Préambule
J’ai entrepris de mener la présente recherche dans le cadre de la préparation de la bat-mitsvade nos filles Gaëlle et Lior, célébrées en 2002 et 2003. Nous avons tenu à marquer ce moment essentiel de leur vie de femmes juives d’une façon à la fois créative, personnalisée et respectueuse de la halakha, la loi traditionnelle. Nous avons suivi quelques-unes des positions novatrices et en phase avec la réalité sociologique contemporaine de la mouvance « modern orthodox »[1].Les cérémonies prirent place à la synagogue, dans le cadre d’un office réunissant la famille et les amis. L’office (en semaine pour l’une et le chabbatpour l’autre) fut conduit en partie par nos filles. Les prières régulières furent agrémentées de textes et de bénédictions spécifiques ayant trait à l’événement de la bat-mitsva[2], d’un choix de psaumes et de chants et d’une dracha, étude documentée portant sur des textes de la tradition juive que l’on expose en public. Elles choisirent de traiter des thèmes centréssur des figures féminines de la Bible. Lior fit une lecture cantilée de la haftara, passage tiré des Prophètes. Ces cérémonies donnèrent lieu à la réalisation de brochures créatives dont ce texte est extrait. Dans le cadre de la réflexion qui présida à cette préparation, nous avons interrogé rabbins, enseignant(e)s et responsables de programmes éducatifs en France et en Israël, sur les sources et les modalités de la cérémonie qui marque la bat-mitsva. Parmi eux, le rabbin Benny Lau de Jérusalem et Malke Bina, directrice des études de l’Institut Matan en Israël. Nous nous sommes partiellement inspirés de son programme de préparation[3]à labat-mitsva, conçu en 1996, intitulé : « Vers la bat mitzva, les femmes juives à travers les âges ».
État des lieux
Bat-mitsvasignifie en hébreu : « fille du commandement », de même que bar-mitsvase traduit par « fils du commandement ». La religion juive considère en effet que la jeune fille âgée de 12 ans est capable d’assumer ses responsabilités vis-à-vis de Dieu et d’autrui. Elle se trouve à partir de ce moment soumise à la loi et devient un membre à part entière dans la communauté.
En dehors du fait que le Talmud évoque la tenue d’une séouda,ou repas de fête[4], pour marquer l’entrée de l’enfant dans le monde des mitsvot(commandements), la loi juive ne fait référence à aucune cérémonie pour célébrer la majorité religieuse, pas plus pour le garçon que pour la fille. Elle relève simplement le fait que, à partir de l’âge de 12 ans et un jour, avec l’apparition des premiers signes pubertaires, la jeune fille est appelée guédola, « grande » : son père ne peut plus annuler ses vœux et elle est tenue pour responsable de ses décisions et de ses actes.[5]
Précisons que la bar-mitsvaen tant que solennité est une coutume née au sein du judaïsme ashkénaze et ne remonte guère plus haut que le XIIIeou le XIVesiècle. C’est une création typiquement populaire que les rabbins ont adoptée. Il n’en est pas de même pour les filles, pour qui on ne retrouve quasiment pas de traces de célébration de bat-mitsvaavant le XXesiècle. S’inspirant des cérémonies chrétiennes, les communautés des grandes villes de France organisèrent pourtant des « confirmations » au milieu du XIXesiècle, pour garçons et filles.« Aujourd’hui, la participation des filles dans l’office public varie selon les synagogues et les mouvements, écrit le rabbin Pauline Bebe, dans la vaste majorité des communautés conservatrices et libérales, la cérémonie est individuelle et leur participation se fait à l’égal des garçons. »[6]
Les communautés orthodoxes, de leur côté, suivent depuis quelques décennies un cheminement qui transforme lentementune célébration autrefois impensable en une réalité aussi diversifiée que créative. Du fait du peu de tradition engrangée en ce domaine et ne disposant d’aucune cérémonie instituée à laquelle se référer, aucun corpus rituel, aucune liturgie précise sur laquelle se baser, chaque jeune fille, chaque famille, chaque communauté exerce sa créativité. Chaque bat-mitsvava être l’occasion de façonner une célébration originale et personnelle qui met l’accent sur des valeurs et des contenus en résonance avec la personnalité, la sensibilité, les centres d’intérêt de l’adolescente, son histoire et les traditions familiales.
