Karine Danan, qu’est-ce que les « trois états du Moi » définis par l’analyse transactionnelle ?
Lorsqu’on écoute et observe une personne, on se rend compte que son comportement, ses idées, sa façon de parler changent en fonction des situations. Elle paraît parfois examiner objectivement le monde et les événements en utilisant ses connaissances, cherchant des informations, proposant des hypothèses et trouvant des solutions adaptées, comme le ferait un analyste. Cet analyste à l’épreuve de la réalité de l’ici et maintenant est, selon Éric Berne, le fondateur de l’analyse transactionnelle, la manifestation d’une partie de nous, qu’il appellera l’état du moi Adulte avec un A majuscule pour distinguer l’état du moi de l’âge ou du statut de la personne.
L’état du moi Parent est la partie de nous qui agit, pense, sent comme le faisaient nos parents lorsque nous étions enfants. Cela nous est tous arrivé de nous dire, après avoir fait ou dit quelque chose : « On dirait mon père – ma mère – la tante Jeanne… » C’est qu’à un instant le Parent a pris les commandes ou nous a influencés comme aurait pu le faire notre père – notre mère – la tante Jeanne. La majuscule permet de distinguer l’état du moi Parent du statut de la personne qui a des enfants ou même de son âge.
Enfin, l’état du moi Enfant est la part de soi qui pense, agit et sent comme lorsque nous étions enfants ou comme les enfants que nous avons connus.
Ces trois états du moi considèrent, chacun à sa manière, les situations que nous vivons et il arrive qu’ils ne soient pas d’accord entre eux : « J’ai envie de cela, je sais que je suis capable, mais je n’ai pas le droit. » Ce sont ces désaccords qui créent nos conflits intérieurs et qui entravent souvent notre spontanéité, notre authenticité et nos relations.
Est-ce à dire qu’il y a toujours une part d’enfant en nous ?
Bien sûr ! Et c’est une belle chose. Sans cette part d’enfant ou plutôt sans cet état du moi Enfant les gens ne suivraient pas leurs rêves, ne créeraient pas d’œuvres, ne se rebelleraient pas… autant dire que la vie serait végétative ! Que nous ayons 10 ans, 50 ou 70 ans, nous sommes tous des enfants qui avons grandi. Et parfois, ou souvent, nous nous comportons encore comme ces petites filles et ces petits garçons que nous avons été. À la fête foraine, en mangeant une glace au chocolat, en regardant un feu d’artifice, en ayant peur de déclarer notre amour… À cet instant, l’Enfant nous influence ou prend la direction des opérations. Bien sûr, nous ne pouvons pas toujours laisser cette part de nous prendre les commandes. Imaginez-vous à un carrefour, en retard pour le travail. Si vous laissez l’Enfant diriger les opérations, il se peut qu’il décide de foncer. Et peut-être, provoquera-t-il un accident. Pour vivre ensemble, nous avons besoin de nos trois états du moi. Le Parent pour avoir des valeurs, des règles, protéger, conseiller. L’Enfant pour rêver, créer, s’insurger, se rappeler, apprendre… L’Adulte pour médiatiser tout cela !
Mais alors, que se passe-t-il, dans les relations sociales, quand les choses ne semblent pas ajustées ; quand mon patron, ou mon conjoint, s’adresse à moi comme s’il parlait à un enfant, quand un enfant adopte une attitude « parentale » envers un professeur ?
Quand nous avons affaire à une personne ayant autorité sur nous et surtout quand cette autorité nous parle comme à un enfant en adoptant une attitude parentale, cela peut nous rappeler de près ou de loin une figure d’autorité de notre enfance, ce qui peut activer notre état du moi Enfant qui va réagir soit de la même manière que lorsqu’il était enfant, soit comme il aurait voulu agir quand il était enfant.
