Il entre, comme le veut une expression des commentateurs, dans le « collectif des commandements », qu’il ne faisait jusqu’à présent qu’observer dans la position à la fois intérieure et extérieure de l’enfant, qui assiste au spectacle d’un monde dont il est l’héritier. C’est dire que l’entrée de chaque individu dans l’âge adulte est une question politique, en ce qu’elle engage la constitution d’une certaine communauté. Cette articulation du singulier et du collectif est au cœur de la réflexion des sages à propos de l’adolescence.
Le marqueur de ce passage engage déjà ce problème. Deux poils pubiens signifient la soumission effective aux commandements de la Tora. Lorsque le corps indique non seulement une sexualité – des enfants non pubères peuvent avoir une relation sexuelle reconnue comme telle par les sages – mais une sexualité potentiellement fertile, ce corps supporte le poids des commandements. Un enfant devient adulte dès lors qu’il est un parent potentiel. Cette potentialité inscrite singulièrement sur l’intimité de son corps est en fait immédiatement inscrite dans une dimension collective, puisque ne sera présumé « pubien » qu’un poil se trouvant autour du sexe à partir d’un certain âge – 12 ou 13 ans donc – en vertu du fait qu’à ces âges-là la plupart des filles et des garçons sont effectivement pubères. En pratique, il faut pour être adulte cumuler le critère de la pilosité et le critère de l’âge. Corps singulier dont les signes ne s’interprètent qu’à la lumière du collectif.
Le passage s’opère semble-t-il de manière brutale : avant 12 ou 13 ans, les deux poils en question ne sont signe de rien, après, ils signifient la participation au collectif des commandements. Le seul fait de pouvoir être parent fait passer de l’autre côté : d’enfant qui arrive dans un monde, le jeune adulte devient un membre à part entière de ce monde qu’il construit par ses pratiques et ses discours et qu’il donne à voir et à intégrer à ceux qui n’en sont pas encore. Certains textes laissent entendre que cette appartenance se construit progressivement après une phase intermédiaire : les transgressions les plus graves ne seraient sanctionnées par le « tribunal céleste » de la peine de retranchement (karet) qu’à partir de la vingtième année[1]. Rappelons que karetsignifie dans le texte biblique l’exclusion du peuple d’Israël, et que l’on peut alors entendre que le jeune adulte y occupe une position ambiguë, intérieure certes, mais marginale, de sorte qu’il ne serait pas possible de l’en retrancher. Se dessine alors l’espace d’un temps intermédiaire d’irresponsabilité partielle pour celui qui en est déjà, sans pour autant être une partie constituante d’un tout dont il pourrait par ses actes se rendre indigne.
L’une des raisons mentionnées pour justifier cette période transitoire est qu’il est possible que le corps signifie déjà la potentialité d’être parent et d’avoir la charge de léguer un monde à des enfants, sans pour autant que la pleine conscience (da’at) de cette charge soit déjà présente. Entrer dans le collectif des commandements ne signifie pas nécessairement prendre la mesure de ce qu’ils engagent.
Ce décalage se traduit dans une règle particulière concernant les actes de langage « performatifs », à travers lesquels un sujet s’engage par sa parole : serment (shevu’a) ou vœu (neder). Lorsque quelqu’un jure d’accomplir une action ou de s’abstenir d’une action pourtant permise par la Tora (par exemple manger du pain demain ou ne pas le faire), cette action ou son abstention devient pour lui singulièrement une obligation ou une interdiction de la Tora elle-même. Autrement dit, la Tora (notamment Nombres 30, 3) délègue à la parole humaine une puissance normative équivalente, sur celui qui l’énonce, à celle de Dieu lui-même. Si je m’engage par ma parole à m’abstenir désormais de harissa, elle devient pour moi interdite comme si Moïse m’avait dit au Sinaï : « Prends garde de ne pas assaisonner ton couscous d’une sauce piquante », tandis que cela demeure permis pour tous les autres. À la différence de toutes les autres lois de la Tora, l’obligation de respecter ses engagements se distingue par le fait qu’elle seule est à l’initiative du sujet de la loi. De là, découle le cas étonnant de ce que j’appellerai en jouant sur les mots le « petit génie »[2].
En toute logique, une parole ne devient engageante pour celui qui l’énonce qu’à condition qu’il soit déjà soumis aux commandements de la Tora, puisque cette force d’engagement ne provient que d’un interdit de la Tora elle-même. Pourtant, une règle de la Michna[3]établit qu’un enfant dans l’année qui précède sa puberté (11 ou 12 ans) est engagé par un vœu qu’il prendrait, pour autant qu’ilcomprend « au nom de qui » il s’engage. Ce qui confère à cet acte de langage sa puissance engageante est la convocation du nom de Dieu, pris à témoin dans l’énoncé du serment ou invoqué dans celui du vœu. Si l’enfant manifeste une conscience de ce que signifie une telle prise à témoin ou une telle invocation, sa parole a pour lui force d’engagement. Si cette conscience fait défaut, cette parole reste sans effet. Dit autrement, s’il comprend que sa parole l’engage, il est engagé, sinon il ne l’est pas.