Dans les célébrations restreintes, la cérémonie est strictement familiale et se déroule dans un cadre privé. Dans certaines communautés traditionalistes, une cérémonie collective est organisée en l’honneur de la promotion des benot-mitsva[7]de l’année. Elle vient clôturer un programme d’un an de préparation à la bat-mitsva[8]. Ailleurs, la jeune fille prend une part active durant l’office, récite la bénédiction de chéhé’héyanou[9]et prend la parole pour présenter sa dracha. Une séoudat mitsva(repas de fête organisé à l’occasion d’un devoir religieux) vient conclure l’événement.Dans les franges les plus actives des communautés modern orthodoxen Israël et aux États-Unis, la jeune fille assure la conduite totale de l’office avec la lecture de la Tora et de la haftara, le tout prenant souvent place dans une assemblée féminine.Ces célébrations sont parfois l’occasion d’une publication par la famille d’une liturgie créative, comprenant des textes écrits par la jeune fille.
La bat-mitsvadans les écrits rabbiniques
Il nous semble nécessaire d’énumérer succinctement les principaux arguments, plus sociologiques qu’halakhiques d’ailleurs, sur lesquels se sont appuyés les détracteurs de la célébration de la bat-mitsva, avant d’évoquer ceux des autorités qui lui sont favorables. Voici ces arguments :
- La célébration de la bat-mitsvaest une émanation des communautés réformées du XIXesiècle, qui ont-elles-mêmes subi l’influence chrétienne de la confirmation ; or il est interdit d’imiter les coutumes étrangères.[10]
- On ne peut légiférer en un domaine en l’absence de coutume antérieure pratiquée par les anciens.[11]
- L’entrée des filles dans le monde des mitsvotne se traduit par aucune manifestation rituelle collective visible (le garçon, lui, participe au quorum de prière à partir du jour de sa bar-mitsva, ce qui n’est pas le cas pour la fille) et ne justifie de ce fait aucune célébration[12].
- La célébration, dans un forum mixte hommes-femmes, au cours de laquelle la jeune fille se présente en public, prend la parole et chante est une enfreinte aux règles de latsniout, la pudeur[13].
Venons-en à présent aux partisans de la bat-mitsva.
C’est à Jacob Ettlinger (1798-1871), grand rabbin d’Altona en Allemagne, que l’on doit les premières cérémonies de bat-mitsvaorthodoxes,au milieu du XIXesiècle. Il rédigea même des sermons pour ces occasions solennelles. Cette pratique fut approuvée à la fin du XIXesiècle par un grand décisionnaire séfarade : le rabbin Yossef Haïm de Bagdad surnommé le Ben Ich ‘Haï, qui, en 1898, préconisa l’instauration de cette coutume, avec la tenue d’une séouda et la récitation de la bénédiction du chéhé’héyanou.[14]
Mais le véritable chef de file de cette avancée qu’est la célébration de la bat-mitsvaest le grand rabbin ashkénaze Yehiel Yaacov Weinberg (1878-1966). Dans ses prises de position sur le sujet, il démontre le pouvoir qu’a le décisionnaire de donner un statut halakhique à une célébration nouvelle, malgré l’absence d’un minhag(coutume) qui l’aurait précédée.Développant une argumentation à caractère sociologique, éducatif et éthique, le rabbin Weinberg soutient que cette célébration renforcera chez la jeune fille la conscience et l’amour de la Tora et le sentiment de fierté d’appartenir au peuple juif. Il écrit dans l’unde ses responsa :« La raison et les exigences pédagogiques nous mettent quasiment dans l’obligation de fêter pour la fille également son passage vers la responsabilité face à la loi juive. Et la discrimination que l’on fait entre les garçons et les filles au sujet de cette cérémonie blesse profondément le sentiment humain de l’adolescente, elle qui, dans tant d’autres domaines, a déjà gagné son émancipation. »[15]
Le grand rabbin séfarade d’Israël Yitzhak Nissim (1896-1981) a fait jurisprudence : s’appuyant sur le Ben Ich ‘Haï, il a décrété que la fête organisée à cette occasion est considérée comme une séoudat mitsva[16]. Le rabbin Ovadia Yossef, ancien grand rabbin séfarade d’Israël, en a entériné la décision. Dans le sillage du rabbin Weinberg qu’il cite dans ses responsa, il justifie le ‘hidouch(nouveauté) de cette célébration par la prise en compte et la juste évaluation des mutations sociales. L’absence de coutume antérieure, selon lui, n’est pas un frein. « Le fait d’empêcher la célébration de la bat-mitsvava dans le sens de ceux qui critiquent les sages d’Israël et les accusent de défavoriser les filles d’Israël, de faire des discriminations entre les garçons et les filles (…) Il est recommandé de dire ce jour-là des paroles de Tora, de chanter, de remercier Dieu, lors d’une fête organisée pour la bat-mitsva,qui est alors considérée comme une séoudat mitsva. »[17]Dans un autre responsum,il écrit : « Il est de règle de célébrer pour la fille comme pour le garçon leur entrée dans le monde des mitsvotpar une fête et un repas (…), la jeune fille est soumise aux mitsvotà partir de ce jour, c’est donc une mitsva d’en faire un jour de célébration. »[18]Citons aussi le grand rabbin séfarade d’Israël Ben-Tsion Meir ‘Haï Ouziel (1880-1953) qui, en son temps, se montra très favorable à l’idée de cette célébration.