On appelle « transaction » l’unité d’échange entre deux personnes. Si mon patron me dit : « Va me chercher un café ! » sur un ton sec, il s’agit d’une transaction. Et, en l’occurrence, une transaction de Parent vers Enfant. Ici, le patron agit comme une autorité et peut rappeler au récepteur un parent qui lui demandait toujours les choses d’un ton sec. L’Enfant du récepteur va peut-être prendre les commandes et répondre comme il le faisait enfant : en exécutant l’ordre silencieusement, en faisant une bêtise (faire tomber le café sur la veste du patron, par exemple) ou, en toute authenticité, en disant : « Tu n’as qu’à aller te le chercher toi-même ! » Ce type de réponse pourrait entraîner un couac dans la relation. Si l’Adulte prend les commandes des opérations, il pourrait dire : « Quand tu me demandes d’aller chercher un café sur ce ton, je me sens blessé(e), je te demande de me parler avec plus de douceur. » Ou encore : « Je ressens un ton sec, quelque chose ne va pas, patron ? » L’Adulte cherche à poser son cadre et comprendre la situation. Si l’Adulte du patron n’est pas aux commandes à cet instant, la situation ne va pas s’arranger, mais si c’est bien l’Adulte, il pourrait répondre : « Oui, c’est vrai, toutes mes excuses, je suis en colère d’avoir tout ce travail à faire aujourd’hui et tu n’y es pour rien ! » La situation relationnelle sera alors réglée. Les enfants peuvent également imiter leurs parents face à une grande personne et cela ne plaît pas toujours. C’est encore une fois en remettant l’Adulte aux commandes dans l’échange qu’il est possible de rééquilibrer la relation.
On parle souvent des crises (de la trentaine, de la quarantaine, de la cinquantaine, etc.). Est-ce une réalité ? Les nombres ont-ils une telle valeur symbolique ? L’âge de ces « crises » a-t-il évolué ?
Le symbole nous influence et ce que nous en faisons perpétue le sens même du symbole. L’âge ou ce que je préfère appeler le nombre que l’on pose sur le temps qui nous sépare de la naissance est porteur de sens pour la plupart d’entre nous, selon notre culture, notre expérience, nos connaissances, l’étape de la vie dans laquelle nous nous trouvons. Lorsque j’étais petite fille et que je regardais ma grand-mère, je voyais bien ses rides qui me disaient qu’elle avait longtemps vécu, mais je lui disais toujours : « Tu es jeune mamie. » Et elle me répondait : « Oui, j’ai encore 20 ans dans ma tête. » Puis elle ajoutait : « Mais j’en ai 70 dans mes artères ! » J’en conclus que le temps du dedans n’était pas le temps du dehors. Et j’associais alors les rides à l’âge avancé et la jeunesse à la vitalité. Ainsi, quand au détour d’une rue je vis une dame âgée affaiblie, je dis à ma mère : « Tu as vu la mémé ! » Ma mère, gênée par mes mots, répondit : « On ne montre pas du doigt ! » et ajouta : « On ne dit pas mémé devant une vieille dame. » Je compris alors trois choses : 1. Que je devais un respect aux personnes âgées. 2. Que les mémés étaient donc bien vieilles au-dehors et au-dedans. 3. Que les gens n’aimaient pas s’entendre dire qu’ils étaient vieux. Je demandai alors à ma mère pourquoi ? Et elle me répondit : « Parce que cela ne se fait pas de rappeler aux personnes âgées qu’elles sont plus proches du cimetière que toi ! » Je compris alors que la vieillesse avait un lien avec la mort et que les gens ne voulaient pas être morts. Je ne voulais pas devenir une mémé. Grâce à ma grand-mère, je sus que prendre de l’âge ne m’empêcherait pas de rire et de profiter des plaisirs de la vie aussi longtemps que mon corps me le permettrait.
Lorsqu’on pense à l’âge, la dizaine représente un moment charnière, symbole du passage d’un temps à un autre. Le moment, souvent, de faire un point sur l’avant et de projeter un futur. En observant nos parents, nos grands-parents, la société, nous avons une représentation de chaque âge de la vie. La fougue des 20 ans, la folle course de la quarantaine, la sagesse des 70 ans... Au cours de notre développement, nous passons par des phases difficiles. L’une de celles dont on parle le plus est celle de l’adolescence. Passage plus ou moins long entre l’enfance et le statut d’adulte. Physiologiquement, notre corps change, socialement le regard de l’autre change et notre propre regard sur le monde également. La quarantaine est également réputée pour être une période charnière. Peut-être parce qu’elle représente encore, malgré l’augmentation de l’espérance de vie, un tournant. Le moment où la jeunesse semble définitivement derrière nous. Le moment, peut-être, de sentir que notre corps nous