Simon erre sur la plage de Tel-Aviv, rejouant dans sa tête la conversation avec Talchinsky, tâchant désespérément de donner sens à toute cette histoire. Le travail en lui-même serait passionnant, les moyens mis à sa disposition colossaux, le salaire cinq fois supérieur à ce qu'il touche à l'université… Pourtant, ça ne colle pas. Simon ne peut vraiment pas mettre le doigt dessus, mais, au-delà de la folie du projet en lui-même, quelque chose dans sa propre situation le perturbe.
Il s'assit sur le sable, les raisonnements rebondissaient à toute vitesse dans son esprit. La tête lui tournait. Le soleil se couchait sur Tel-Aviv, au son des balles de caoutchouc qui frappaient contre les raquettes de plage. Des septuagénaires israéliens aux muscles noueux et à la peau tannée jouaient pendant des heures, faisant passer le temps au diapason des toc-toc-toc-toc-toc de leurs matkots…
Et puis, une silhouette familière se dressa devant Simon. Soixante-dix ans, court sur pattes, le teint olivâtre et les yeux rieurs, c'était le DrAssouline, improbable dans son bermuda bordeaux, ses Birkenstock tenus du bout des doigts. Kermit la Grenouille comme il était cruellement surnommé dans les couloirs du centre communautaire. Simon se leva pour le saluer. Le médecin à la retraite s'éclaira aussitôt d'un sourire stupéfait et ravi… et se lança sans plus attendre dans un exposé complet des raisons de sa présence ici, une mise en contexte approfondie de sa situation. Il était là pour quelques semaines, « en quelque sorte en escale ». Son épouse et lui-même, comme la plupart de leurs amis retraités, passaient l'essentiel de leur temps à parcourir le monde. La Californie, l'Italie, le Maroc… Ils se fixaient un programme draconien d'exploration de terres inconnues, prenant des notes parfois et des photos tout le temps. Le DrAssouline en faisait d'ailleurs déjà défiler quelques-unes sur son portable, à un rythme mesuré pour bien laisser à Simon l'occasion de les apprécier.
« Et toi alors ? Qu'est-ce qui t'amène en Terre sainte ? »
Chose curieuse, Simon se lança dans une réponse absolument exhaustive lui-aussi. Le coup de fil de la secrétaire, le rendez-vous avec Talchinsky, son projet de colonisation de Mars, la proposition d'emploi. Il livra un récit complet au DrAssouline qui n'en demandait pas tant. Peut-être pour tâcher de donner à sa situation une réalité tangible, peut-être pour le prendre à témoin de l'étrangeté de ce qui lui arrivait. Peut-être parce que le DrAssouline avait cette présence rassurante, ses yeux sympathiques et des mains de médecin qui peuvent tout soigner. Simon ne s'arrêtait plus de parler, il lui exposait les arguments implacables de Talchinsky : le méthane bientôt dégagé par la fonte du permafrost, la courbe démographique africaine et les pénuries de ressources qui s'annonçaient déjà pour 2035. Enfin, la guerre à venir. Irrémédiable. Le visage du docteur se contractait progressivement, comme s'il écoutait l'écho d'un son lointain, ou plutôt comme si on lui parlait dans une langue étrangère qu'il n'avait pas pratiquée depuis longtemps.
Quand Simon eut terminé son exposé, le docteur plissa les lèvres, sentant qu'il devait dire quelque chose. Mais il ne dit rien. Àla place, il cligna des yeux d'un air concerné. Pourtant, concerné, il ne l'était pas. Car au fond, même s'il n'osait le dire, il n'en croyait pas un mot. Certes, la démonstration était rigoureusement soutenue par les faits, mais il était impossible pour le DrAssouline, à son âge et dans sa situation, d'en accepter les conclusions. Il ne pouvait simplement pas y croire. Son esprit, malléable dans sa jeunesse, s'était peu à peu contracté au fur et à mesure des années, autour d'une certaine vision du monde. Une compréhension de ce qu'était la vie, sa morale et son sens. Il n'avait plus l'âge d'en changer. Alors cette histoire de fin du monde imminente, vraiment, ça ne rentrait pas. Pas à son âge. Le Dr Assouline, travailleur consciencieux, voisin attentif, citoyen honnête, né en 1949, n'avait jamais eu à faire la guerre ni à souffrir de la faim. Son expérience de vie était une anomalie historique. Il était en conséquence extrêmement difficile pour lui, comme pour nous tous, d'accepter l'idée que sa norme allait devenir une sorte de grande exception rétrospective. Si Talchinsky disait vrai, à peu près rien ne survivrait de ce qui avait fait le monde du DrAssouline.
Simon fixait le vieux médecin qui conservait un silence embarrassé. Et soudain il comprit ce qui le perturbait tant dans la proposition de Talchinsky. Il s'agissait d'une aporie, une impasse logique. Si Talchinsky avait raison, si l'effondrement de l'écosystème terrestre était imminent, qu'importait à Simon d'accumuler avec ce travail un capital qui ne vaudrait bientôt plus rien ? Cependant, si Talchinsky se méprenait, si tout ça n'était qu'un delirium tremens à des centaines de millions d'euros, alors pourquoi y consacrerait-il son énergie ? Pour l'argent ? Cela n'était-il pas avilissant ?
La cause de son trouble lui apparaissait maintenant clairement : Simon se demandait s'il ne s'apprêtait pas à devenir une sorte de bouffon au service d'un fou.
Publié le 29/01/2020