Franz Rosenzweig, lui-même traducteur, fut passionné par le poète et penseur espagnol du XIIe siècle dont il traduisit d’ailleurs quelques poèmes. Le même Rosenzweig affirmait pourtant que « le mot hébraïque, même incompréhensible, confère plus de signification que la meilleure des traductions. Il n'y a pas d'échappatoire ». Il suffit de savoir lire l’hébreu, sans même le comprendre, pour entendre les sons intraduisibles qui donnent à ses poèmes une enveloppe dépassant le dicible.
Rabbi Yehouda Halevy (1075 Tudèle-1141 Erets Israël) fut un rabbin, théologien, médecin et poète. Auteur du célèbre Kouzari, œuvre apologétique défendant le judaïsme contre les arguments des philosophes, du christianisme et de l’islam, Halevy fut également l'un des plus grands poètes de l'âge d’or espagnol. Auteur prolifique, il est passé à la postérité principalement pour ses Sionides célébrant la terre d’Israël et pour ses nombreux poèmes liturgiques, intégrés, au cours des siècles, dans les livres de prières juives. Le poème qui nous occupe appartient également au genre liturgique, Reshout lénishmat, à savoir un poème destiné à l’origine à être ajouté à l’office du samedi matin, avant la récitation de la prière de Nishmat. Cette prière s’ouvrant sur les mots נשמת כל חי, l’âme de tout vivant, elle offrait aux poètes d'antan l’occasion de s’adresser eux aussi à l’âme humaine, comme ultime appel à l’introspection avant la récitation solennelle du Shéma.
יְשֵנָה בְחֵיק יַלְדוּת לְמָתַי תִּשְכְּבִי? דְּעִי כִּי נְעוּרִים כַּנְּעֹרֶת נִנְעֲרוּ!
הֲלָעַד יְמֵי הַשַחֲרוּת? קוּמִי צְאִי,
רְאִי מַלְאֲכֵי שֵיבָה בּמוּסָר שִׁחֲרוּ.
וְהִתְנַעֲרִי מִן הַזְמָן, כַּצִפֳרִים אֲשֶׁר מֵרְסִיסֵי לַיְלָה יִתְנַעֲרוּ;
דְּאִי כַדְרוֹר לִמְצוֹא דְרוֹר מִמַּעֲלֵך וּמִתֹּלְדוֹת יָמִים כְּיַמִּים יִסְעֲרוּ,
הֲיִי אַחֲרֵי מַלְכֵּך מְרַדֶּפֶת, בְּסוֹד נְשָׁמוֹת אֲשֶׁר אֶל טוּב יְיָ נָהֲרוּ! | Somnolente au sein de l'enfance, jusqu’à quand resteras-tu couchée ? Sache que la jeunesse a été secouée comme l’étoupe ! Crois-tu éternels les jours de jais ? Lève-toi, sors, constate : les anges de sénescence en viennent à l’éthique. Secoue-toi donc du temps, comme ces oiseaux S’ébrouent des éclats de la nuit.
Élève-toi tel un passereau, vers la liberté qui te surplombe, Au-dessus de l'écume des jours, tempétueux comme la mer, Sois derrière ton roi, poursuivant le secret des âmes qui affluent vers le bon de Dieu ! |
Ce poème est à la fois une prière et un appel, s’adressant indistinctement à l'auteur et à son lecteur (ou à son auditeur, car ce poème était originellement destiné à être chanté). Au centre, se trouve une réflexion intemporelle sur le temps et l’âge, s'ouvrant sur les vers :
Somnolente au sein de l’enfance, jusqu'à quand resteras-tu couchée ? Sache que la jeunesse a été secouée comme l'étoupe ! | יְשֵנָה בְחֵיק יַלְדוּת לְמָתַי תִּשְכְּבִי? דְּעִי כִּי נְעוּרִים כַּנְּעֹרֶת נִנְעֲרוּ! |
L'âme personnifiée est conviée par son détenteur à sortir de l’enfance, symbolisant ici la légèreté hédoniste de bien des vies humaines. Pour Halevy, la belle insouciance de l’enfance est intrinsèquement liée à son caractère momentané. L’imposture commence quand celle-ci est figée, fétichisée, pour passer d’état naturel à posture. Le second vers d’Halevy en souligne le caractère éphémère à travers la racine נערrevenant sous différentes tournures à trois reprises. Celle-ci désigne d'abord la jeunesse (נעורים), mais devient immédiatement l’étoupe, la fillasse (נעורת) qu'on secoue (ננערו), soulignant la double attache, métaphorique et sémantique, unissant l’enfance à la temporalité.