[19]Il joua de manière générale un rôle décisif pour l’évolution du statut halakhique des femmes dans la société israélienne.[20]Sur les traces du Ben Ich ‘Haï, le rabbin Amram Abourabia[21], ancien président du tribunal rabbinique de Petah Tikva , salue la popularité grandissante de la célébration de la bat-mitsvadans les communautés et la qualifie deminhag tov, bonne coutume. On remarquera au passage que, contrairement à l’idée reçue, ce sont les décisionnaires séfarades de notre génération, qui, lorsqu’ils établissent la halakha, adoptent les positions les plus novatrices et les plus en phase avec les réalités sociologiques, en particulier en ce qui concerne les changements intervenus dans le statut des femmes dans la société moderne.
Entre tradition et créativité
Depuis quelques années, le débat ne tourne plus autour de la question de la légitimité de la séouda de bat-mitsva, mais porte sur la présence et le rôle des femmes et de la jeune bat-mitsva,en particulier dans la vie synagogale, au cœur de la prière collective. Certaines personnalités rabbiniques appartenant au courant sioniste religieux (dati léoumi) ou à la mouvance modern orthodoxont choisi d’accompagner cet élan d’enthousiasme de femmes et de jeunes filles désireuses de s’inscrire plus activement dans le monde de la synagogue, y prendre des responsabilités à la mesure de leurs compétences et de leur énergie, diriger un office, lire la Tora et la haftara dans une assemblée de prières de femmes par exemple et ce, dès le moment de la célébration de leur bat-mitsva.Ils considèrent cet engouement grandissant des femmes pour tous les domaines de l’étude juive et de la vie liturgique et spirituelle en général comme un facteur d’espoir. Ils encouragent ces initiatives au nom des mêmes arguments (sociologiques, éducatifs, éthiques) qui avaient en leur temps mené les rabbins à se montrer favorables au fait même de l’étude juive, ou de la célébration de la bat-mitsva.
« On peut répondre favorablement à ces aspirations en tenant compte des exigences rigoureuses de la halakha, affirme le rabbin israélien Benny Lau, mais il y a tout un travail d’information et d’éducation à faire auprès d’un public d’hommes et de femmes. Il y a à œuvrer en faveur d’une transformation des mentalités, concernant la place des femmes dans la vie cultuelle juive. […] Le rôle du rabbin qui accompagne ces célébrations est d’expliquer à tous leur ancrage halakhique ».[22]
Le rabbin Benjamin Kalmanson, directeur de la yechiva Beit Vaadd’Othniel, rappelle que, « en son temps, la fondatrice du réseau éducatif pour filles Beit Yaacovrencontra des difficultés considérables et beaucoup d’oppositions, tandis qu’aujourd’hui tous reconnaissent l’importance de son apport pour l’ensemble du peuple juif, pour les hommes comme pour les femmes ». Et il ajoute : « Que le Créateur fasse que la contribution significative de femmes comme vous soit également pleinement reconnue dans le futur. »[23]
[1]Pour une présentation de la mouvance modern orthodox au sein du judaïsme contemporain, voir : www.edah.org
[2]Voir par exemple la bénédiction du michébérakhpour la bat-mitsva, citée en annexe.
[3] Ce programme est décrit dans l’article de O. Koren et T. Gerber : « Likrat bat-misva, ha-icha hayehoudit ledorotéha – tokhnit bat hamitsva chel Matan »in Bat mitzva, éd. Matan, 2002 (en hébreu) pp. 423-428. Ce livre, qui comprend un recueil d’articles, est un véritable ouvrage de référence dont je me suis largement inspirée pour la rédaction du présent article. Parents, éducateurs, enseignants y trouveront de quoi nourrir une réflexion créative sur l’événement de la bat-mitsvaen harmonie avec les exigences de la halakha.Pour un aperçu d’exemples concrets de liturgies innovantes pour la bat-mitsva, il est également intéressant de consulter les sites suivants : www.edah.org/batmitzvah-book.p...et www.jofa.org/pdf/opt_BatMitzvah.pdf(en anglais).
