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Les juifs de Curaçao

Ecrit par Jean-Pierre Allali

Aux Petites Antilles, Curaçao est une île Sous-le-Vent dans la mer des Caraïbes, située entre Aruba et Bonaire[1]. 450 km2et 160 000 habitants avec pour capitale Willemstad[2]. Le roi de Curaçao s'appelle Willem-Alexander. Il s'agit du fils de la reine Beatrix des Pays-Bas qui monta sur le trône le 30 avril 2013 à l'abdication de sa mère. Quoi de plus normal puisque Curaçao forme, depuis le 10 octobre 2010, un État autonome au sein du royaume des Pays-Bas.

Curaçao, c'est aussi la « Isla de los Gigantes », l'Île des Géants, en référence à ses premiers habitants, les Arawaks, ou Caiquetios, venus du Venezuela : des Indiens de grande taille. Elle fut découverte en 1499 lord d’une expédition espagnole dirigée par Amerigo Vespucci et Alonso de Ojeda. Ce sont d'ailleurs les Espagnols qui lui donnèrent son nom en l'appelant « Corazón », (« cœur ») qui, transcrit en portugais, fait « Curaçau » et, de là, Curaçao.

La population actuelle, majoritairement d'origine africaine, est d'une extraordinaire diversité : Africains descendants des esclaves noirs affranchis en 1863, mais aussi métis, mulâtres, Indiens d'Amérique, Néerlandais, Espagnols, Portugais, Libanais, Asiates, Capverdiens... et Juifs. En tout, une cinquantaine d'origines. Pour ce qui est de la religion, 85% des Curaciens sont catholiques. Mais on trouve également sur l'île des pratiquants du protestantisme, du judaïsme, de l'adventisme, du méthodisme, du vaudou et de la santeria[3].

La langue nationale, le papiamento[4], étonnant mélange de créole, de portugais, d'espagnol, d'anglais, de néerlandais, d'indien arawak et d'idiomes africains, a été pour une bonne part construite par des Juifs il y a plusieurs siècles. D'ailleurs, le premier document connu écrit en papiamentodate de 1775. Il s'agit d'une lettre entre deux membres de la communauté juive.

Le premier Juif à mettre les pieds à Curaçao s'appelait Samuel Cohen. C'était en 1634. Il faisait partie de l'équipage du bateau de Johan van Walbeeck, qui reprit alors le territoire aux Espagnols. Dix-sept ans plus tard, emmenée par Joao d'Ylan, une dizaine de familles, soit cinquante Juifs venus d'Amsterdam, le rejoignent et s'organisent en congrégation religieuse. Au fil des ans, d'autres coreligionnaires venus des Pays-Bas mais aussi du Brésil ou encore d'Italie renforceront cet embryon de communauté.

En 1652, la Compagnie néerlandaise des Indes occidentales passa un contrat avec David Cohen Nassi, alias Nunes de Fonseca, agriculteur et négociant « converso », et son associé, Isaac Da Costa, marchand juif originaire de Recife, au Brésil. Ce contrat autorisait des Juifs à cultiver la terre. Ils ne reçurent cependant pas une complète liberté religieuse ni le droit de commercer. 

En 1685, les Juifs sont expulsés de Martinique et de Guadeloupe et trouvent tout naturellement refuge à Curaçao. Parmi eux, Benjamin da Costa d'Andrade, fabricant sucrier et spécialiste de la technique de préparation du cacao. Il s'installe sur l'île avec son épouse Luna de Oliveira et ses deux filles, Sarah et Esther. Sous son impulsion, Curaçao devient un centre important du commerce du cacao. Les Juifs se lancent également avec bonheur dans le négoce du tabac, des toiles de lin, du vin, de la cannelle et du poivre.

En 1748, on dénombre 1500 Juifs sur l'île. Ils représentent alors la moitié de la population blanche. Plus tard, dès 1933, des Juifs ashkénazes, fuyant l'Europe et le nazisme, débarqueront à Curaçao et, après la Seconde Guerre mondiale, on verra arriver des Juifs d'Égypte, de Turquie et même d'Algérie.

Dans le centre de Willemstad, rue Christophe Colomb, une synagogue du nom de Mikvé Israël-Emanuel est érigée. Construite par Pieter Rogenburg, elle est inaugurée en 1732. Ce lieu de culte, qui fonctionne toujours, est la plus ancienne synagogue ayant été en service sans interruption dans les Amériques. On peut y admirer des chandeliers dont le plus ancien date de 1706, une ménora, quatre lustres en cuivre avec vingt-quatre bougies, un rouleau de la Tora sauvé par des Juifs ayant fui l'Inquisition en 1492, un orgue en acajou importé des Pays-Bas et installé sur un balcon en 1866. Le sol de la synagogue est recouvert de sable en souvenir de la traversée du désert par le peuple hébreu. En 1970, un musée a été ouvert non loin de la synagogue. Il abrite des objets cultuels venus du monde entier.

En avril 1982 a été célébré le 250eanniversaire de la consécration de cette synagogue en présence de l'évêque de Willemstad, des autorités des Antilles néerlandaises et des personnalités juives du monde entier. Le gouvernement de l'île a émis à cette occasion des timbres-poste, des pièces de monnaie ainsi qu'un tirage spécial d'assiettes de Delft.

Avec l'arrivée d'une population ashkénaze, une autre synagogue a été bâtie en 1959 dans le quartier résidentiel de Scharloo. On trouve également à Willemstad une école juive. Il y a deux cimetières juifs. Le plus ancien, Beit ha Haïm, actuellement en restauration, date de la seconde moitié du XVIIesiècle et compte près de cinq mille tombes dont celle de Rivka Spinoza, la demi-sœur du célèbre philosophe. La plus ancienne sépulture semble être celle de Jud Nunes da Fonseca qui date de 1652.  

Il n'est pas inintéressant de mentionner qu'au XVIIesiècle Curaçao fut une plaque tournante des corsaires néerlandais dont les navires servirent notamment à la traite négrière et qu'en 1642 le gouverneur de l'île s'appelait Pieter Stuyvesant.

En 2019, malgré le départ de nombreux jeunes, quelques centaines de Juifs vivent à Curaçao, essentiellement dans la capitale.

[1]Ces trois îles sont souvent désignées sous le sigle : « Îles ABC ».

[2]Ce nom (qui signifie « ville de Guillaume ») lui a été attribué en l'honneur du fils de Frédéric-Henri, Guillaume II d’Orange-Nassau.

[3]Recensement de 2001.

[4]En espagnol, « papear » signifie parler, discuter, papoter.

 

Publié le 21/01/2020


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