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Abraham, l’inventeur de la vieillesse

Ecrit par Emmanuel Bloch - Avocat et doctorant en philosophie juive

Les tendances démographiques de fond peignent une image préoccupante de notre société : entre augmentation de l’espérance de vie et baisse du taux de natalité, l’Occident vieillit. Et il vieillit mal, en fantasmant collectivement sur ce qui lui manque de plus en plus : la jeunesse. De croisières de luxe en parcours de golf, à grand renfort de cosmétiques ou de coups de bistouri du chirurgien esthétique, on propose aux seniors de piètres « fontaines de jouvence », inefficaces et mercantiles.

Mais préserver les apparences de la jeunesse ne change pourtant rien au fond du problème. Le déclin physique est un lent processus de déconstruction qui, trop souvent, nous prive inexorablement de ce qui donne du sens à notre existence : une position dans la société, le sentiment d’être utile, la joie de contribuer au bonheur de ses proches et de la collectivité, etc. Être vieux, dans notre société occidentale, c’est avoir sa vie entière dans le rétroviseur. Alors, évidemment, on se distrait comme on peut, pour ne pas trop penser au futur que l’on a perdu.

Dans la Tora, la sénescence semble être l’apanage du patriarche Abraham, le « vieillard » (Genèse 24,1) par excellence, quand dans le même temps son fils Isaac assume le rôle du « maître » (id. 24,65) et reçoit la disposition de tous les actifs familiaux (25,5). Abraham-le-vieux, désormais trop faible pour rechercher une épouse pour son fils, doit confier cette tâche capitale à son esclave (24,3), tandis que Isaac-le-jeune prend vigoureusement en charge le remariage de son père (24,62, cf. Rachi). 

Ces indices textuels suggèrent une inversion générationnelle des rôles. Mais un élément fait curieusement défaut dans cette scène, aux apparences familières, de passage de témoin entre le père et le fils : le récit ne fait aucunement allusionàl’angoisse qui étreint l’Occident face à lalente déchéance de la fin de vie. Mieux encore : audacieusement, le Midrash présente Abraham comme l’inventeurde la vieillesse :

Abraham réclama la vieillesse. Il dit à Dieu : « Maître du Monde ! Est-il possible qu’un homme et son fils entrent ensemble dans un endroit, et que personne ne sache qui honorer ? Si tu couronnais le père avec la vieillesse, alors les gens sauraient ». Dieu répondit : « Excellente idée ! Nous allons donc commencer par toi. » (Berechit Rabba 65,9).

Un texte isolé ? Voir. Les sages du Talmud affirment aussi que « la vieillesse est heureuse car elle purifie la jeunesse » (traité Soukap.53a). Un autre maître, rav Yohanan, se levait pour marquer son respect des anciens, même idolâtres, et s’exclamait : « Imaginez toute l’expérience que ces vies doivent contenir ! » (traité Kidouchin p.33a). Et paradoxalement quand nous percevons une déconstruction, les sages posent précisément le diagnostic inverse : « La destruction des anciens est en réalité une construction. » (traité Méguilap.31b).

Une vision alternative de la vieillesse semble ici se dessiner. Et le verset de la Genèse d’utiliser, pour décrire Abraham le vieillard, une bien curieuse expression : בא בימים, que la Bible du Rabbinat rend en français par « avancé dans la vie » (24,1). La même expression, difficilement traduisible, est aussi employée en référence à la vieillesse du roi David (I Rois 1,1).

Mais le terme באsuggère ici la fin d’un déplacement : la personne âgée est celle dont les jours sont « arrivés » ; à l’opposé, la personne jeune est celle dont les jours se situent encore dans le mouvement. Si cette lecture est correcte, alors il semble que la Tora suggère qu’existe, entre jeunesse et vieillesse, un rapport de tension dialectique : la première est dans le devenirquand la seconde représente l’être.Au cœur de cette tension existentielle, on discerne une divergence fondamentale : un rapport profondément différent au temps.

Pour les jeunes, la vie est conçue dans une logique d’investissement : comme une projection de ressources dans le temps. En étudiant, parfois en s’endettant, la jeunesse renonce au présent dans l’espoir de récolter un futur qui sera plus satisfaisant ; et si le présent ne correspond pas aux rêves, c’est que demain en justifie les efforts.

Pour les seniors, en revanche, la vie est comprise dans une logique d’intégration : la sagesse et l’expérience accumulées tout au long d’une vie humaine permettent de poser sur le passé un regard intégratif et porteur de sens. L’ancien est celui qui n’a plus rien à acquérir, car il possède déjà tout (זקן = זה שקנהcf. traité Kidouchinp. 32b).

C’est ainsi que s’estompe, dans les enseignements des maîtres talmudiques, l’opposition occidentale entre les jeunes, propriétaires du futur, et les vieux, dépossédés de l’avenir. Elle est remplacée par un rapport dialectique entre deux modalités fondamentales de l’existence humaine : d’un côté, des jeunes qui deviennent encore ; de l’autre, des anciens qui sont déjà.

Cette tension entre jeunesse et vieillesse est centrale dans notre existence : elle forme le cycle de la vie. Sans cette vision, il est difficile pour un individu de participer pleinement à toutesles phases de la vie et de construire une vie remplie de sens. Mais cette vision est aussi nécessaire pour la collectivité, dont la stabilité dépend de sa capacité à trouver un équilibre entre ces deux pôles.

Au fond, la peur de la vieillesse qui étreint notre société occidentale marque la rupture d’un certain contrat social. Si être vieux revient à être dépassé, alors les liens qui unissent juniors et seniors sont brisés. Les conséquences de cette situation sont tragiques pour tout le monde : pour les plus âgés, dont on nie la pertinence et qu’on empêche de contribuer au cycle de la vie, mais aussi pour les plus jeunes, condamnés à s’aliéner en faveur d’un futur plus rose qui ne surviendra peut-être jamais.

Sans réunion des deux aspects, l’existence humaine reste tristement unidimensionnelle. Cette leçon de sagesse juive est splendidement résumée dans ce dernier enseignement talmudique : « Les pièces de monnaie d’Abraham montraient d’un côté un vieil homme et une vieille femme, de l’autre un jeune homme et une jeune femme » (traité Baba Kammap. 97b).Jeunesse et vieillesse, comme les deux faces d’une existence humaine qui n’aurait aucun sens si seule l’une de ces deux modalités existait.

Publié le 16/02/2020


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