Nous l’avions vu précédemment, Daleth, comme son nom l’indique, est la porte. La porte, pour toutes les civilisations depuis la préhistoire des dolmens jusqu’à nos jours, est l’archétype des rites de passage. Aujourd’hui encore, la science-fiction utilise la force imaginative de la porte pour évoquer le portail qui permet d’accéder d’une dimension spatio-temporelle à une autre, pensons à Stargateou à Interstellar et son trou de ver. En réalité, tout temple est une succession de portiques, de la Grèce à l’Égypte puis au Temple de Jérusalem. À chaque passage de porte, l’homme ou la femme accèdent à un niveau supérieur de spiritualité, pour aboutir –quand tous les degrés d’initiation sont atteints –au naos, petite salle qu’il faut franchir par une ouverture basse, au dans le Saint des Saints, seul endroit où est prononcé le nom ineffable du Tétragramme.
Quatrième lettre de l’alphabet, le Dalethmarque la première épreuve de cette suite. L’alphabet comporte trois étapes graduelles qui sont chaque fois des portes à franchir : Daleth, ‘Heth-Teth et Qof. Dalethest l’épreuve du temps, ‘Heth-Teth, la barrière, l’épreuve psychologique et enfin Qof, le chas de l’aiguille, l’épreuve spirituelle.
Dalethest l’épreuve du temps dans le parcours de l’accomplissement de notre individuation. Pour aller plus avant sur le chemin, je dois passer la porte, je dois accepter de mon vivant les changements radicaux. Le fœtus passe par la porte du corps de la mère pour devenir bébé, le bébé passe par la barrière du langage pour devenir un enfant, l’enfant franchit le portique de l’école, le jeune adulte passe sous le dais des mariés pour devenir « grand ». Ainsi, d’âge en âge, nous devons abandonner une nature pour en adopter une autre. Nous devons endosser la perte de ce que nous étions quelques semaines encore auparavant. L’enfant perd son « innocence » pour accéder à l’adolescence, les jeunes mariés perdent leur liberté et leur insouciance pour se conformer aux exigences de la vie responsable.
Il n’est pas nécessaire d’adhérer à la croyance en la réincarnation pour comprendre que, durant notre vie, nous nous réincarnons très souvent. Le corps de l’enfant n’est pas celui de l’adolescent qui n’est pas celui de l’adulte ni celui de la personne âgée. Réincarner vient tout simplement du mot carnequi veut dire chair.
Tout passage est une perte. Sans l’acceptation de cette perte, on reste bloqué à la lettre Dalethet la progression alphabétique cesse aussitôt. L’épreuve du temps Dalethnous laisse sur le pavé. Le syndrome de Peter Pan est l’illustration de cette volonté de ne pas vouloir passer les portes de la vie et ne pas accepter la perte d’une identité provisoire.
Sur quoi débouche la lettre Daleth dans la symbolique de l’alphabet ? Sur le Hé.
On ouvre la porte et un courant d’air vient rafraîchir notre vision du monde. Hé, étymologiquement, c’est le souffle. La forme de la lettre est empruntée au hiéroglyphe égyptien de l’homme debout en prière. Les inventeurs de l’alphabet décidèrent de placer ce fameux graphe à la cinquième place, c’est dire l’importance qu’ils accordaient à la prière. L’analyse du détail de cette lettre antique est riche d’enseignements. La prière n’est pas une attitude passive et soumise. L’orant est un homme debout, en marche, les pieds bien ancrés dans le sol et les bras levés vers le ciel. Cet homme en prière estmouvement. Ses pieds foulent bien la réalité terrestre et ses bras acceptent la lumière du ciel. Son regard regarde droit devant vers le projet et ne marque aucune soumission.
La lettre Héest souffle. Mais le souffle n’est-il pas prière ? Toutes les prières ne sont-elles pas la mise en mouvement de notre respiration et, en hébreu, une des images du divin n’est-elle pas le roua’h, le souffle et l’esprit ? C’est pourquoi cette lettre est deux fois présente dans le Tétragramme, Yod-Hé-Wav-Hé. Un premier Héproche du souffle créateur et un second indiquant la présence de ce souffle dans notre monde.
Le passage duDalethau Hénous enseigne la nécessité de perdre pour gagner. La nécessité d’abandonner du connu pour nous lancer dans l’inconnu, lumineux ou terrible. Mais ce lâcher-prise ne fut-il pas à l’origine même du peuple hébreu ? Abraham quitte le confort du polythéisme de son père et de son rang social pour répondre à la promesse d’un dieu qu’il ne connaissait pas. Le peuple hébreu, à la suite de Moïse, ne renonce-t-il pas au connu et au rationnel de sa vie égyptienne pour l’inconnu total du désert ? Abraham passe la porte du désert pour découvrir le souffle de la promesse, donc de l’espoir, en contrepartie du polythéisme basé sur la répétition du même. Moïse et le peuple franchissent la porte de la mer des Joncs pour pénétrer un territoire d’épreuves et d’incertitudes qui leur fera découvrir la chékhina, la présence de YHWHet les vertus de la Tora.
L’ADN même du peuple hébreu est inscrit dans sa racine tripière ‘Ayin-Beth-Rech, ’ÉVeR : « passer, traverser ».Sont hébreux, finalement, l’homme ou la femme qui se savent de passage d’un état à un autre état, d’un niveau de conscience à un autre niveau de conscience, selon les âges de la vie et du cortège d’épreuves et de lumière qu’elle leur accorde
Publié le 15/01/2020