[4]Traité Kidouchinp.31a.
[5]VoirMichnaNida5,6 et 6,11 ;Tossefta Haggiga1,3 ; Choul’han AroukhOra’h Haïim, 55,9.
[6]Pauline Bebe, Isha, Dictionnaire des femmes et du judaïsme, éd.Calmann-Lévy, 2001, pp 44-46.
[7]Benot-mitsvapluriel de bat-mitsva
[8] En France, depuis déjà plusieurs décennies, dans les communautés consistoriales, un programme de préparation à la bat-mitsvaest proposé dans les classes de Talmud Tora.Il vient signifier que la bat-mitsvan’est pas un événement ponctuel. Si c’est une entrée, un passage vers une position de responsabilité, c’est aussi le couronnement d’un long cheminement. En Israël, ces dernières années ont vu fleurir dans le public modern orthodox de nombreux programmes de préparation à la bat-mitsva, dans le cadre mais surtout en dehors de l’éducation formelle.
[9]Bénédiction qui exprime la joie et la reconnaissance ressentie par l’individu qui s’apprête à vivre un événement nouveau. Dans le cas présent, il s’agit d’inaugurer le statut de responsabilité face aux commandements de la Tora.
[10]Argument du rabbin Moché Feinstein (1895-1986), responsa Iguerot Moché, Ora’h ‘Haïm1,104.
[11]Idem, responsa Iguerot Moché,Ora’h ‘Haïm2,97. Argument également défendu par le rabbin Moché Stern, responsa Béer Moché1,10.
[12]Rabbin Moché Feinstein, responsa Iguerot Moché, Ora’h ‘Haïm2,97 ; rabbin Moché Stern op. cité.
[13]Argument défendu par le rabbin Avraham Kornfein, « lama lo nohagim laarokh séoudat bat-mitsva ? », in chimoucha chel dracha : 104, Jérusalem 1998 ; voir aussi responsa Zkan Aarondu rabbin Elyahou Volkin.
[14]Ben Ich ‘Haï, Parachat Reé,17.
[15]Seridé Ech, tome 3, 111, 93, cité également par le rabbinO. Yossef dans son responsumYéh’avé Daat2,29.
[16]« Al birkat baroukh chéptarani » in Noamn°7, 1964, pp 1-5
[17]Yéh’avé Daat2,29.
[18]Yabia Omer6,29
[19]Voir responsa Michpetei Ouziel 1,6.
[20] Il prit en effet position pour le vote des femmes et s’opposa sur ce point au grand rabbin ashkénaze de son époque, Abraham Isaac Kook (1865-1935).
[21]Netivé Am,225, 2, Petah Tikva, 1989
[22]Rabbin Lau, Kehila meatsevet eth h’agigat bat-hamitsva, in Bat-mitsva op. cité, p. 82.
[23]Tchouvat harav Binyamin Kalmanson in Bat mitzva, op. cité p.523.
La création du Beit Yaacov, premier établissement destiné à l’éducation juive des filles créé en 1917 en Pologne par Sarah Schnirer (1883-1938), fut une véritable révolution. Ce projet est né d’une prise de conscience de l’urgence de donner aux jeunes filles un niveau de connaissances juives qui puisse être à la hauteur de leur instruction profane. On retrouve les mêmes résistances à chaque tentative de faire avancer le statut des femmes dans la société juive. Sur les avancées, les régressions et les archaïsmes dans le statut de la femme au sein de la société juive d’aujourd’hui, lire l’article de Joëlle Bernheim, « Femme, juive, aujourd’hui » dans L’Archen° 583(www.col.fr/arche/article.php3?id_article=602). On y lit notamment :« Le problème de fond reste, quant à lui, le décalage entre le statut de la femme dans le judaïsme (dans le droit matrimonial principalement, mais dans la vie liturgique et spirituelle également) et son statut dans sa vie privée et publique par ailleurs. […] Ce n’est pas la capacité mutative de la halakhaqui est en cause, mais le fait que le problème en lui-même ne soit pas suffisamment pris au sérieux, et avec toute l’énergie et la vigilance qu’il requerrait pour que la halakhasoit véritablement interrogée.»
Publié le 23/01/2020