rappelle que nous nous dirigeons inévitablement vers la fin. C’est souvent le corps qui nous rappelle l’âge que nous avons, mais aussi les médias et les enfants. Au XIXesiècle, lorsque vous aviez 40 ans, votre corps était déjà marqué par le temps. Sur ce point, le corps de notre siècle est moins accablé par l’usure. Nous prenons mieux soin de notre santé, ce qui nous donne l’impression de vieillir moins vite. Il ne s’agit sûrement pas que de cela. Notre société évolue également vers une volonté plus grande de soin vis-à-vis de notre corps, mais aussi de notre esprit. Il reste des principes importants qui nous ramènent à notre âge. 40 ans est souvent perçu comme la période de notre vie où nous avons semé : un métier, une relation, une famille, un patrimoine et où nous commençons la récolte. Et cette récolte peut faire peur. La culture également change. Le clivage jeunesse/vieillesse tend à s’estomper. Aujourd’hui, beaucoup d’adolescents chantent les mêmes chansons que leurs parents. Admirent les mêmes acteurs, actrices, chanteurs, chanteuses… On regarde ce monde en famille en partageant nos idées. Il y a cinquante ans, les jeunes n’avaient pas les mêmes idées sur le monde que leurs aînés. Les époques s’entremêlent. Et les crises s’estompent parce que, quand nous regardons à l’intérieur de nous-mêmes, que voyons-nous ? Un homme, une femme, un enfant, un adolescent, un adulte, un vieillard… tout cela à la fois. Comme s’il n’y avait plus d’âge. J’ai aimé l’analyse transactionnelle dès que je l’ai découverte car elle m’a semblé parvenir à montrer que ce n’est pas l’âge qui provoque la crise, mais bien le symbole et ce qu’il représente dans le regard que l’autre pose sur nous ou celui que nous projetons sur lui. La crise d’adolescence n’est pas un principe universel. Elle existe lorsqu’on demande à un jeune d’être responsable tout en continuant à le traiter comme un enfant. Cela crée un conflit intérieur chez le jeune : c’est la crise d’adolescence. La crise vient toujours au moment où nous sommes tiraillés entre une part de nous qui veut quelque chose et une autre part qui nous l’interdit. En analyse transactionnelle, on appelle cela une impasse. C’est cette impasse qui, quand elle arrive à son paroxysme, crée la crise. Et ce que nous attendons d’un âge donné appuie sur l’impasse. Quand vous voyez une dame ridée et aux cheveux blancs faire du roller, que vous dites-vous ? Vous vous esclaffez d’un wahou ! Parce que vous n’avez pas l’habitude de voir cela, vous avez une représentation de la vieillesse qui ne rime pas avec roller ! Vous méconnaissez à cet instant qu’il y a un Enfant en chacun de nous et que celui-ci a aujourd’hui le droit d’exister dans notre société. Et c’est tant mieux, il n’y a pas de vitalité et d’éclat de rire sans cette part de nous-mêmes.
Comment aborder ces moments particuliers de la vie ?
Appréhender la crise consiste à mon avis à poser le problème sur la table. C'est-à-dire mettre au jour l’impasse. Je vais prendre un exemple stéréotypé : 40 ans, un bon métier, peut-être même une famille et pourtant pas heureux. J’ai des envies d’ailleurs, de voyage, de calme et de détente. Au lieu de m’occuper de ces envies, je continue à travailler dur, je bougonne parce que je n’ai pas le temps et ma famille me dit que je suis égoïste parce que je passe peu de temps avec elle. Le temps passe ainsi et un jour, sans que personne s’y attende, je fais un burn-out. Sans le savoir, je suis arrivé au paroxysme de l’impasse dans laquelle je suis depuis peut-être des années. Années pendant lesquelles j’ai mis de côté mes besoins, mes envies, mes désirs au profit de mon devoir. Comme si je n’avais pu concilier les deux. Or, si je m’étais écouté, peut-être que je n’aurais pas cette belle et grande maison dans laquelle je ne me sens pas à ma place. Peut-être que j’aurais dépensé mon argent pour aller au cinéma avec mon fils, au restaurant avec ma femme… Ma maison serait peut-être plus petite (et ce n’est même pas sûr), mais une chose est certaine, je ne serais pas en train de faire un burn-out. Aborder les moments importants de la vie consiste à s’écouter. Cela ne veut pas dire écouter aveuglément ses désirs, mais arbitrer, penser à court, moyen et long terme. Que va m’apporter ce que je choisis aujourd’hui pour moi : dans trois jours, dans un an, dans vingt ans. Et quels effets cela aura-t-il sur les gens qui sont importants pour moi ?
Vouloir « rester jeune » et être heureux de « ne pas faire son âge », est-ce une forme de déni ou, au contraire, la preuve que l’on « vieillit bien » ?