Crois-tu éternels les jours de jais ? Lève-toi, sors, Constate : les anges de sénescence en viennent à l’éthique. | הֲלָעַד יְמֵי הַשַחֲרוּת? קוּמִי צְאִי, רְאִי מַלְאֲכֵי שֵיבָה בּמוּסָר שִׁחֲרוּ. |
C'est d'abord à travers une constatation empirique qu’Halevy invite l’âme à se libérer de l'enfance. La noirceur (שחור) des cheveux, symbole de la jeunesse, découleaussi du mot aube (שחר). Bon gré, mal gré, les jours de jais passeront et le corps blanchira. Les anciens, blancs comme des anges, l’ont enfin intériorisé et tentent vainement de partager leur expérience avec les jeunes générations. Si jeunesse savait, si vieillesse pouvait, dit l’adage. Mais, pour notre poète, l’âme sait et doits'extérioriser pour mieux agir. Le corps qui l’héberge finira par ployer sous le poids des jours qu'il tentait de nier. L'âme assoupie, qui exprime ici le potentiel infini et inexploité de l’être humain, est pourtant la seule part humaine pouvant effleurer l’éternité. La jeunesse n’est pas éternelle, mais l’âme l’est. Paradoxalement, ce n’est qu’en dépassant l’enfance – étendue cette fois à l'ensemble des considérations temporelles – que l’âme peut dépasser le temps.
Secoue-toi donc du temps, comme ces oiseaux S'ébrouent des éclats de la nuit. | וְהִתְנַעֲרִי מִן הַזְמָן, כַּצִפֳרִים אֲשֶׁר מֵרְסִיסֵי לַיְלָה יִתְנַעֲרוּ |
Comment dépasser la temporalité qui plombe l’être humain ? Pour Halevy, la délivrance de l’âme ne peut être passive. À elle de se secouer (להתנער), mais aussi de se désinfantiliser, car, là encore, le poète joue de la racine נער (jeunesse). L'âme devient un oiseau s'ébrouant au petit matin pour se libérer des gouttes de rosée qui alourdissent son plumage. La jeunesse – devenue symbole de l’ensemble de la vie terrestre – ne serait qu'une longue et belle nuit, dont la torpeur saisit l’âme et menace de la réduire à une passivité tragique. Pourtant, la prison terrestre de l'âme est avant tout mentale. Les éclats de la nuit, la poursuite d'une illusoire jouvence éternelle, plombent son envol sans réellement la retenir. La délivrance ne viendra pas d'en haut mais d'elle-même.
Élève-toi tel un passereau, vers la liberté qui te surplombe, Au-dessus de l'écume des jours, tempétueux comme la mer, | דְּאִי כַדְרוֹר לִמְצוֹא דְרוֹר מִמַּעֲלֵך וּמִתֹּלְדוֹת יָמִים כְּיַמִּים יִסְעֲרוּ, |
Élève-toi, ordonne le poète, élève-toi tel le dror vers le dror – mot désignant à la fois la liberté et un oiseau. La liberté est à la fois nature et télos de l'âme, qui ne peut échapper à sa condition. L'être humain, qu'il le nie ou l'assume, est destiné à faire usage de cette liberté et à s'élever. Nul doute, pour Halevy il ne s'agit pas d'une vulgaire absence de règles. C'est au contraire une liberté positive, découlant directement de la prise de conscience du Dieu créateur, survolant symboliquement l'humain, et associée ici avec l'étendue des cieux. L'au-delà n'est pas un lieu mythique, c'est un point de vue surplombant la terre, dépassant les astres, transcendant le temps. Si l'humain a accès à l'éternité c'est qu’il peut, non sans effort, accéder au point de vue divin.
Ce point d'ancrage spirituel permet à l'âme de s'élever au-dessus des ימים, à la fois jours et mers. Nous voilà ramenés à la genèse du monde : La terre était tohu-et-bohu… et le souffle divin planait sur les faces des eaux (Genèse 2,1). Bien vite, les eaux matricielles devinrent par la volonté divine des mers et des jours. Pour le poète, l'Homme est création mais son âme est créatrice. À l'image de Dieu, elle peut prendre son envol et planer au-dessus des eaux tumultueuses de la vie. L'être ne subit plus le poids des jours, il ne se noie plus dans les tempêtes de l'existence, mais prend une saine distance qui l'élève et le rapproche de l'Origine.
Sois derrière ton roi, poursuivant le secret des âmes qui affluent vers le bon de Dieu ! | הֲיִי אַחֲרֵי מַלְכֵּך מְרַדֶּפֶת, בְּסוֹד נְשָׁמוֹת אֲשֶׁר אֶל טוּב יְיָ נָהֲרוּ! |
L'épiphanie n'arrive qu'à la fin du poème. Dieu, grand absent des vers qui précèdent, ne se révèle pas nécessairement. Seule l'âme laborieuse, acharnée dans sa recherche d'un au-delà terrestre, peut y accéder de son vivant. L'âme prisonnière de l'enfance n'a pas vieillit, ne s'est pas flétrie. En s'élevant symboliquement, en changeant de point de vue, elle a vu le bon de Dieu à l'horizon. Non pas le bon Dieu, représentation enfantine qui laisserait imaginer une dualité entre bien et mal, entre un bon Dieu et un mauvais Satan, mais le bon de Dieu – le monde d'un point de vue céleste. Le poème s'était ouvert sur la condamnation de l'illusion d'une éternelle jeunesse qui ne serait que plaisirs éphémères. Il se clôt en rejetant une vision austère considérant qu'il n'y a d'autre délivrance pour l'âme que la mort. La clé vers Dieu est au contraire la vie optimisée, la vie pleine et libre, permettant à l'humain de dépasser le temps. En définitive, l'Éternité tant désirée n'est qu'une affaire de perspective, qu'un être pris dans la torpeur de l'existence peut rater.