Si l’engagement est conditionné par le fait de comprendre que l’on est engagé, pourquoi alors limiter cette règle à la seule année qui précède la puberté ? Pourquoi par ailleurs ne pas considérer que même un adulte ne serait engagé par sa parole qu’à condition d’en comprendre la portée ? À suivre Rachi (sur place), c’est qu’avant 11 ou 12 ans c’est àun enfantque nous avons affaire et la parole qui sort de son corps ne saurait avoir la puissance de l’engagement ; tandis qu’après 13 ans c’est un adulte et peu importe qu’il comprenne ce qu’il dit : sa parole pour nous signifie l’engagement. Un corps d’enfant ne saurait être le support d’une parole engageante, un corps d’adulte ne saurait ne pas l’être. Seul le corps ambigu de l’adolescent « presqu’adulte » suscite la question de savoir s’il doit être ramené à l’enfance en raison de son immaturité ou inclus parmi les adultes en raison de sa précocité. Le corps associé à une parole fait l’objet d’une interprétation et nous avons ici une définition de ce qu’est un adulte dans les catégories de la Tora : un corps qui manifeste la puissance d’amener des enfants au monde associé à une parole qui atteste la compréhension que ce monde est construit par des énoncés qui lui confèrent son sens.
L’autre biais par lequel les sages s’efforcent de saisir le moment du passage à l’âge adulte trouve par là un éclairage. Quatre versets lapidaires (Deutéronome 21, 18-21)énoncent qu’un « fils dévoyé et rebelle »qui n’entendrait pas la voix de son père et de sa mère pourrait être amené par eux devant un tribunal pour être réprimandé et condamné à mort en cas de récidive. Notons d’emblée que le texte fait de ce problème familial une question qui engage la nature du collectif : il ne s’agit pas d’un droit de vie et de mort des pères sur les fils, à l’instar du droit romain où les pères jouissent d’une autorité souveraine sur leur maisonnée (enfants, femmes et esclaves). Père et mère conduisent ici leur enfant devant un tribunal de la ville qui seul juge si cet enfant est digne du nom d’Israël.Ces quelques versets ne sont pas seulement d’une brutalité qui laisse perplexe. Ils posent une série de difficultés qui entraînent les sages dans un travail d’élaboration du cas, qui le transforme en un véritable révélateur des enjeux de l’adolescence. Le premier problème concerne la possibilité d’une condamnation par l’entremise des parents. Est d’emblée exclu que l’on puisse parler d’un enfant mineur, qui est par définition irresponsable juridiquement. Il s’agit donc d’un adulte, mais comment penser alors qu’il puisse être condamné à mort pour avoir désobéi à papa et maman ? Le Talmud conclut qu’il s’agit d’un jeune qui vient d’accéder à la majorité et que la période où le cas pourrait se présenter est celle des trois mois qui suivent la puberté. Trois mois, car c’est le temps nécessaire pour qu’une grossesse devienne manifeste : c’est le temps à partir duquel le jeune fils pourra se projeter comme père. Au-delà des trois mois, il est déjà un père en puissance et ne saurait plus être désigné comme un « fils », dont la personnalité se dessine essentiellement dans son rapport à ses parents.
Autre difficulté : l’extrême sévérité du châtiment. Selon la formule talmudique, l’écart manifeste entre la faute et la peine qui déroge au principe de proportionnalité (midda ke-neged midda) s’explique par le fait que le « fils rebelle » est condamné en raison non pas de ce qu’il fait mais du devenir dans lequel ce qu’il fait l’enferme. Multipliant les critères nécessaires pour parvenir à une telle condamnation, le Talmud énonce que « nul n’a jamais été déclaré fils dévoyé et rebelle et nul ne le sera jamais » (à moins dit-on que ce ne soit arrivé une unique fois)[4], de sorte que l’enjeu du cas décrit dans la Bible est uniquement de constituer un objet d’étude. Et il s’agit bien d’étude, puisque le fils dévoyé et rebelle putatif serait condamné précisément parce qu’il a substitué à l’obligation de l’étude la satisfaction de son désir narcissique. Au lieu « d’entendre la voix de ses parents », il est « goinfre et ivrogne » selon l’expression du verset (Deutéronome 21, 20). D’après les sages, cela signifie que, pour être condamné, il devrait, au cours des trois mois suivant sa puberté, avoir par deux fois volé l’argent de ses parents pour s’acheter de la viande et du vin avant de les consommer à la manière d’un brigand ingurgitant son butin. Àtravers leur argent, le fils s’empare du désir de ses parents, de leur « voix » qui charrie la voix lointaine entendue au Sinaï, et la transforme en un objet de jouissance, typifié par la viande et le vin. Au bout du compte – conjecture-t-on –, il épuisera son héritage et devra voler et tuer pour satisfaire sa voracité (désignée dans le Talmud par le terme de « limoud »[5], pour signifier qu’elle vient occuper la place de l’étude de la Tora, en tant que sève de l’existence). Le fils est ainsi condamné en raison du type de subjectivité qu’il manifeste par ce repas visant une satisfaction immédiate et sans reste – une subjectivité fondée sur le refus de l’étude patiente, de l’engagement dans la construction d’un sens et de l’exigence de justice. Le fils dévoyé et rebelle ne perçoit pas que la loi est le support d’une étude. Elle n’est pour lui qu’une instance autoritaire et violente à laquelle il oppose, en miroir, une violence hors la loi. Goinfre et petit génie : à même le corps de l’adolescent s’interprète le type d’Israël qui vient, que l’on veut porteur d’un monde de sens à construire et à léguer aux enfants qui y arri
[1]Notamment Talmud de Babylone traité Chabbatp.89b.
[2]Mufla’ signifie « celui qui profère une formule d’engagement » mais aussi « extraordinaire ».
[3]Talmud de Babylone traité Niddap.45b.
[4]Talmud de Babylone, traité Sanhedrinp.71a.
[5]Idem p.72a.
Publié le 26/01/2020