Je ne pense pas qu’il s’agisse de l’un ou de l’autre. Il semble qu’il y ait une confusion des âges aujourd’hui. On peut tout à fait différencier l’âge physique (et l’influence de l’avancée de la technologie, des sciences et de la médecine) de l’âge psychologique (développement psycho-social-sexuel-affectif-cognitif…), mais ils sont intrinsèquement liés quand ils se confrontent à la culture, à la norme sociale, à la loi, à la sécurité, à l’environnement… Les classes d’âge et leurs règles sont prédéfinies par tous ces paramètres. Il devient ainsi « normal » de faire telle ou telle chose à un âge et pas à un autre. « Faire son âge » signifie donner l’image à l’autre que je représente bien ce que la norme attend de mon âge. Par exemple, une jeune fille me dit : « Les vieux, ça tricote. » Quand je lui demande de préciser, elle me répond : « Oui, les grand-mères tricotent ! » Elle me dit cela suite à une question posée auparavant : « Pourquoi tu ne tricotes pas, si tu aimes ça ? » Et comme la jeune fille a à cœur de faire son âge (faire partie du groupe de jeunes de son collège) et qu’elle croit que les autres jeunes pensent aussi que les grand-mères tricotent, elle fait un rapide raccourci : si je veux rester jeune, je ne peux pas tricoter ! Il est sûrement vrai qu’il y a bien moins de filles de 16 ans qui tricotent que de grand-mères, pour autant est-elle vieille ? C’est ce qu’elle croit parce que c’est ce qu’on lui donne à croire. Avec cette norme, si elle se met aujourd’hui à faire du tricot, elle aura l’impression d’être vieille. Au contraire du déni, elle perçoit sa différence par rapport à un groupe donné et s’interdit de faire ce qu’elle pense que le groupe percevra mal. Sa représentation de ce que l’on fait à un âge donné l’empêche d’accéder à son désir. La preuve que l’on vieillit bien ou que l’on n’est pas dans le déni se trouve dans cette conciliation entre ce que l’on pense que la norme attend de nous et notre désir, quand celui-ci va à l’encontre de cette norme. Si je reprends l’exemple de la dame à rollers, il y a ceux qui diront que c’est de la folie de faire du roller à 60 ans. Pourtant, on a inventé les protège-genoux, tibias, poignets… Et il est certain qu’un corps de 60 ans n’absorbe pas les chocs de la même manière qu’un corps de 20 ans ! Bien vieillir serait alors adapter ses désirs à la réalité de l’ici et maintenant en prenant un certain nombre de paramètres en compte. Finalement, la question du bien vieillir consiste peut-être à se demander quelle éthique et quelle norme protègent l’Enfant libre qui veut accéder à son désir dans un corps vieillissant et quel moyen nous lui donnons.
Peut-on rester jeune tout en étant adulte ?
On peut rester jeune dans sa tête et dans ses actes tout en étant adulte. La différence entre « un jeune » et « un adulte » c’est que l’adulte peut choisir de laisser la place à son état du moi Enfant à certains moments alors que l’enfant ne peut que développer son état du moi Adulte pour que la conciliation entre les différentes parts de lui puisse être de plus en plus en adéquation avec la réalité. Certains enfants vieillissent prématurément parce qu’ils ont développé très ou trop rapidement leur état du moi Parent et Adulte au détriment de l’Enfant. Ils ont quitté le monde de l’enfance parce que la vie les en a extirpés. Il se peut que cela fasse d’eux des adultes qui veulent rester jeunes ou des adultes qui ont oublié ce que jeunesse veut dire. Quand on demande à un enfant d’agir comme un adulte, on provoque à coup sûr une désorganisation dans son développement psychoaffectif. Et cette désorganisation est l’une des premières causes de mal-être. Tout au contraire rester jeune ne veut pas dire être un enfant, cela veut simplement dire s’accorder des moments où l’Enfant libre influence l’Adulte : « Oh la belle bleue ! » Alors, l’enfant qui regarde cet adulte s’émerveiller devant un feu d’artifice peut se réjouir de savoir que, quel que soit l’âge de ses artères, il pourra être selon les situations : jeune, vieux, sérieux, jovial… tout en suivant ses rêves et ses buts. Il sera ainsi capable de traverser le temps en ayant eu la sensation de vivre et non la sensation de vieillir !
Les livres de Karine Danan : 50 exercices pour vaincre l’anxiété(à paraître, éd. Eyrolles) S'aimer sans se disputer (2016, éd. Eyrolles) L'Analyse transactionnelle en 150 questions/réponses(2016, éd. Ellipses) Je ne sais pas dire non - Quand faire plaisir aux autres rime avec oubli de soi. (2013, éd. Eyrolles) |
Publié le 31/01/2020