Épilogue
Probablement écrit dans la fleur de l'âge, ce poème opposait un corps en éveil mais murissant à une âme assoupie mais éternelle. Plutôt qu'attendre passivement une sage vieillesse, le poète tentait de s'accomplir en libérant son âme des stimulations corporelles. Au crépuscule de ses jours, Halevy consacra une nouvelle série de poèmes au poids de la vieillesse corporelle, devenue cette fois source d'affaiblissement et de désespoir physique et moral. L'homme peut dépasser la jeunesse éphémère, mais peut-il surmonter le poids d'un corps qui s'affaisse et ploie sous les années ? La réponse du poète est plus mitigée :
Mes entrailles trésaillent à l'idée de ta proximité, Mais mes peines m'éloignent pourtant de toi. Puissent mes voies pencher vers ton chemin.
Dieu, apprends-moi. De par ta vérité, guide-moi. Innocente-moi avec douceur, ne m'accuse point !
Dans ma jeunesse, accomplir ta volonté me guérissait, Mais dans ma vieillesse, que me reste-t-il à espérer ? Dieu, guéris par ta grâce, car le remède est tien. Le jour où la vieillesse m'épuisera et ma force me quittera, Ne m'abandonne pas, mon roc, et ne me délaisse pas ! […]
Dieu, réponds-moi ! Ne fais point silence, réponds-moi ! Délivre-moi une seconde fois et dis à ton sujet : Me voici ! | הָמוּ קְרָבַי לִהְיוֹת קְרוֹבִים אֵלֶיךָ, אוּלָם עֲצָבַי יְרַחֲקוּם מֵעָלֶיךָ, יַטּוּ נְתִיבַי מֵעַל נְתִיב מַעְגָּלֶיךָ.
יָהּ, לַמְּדֵנִי בַּאְמִתְּךָ הַדְרִיכֵנִי, וּלְאַט נְחַנִי בַדִּין, וְאַל תַּרְשִׁיעֵנִי!
וַאְנִי בְּעֶדְנָה לַעְשׂוֹת רְצוֹנְךָ מִתְרַפֶּה. אַף כִּי בְזִקְנָה ‑ מַה זֶה אֲיַחֵל וַאְצַפֶּה? אֵל, נָא רְפָא נָא, כּיִ עמְּךָ אֵל הַמַּרְפֵּא. יוֹם תִתְּשֵׁנִי זִקְנָה, וְכֹחִי יִנְשַׁנִי, אַל תִּטְּשֵנִי, צוּרִי, וְאַל תַּעַזְבֵנִי! [...]
אֵלִי עֲנֵנִי, אַל תֶּחֱשֶׁה וּתְעַנֵּנִי, שֵנִית קְנֵנִי וֶאְמֹר לְעַבְדֶּךְ: הִנֵּנִי! |
Le corps a vieilli et a emporté dans son sillage les derniers ancrages matériels et sensuels pouvant apporter une maigre consolation à son sujet. L'élan religieux lui-même a perdu tout effet thérapeutique tant il est prévisible et inévitable. Il était un dépassement pour les plus jeunes, il n'est plus qu'un dernier recours, un dernier refuge, pour le vieillard au corps diminué, sentant sa fin approcher.
Le dernier espoir, pour Halevy, repose dans une inversion de la relation préalablement établie entre Dieu et le sujet. אֵלִי עֲנֵנִי, אַל תֶּחֱשֶׁה וּתְעַנֵּנִי / Dieu, réponds-moi ! Ne fais point silence, réponds-moi supplie Halevy. Dis à ton sujet : Hineni (Me voici). L'intertextualité avec la révélation de Dieu à Moïse dans l'épisode du buisson ardent ne laisse pas de doutes. Dieu appelait Moïse à deux reprises et celui-ci lui répondait Hinéni – mot hébraïque affirmant une présence totale, un Je prêt à rencontrer l'Autre sans barrières ni écran. Chaque juive ou juif a un peu de Moïse en lui, affirmant fièrement et totalement, à certains moments de son existence, une essence juive qui le dépasse. Halevy, qui avait défendu avec fougue la foi du peuple juif dans son Kouzari, se permet désormais d'exiger de Dieu une relation mutuelle. Mon amant, m’aurais-tu oublié… moi qui dans ma jeunesse t'ai suivi dans les terres arides ? demandera Halevy dans un autre de ses célèbres textes. Sa supplique, ici, n'est pas différente. Seul celui qui a répondu présent à l'appel de Dieu au cœur de sa jeunesse peut exiger un retour.
En sortant à ta rencontre, je t'ai rencontré venant à moi, écrivait encore Halevy. Mouvement de l'âme devenu également une fonction temporelle. En te cherchant dans ma jeunesse, tu es venu à moi dans ma vieillesse. Hinéni – je suis pour toi et te voici.
Publié le 10/02/2020