On se représente l’audace d’une étrange manière. On la prend pour de la témérité, en quoi on la confond avec de la bêtise ; on la prend pour une attitude de défi, en quoi on la confond avec du jeu. Frivolité, que l’audace ! Comme si elle consistait à bander crânement ses muscles – crânement jusqu’à la sottise.
Je voudrais peindre une audace exactement contraire à cet orgueil. L’audace requiert du courage, certes, et du défi – cet ajout fait tout – mais elle requiert discernement, méthode, lucidité. L’audace est prudence, au sens où les Anciens l’entendaient : attention à l’avenir, prévoyance. Voilà pourquoi elle n’est pas dans le geste mais dans l’intention qui l’anime et qu’elle révèle : un geste peut passer pour audacieux, qui n’est qu’inconscience ou vanité. Il faudra rapporter l’acte à l’analyse d’où il procède et qui en rend raison. Il s’ensuit que l’audace ne consiste pas toujours à gagner son pari, mais à mener l’analyse la plus juste de ses chances pour pouvoir pousser le jeu un peu au-delà, mais dans un au-delà calculé, anticipé. L’au-delà seul n’est rien : il est toujours facile de passer outre ; le difficile est de mesurer cet outre, de déterminer les limites raisonnables de l’excès. Parfois l’audace peut consister à perdre, car il y a plus à gagner dans une telle perte que dans une victoire ; parfois elle peut signifier faire un pas de côté, déplacer les enjeux ; parfois encore, elle exige qu’on s’arrête et que, contre le vent qui passe et emporte tout, on se tienne là, droit comme un chêne que ne déracinerait pas la tempête, conscient qu’il n’y a aucun mérite à accompagner un mouvement déjà assez puissant tout seul.
Si nous regardons la situation actuelle des Juifs, non point certes dans le monde mais en Israël et en France, il n’est pas difficile de déterminer où passerait l’audace.
En Israël : à accepter de perdre et de renoncer à ses rêves. Cette formule choquera peut-être, mais il est assez clair depuis un moment que la lutte entre Israéliens et Palestiniens est une lutte entre deux mauvais joueurs qui rêvent. Les uns et les autres sont mauvais joueurs, car ils ne veulent pas terminer la partie : la lutte se poursuivrait-elle de génération en génération, il s’agit surtout de ne la point perdre ; dès lors, toute concession à l’adversaire est vue comme une faillite, comme une déroute, sinon même une défaite. On ne voit point ici que perdre (un territoire, un terrain, un droit, etc.) peut vouloir dire gagner (la paix, provisoire ou définitive ; une légitimité, auprès d’instances tierces ou auprès de sa conscience, etc.). Voilà pourquoi on ne veut rien donner : « Ils n’auront rien ! » Malheureusement, quand les uns n’ont rien, les autres n’ont pas davantage : il est impossible de jouir d’une situation qu’on s’épuise à protéger. Israéliens et Palestiniens sont donc de mauvais joueurs, si par là on entend, non certes que la guerre épouvantable qui les oppose soit une plaisanterie, mais que personne ne veut la voir finir. Ils sont aussi rêveurs. Quel est leur rêve ? Que l’autre n’existe pas. Chacun « espère la paix » comme s’il se pouvait que l’adversaire pût disparaître tout d’un coup et pour toujours. On s’endormirait, on se réveillerait – et voici le problème résolu, pour toujours et à tout jamais, sans qu’on ait rien eu à faire. Cet espoir est la superstition d’un somnambule. Car la paix, il ne faut point l’espérer, mais proprement la faire : la faire techniquement, matériellement, concrètement, comme on fait un pendule ou un exploit, l’arracher à toute force au réel qui ne l’offre pas d’abord, la rendre effective, par soi-même et contre toute chose. La paix n’advient pas, elle ne survient pas, elle ne surgit pas, elle ne s’attend pas : on la fait. Prier pour la paix est une hérésie. Encore faudrait-il savoir que c’est avec l’adversaire qu’on la fait, non avec son ami. Que l’ennemi nous ait meurtris n’interdit point la paix, mais au contraire l’exige. Ou plutôt cela même qui semble la compromettre la requiert, par cela même qu’il la compromet. Voilà pourquoi faire la paix exige l’audace de s’arracher au cours élémentaire des choses, toujours belliqueux, pour discerner la force vraie de la frelatée et accepter de perdre pour gagner. Il y aurait un autre lieu où l’audace nous manque. Pour ne parler que de la France, j’y observe partout un judaïsme double. D’un côté, un judaïsme institutionnel, lourd, hiératique, conservateur, frileux ; d’un autre, un judaïsme inventif, curieux, souple, imaginatif. Les premiers sont sans avenir, les seconds sans passé, et partant suspendus dans le vide. Que ne gagneraient les premiers à écouter les seconds ! Deux chantiers au moins s’ouvriraient.
- D’abord celui d’une mise à jour de la vie juive. Non point, comme on l’entend parfois, d’une modernisation de la halakha (j’avoue ne point trouver de sens à cette expression), mais d’une détermination précise de la halakha relativement à notre situation contemporaine. Les principes et les lois demeureraient immuables ; mais ils seraient interrogés en fonction des besoins du jour et non plus selon des exigences qui remontent au temps où ils furent fixés.
– Ensuite, et ce deuxième cas est peut-être tout contenu dans le premier, celui de la place des femmes. Je ne dis point, là non plus, du statut des femmes, car je ne sache pas qu’un tel statut puisse changer, et je ne le trouve pas, en l’état de nos textes, déshonorant. Mais je crois qu’une lecture précisede la halakha, nettoyée des coutumes misogynes que l’histoire y a surajoutées, permettrait que les femmes se voient aujourd’hui dotées de plus de droits et devoirs en matière religieuse qu’elles le furent jamais.
Ce ne sont là que deux idées parmi d’autres. A vrai dire, les chantiers ne manquent pas. Il faut savoir douter où il faut, assurer où il faut, en se soumettant où il faut : là est l’audace vraie.
Publié le 30/11/2018