser la mezouza – ah tu ne réclames rien non plus. C’est généreux. Je comprends, sinon tu te ferais un max de thunes, vu le nombre de fois que l’on passe sous le chambranle d’une porte. Ah tiens, d’ailleurs, tu ne connaitrais pas l’argus des mitsvot ? Oh, je me renseigne c’est tout. Faut pas le prendre mal (…).

 

Dans le parcours terrestre, on essaie de s’en sortir comme on peut. Un slalom entre les pays et les époques dont nous sommes contemporains ou que nous héritons. Éviter un pogrom de Kichinev par-ci ou se retrouver par-là comme couturière dans un atelier de misère, un sweatshop dans le Lower East Side à New York en train de suer 70 heures par semaine pour un salaire de m…e en esquivant les mains baladeuses des contremaîtres. La première grève des femmes eut lieu en 1909. Est-ce que son petit-fils trader s’en souvient encore ?  Quitter les pays arabes après des centaines, voire des milliers d’années de présence avant même la conquête des guerriers de Mahomet et s’entendre dire avec agressivité en France : « Pourquoi tu chantes quand tu parles ?! » Parce que nous les « sefs » (je triche, je le suis à moitié mais quand même) nous avons le verbe haut et nous faisons la fête aux mots ! Petite fille, je n’avais su quoi répondre à ce garçon blond, sûr de lui et dominateur, qui, dans cette cour d’immeuble à Strasbourg, se moquait de mon accent… Depuis, je me suis rattrapée dans l’art de la réplique. Je crache par terre, on sait jamais, par superstition. 

Mais que l’on soit juif de Kippour, ou même contre la circoncision ou l’abattage rituel, à moins que l’on se mette un journal sur sa tête et ses papillotes pour ne pas voir une petite fille innocemment assise à côté de soi dans l’autobus… Il faut éviter les maux de l’âge surtout depuis que le premier patriarche Abraham a eu la géniale idée de demander à Dieu que la vieillesse s’instaure dans ce monde. Tout ça pour qu’on ne le confonde pas avec Isaac, son fils. Il n’aurait pas pu se grimer, imaginer une barbe grise ou turquoise. Que sais-je ? Et Jacob son petit-fils ? De souhaiter être malade pour avoir le temps de faire ses adieux à ses enfants et de ne point risquer de quitter ce monde, à l’improviste, d’un éternuement comme on nous raconte que c’était alors le cas ?! Atchoum ! « On est pogné » avec ça maintenant, comme on dit au Québec où je vis ! Je sous-titre ? 

 

« Mort on ne peut plus te louer », c’est peu ou prou ce que balance David à l’Éternel. Autrement dit, plus de ce monde, on ne peut plus rouler, ni pour Toi, ni pour nous autres.  Vraiment ? Je me demande si ce n’était pas un argument rhétorique de la part du pâtre devenu Roi qui tenait absolument à continuer à vivre. Qui l’en blâmerait ? Si on peut gratter une année par-ci et une année par-là et si possible en bonne santé… Mais qui nous dit que de là-haut, celles et ceux qui ne sont plus n’œuvrent pas pour nous et nous ici-bas pour elles et pour eux ? Comment ? En disant le kaddich, en faisant un cours en leur nom pour l’élévation de leur âme, en… (je vous laisse compléter). Et elles ou eux ? C’est quoi leur piston ? Une bienveillance. J’imagine. Les liens se poursuivent au travers des âges. Même pour ceux qui n’en ont plus.

Et l’immortalité dans tout ça ? Longtemps j’ai cru que ça voulait dire de vivre tout le temps. Erreur. Être immortel c’est vivre et ne pas mourir mais ce qui ne veut pas dire de continuer à vivre. Vous avez suivi ? Non ? J’explique. Car nous avons quelques cas dans la tradition juive. Sera’h, par exemple, la fille d’Acher, petite-fille de Jacob  que personne ne connaît et qui pourtant mériterait de l’être – a vécu des centaines d’années. Ce qui est déjà pas mal, vous en conviendrez bien qu’en la matière il y a de la concurrence. Mathusalem par exemple ou Enoch pour n’en citer que quelques-uns. Mais enfin c’était une autre époque. Sera’h donc, au bout de ces années pour ne pas dire des siècles, passe dans une autre dimension que la vie mais sans passer par la case MORT. Être immortel ce serait arriver quand même dans le monde de l’au-delà, par d’autres circuits et y rester. Enfin, si j’ai bien compris…

Sauf pour le prophète Elie qui se pointe à chaque circoncision quand il ne tape pas la causette avec le Messie aux portes de Rome. Celui-ci nous attend. Nous aussi d’ailleurs. Chercher l’erreur…

 

Mais en attendant… Eh bien qu’il (ou elle, c’est vrai, pourquoi le Messie ne serait pas une femme ?!) puisse venir à n’importe quel moment et que « même s’il tarde, je l’attendrai »,comme le chanterait Maimonide ou ses fans (dont je fais partie) : qu’est-ce qui nous attend ?La mort. Entre-temps, la vie. Désolée de vous le rappeler si abruptement. Mais il y a plusieurs manières de vivre, de mourir et de poursuivre… Vous allez voir, tout est lié, car « comme on fait son lit on se couche ». Je n’aurais pas soupçonné que cette expression entendue il y a très longtemps me serve un jour.  Et dans ce contexte. Alors ? Patience. Avons-nous bien profité de chaque seconde de notre existence ? Préparez-vous, c’est la première question que l’on nous posera  suivie de six autres que je vous laisse découvrir dans le traité Chabbat p.31a dans le monde qui vient. « Quoi ? Tu ne dis pas dans le monde futur ou l’autre monde ? - Non, je traduis littéralement olam haba le monde qui vient. Tant qu’on est vivant, on construit ce monde-là qui nous attend. Il est toujours en mouvement. Il est toujours en train de venir et de se faire. Il n’est un autre monde que lorsque l’on a tiré sa révérence. »

Et alors là ne vous faites pas d’illusions, tous les jours de notre existence, de tous nos âges, se précipiteront, défileront devant nous et réclameront leur . « Qu’as-tu fait de moi, le jour où…. Au lieu de… »  C’est le moment du hechbon nefech  du compte ultime de l’âme. C’est le moment où il va falloir argumenter…

Il s’agira de ne pas s’emmêler les pinceaux entre nos vies réelles, nos vies rêvées, nos vies visibles et invisibles, nos vies intérieures, nos vies marranes, nos vies gâchées, nos vies vierges, nos vies potentielles. Nos vies. Elles auront chacune quelque chose à dire.  Elles sont toutes légitimes. Haïm, vie(s) en hébreu, n’est-il pas au pluriel ?

En tout cas, je comprends mieux l’expression hébraïque lorsque l’on interroge quelqu’un sur son âge : Bat kama at ? « Quel âge as-tu ? » en s’adressant à une femme. Littéralement : « fille de combien ? ».  

Fille de combien d’âges as-tu ? 

Mieux encore : fille de combien d’âges es-tu ? 

 

Je vous laisse choisir. Moi, perso, j’aime bien mes 17 ans. Alors j’y séjourne pas mal au dam de certain.es dans mon entourage. Mais en plus je cumule avec l’expérience (enfin, je crois). La totale. 

Publié le 21/02/2020


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