Numéro 6 - Retour au sommaire

Janusz Korczak, avocat des enfants pour changer le monde

Ecrit par Entretien avec Isabelle Colombat - Propos recueillis par Liliane Guigner

Pourquoi vous êtes-vous intéressée à Janusz Korczak ?

Je ne suis ni enseignante, ni éducatrice, ni pédagogue mais j’écris pour la jeunesse –en particulier pour les adolescents –des romans et des documentaires, sur les thèmes de l’engagement, de l’écologie, du travail, de la famille et de l’exil. J’écris aussi des romans, BD et manuels scolaires d’apprentissage du français destinés aux jeunes Allemands. Par ailleurs, je suis une petite-fille d’émigrés polonais catholiques que « l’Est » a toujours attirée. J’ai voulu en savoir plus sur celui qui avait inventé, au début du XXesiècle à Varsovie, des « droits de l’enfant » qui inspirèrent, des années plus tard, en 1989, assez récemment finalement, la Convention internationale des droits de l’enfant adoptée par l’ONU. J’ai découvert la richesse à la fois de l’œuvre et de la vie de Janusz Korczak, médecin, écrivain pour enfants et pour adultes, éducateur, animateur de colonies de vacances, journaliste, homme de radio, médecin-expert devant les tribunaux, médecin militaire ayant été mobilisé trois fois sur le front, voyageur. J’ai été frappée par la cohérence et l’humanité de cet homme qui s’efforçait d’accorder ses idées et ses actes, l’utopie et la réalité. Il n’était pas un théoricien de l’éducation et n’avait ni méthodes ni recettes toutes faites à proposer. Ses réflexions étaient celles d’un observateur pragmatique des êtres et des choses de la vie, même les plus minuscules. Il aimait répéter aux enfants qu’un balai-brosse et une serpillière étaient des objets qui méritaient le même respect qu’un livre ou une paire de lunettes. Dans son « Journal du ghetto », peu de temps avant sa mort, il intitulait d’ailleurs un de ses textes : « Pourquoi je fais la vaisselle ».

Toute sa vie, Janusz Korczak l’a consacrée aux enfants ?

Oui, entièrement. Il se sentait une responsabilité à l’égard de tous les enfants, en particulier les plus pauvres. Il estimait que les enfants ne sont pas des êtres humains en devenir, mais qu’ils le sont déjà et méritent le respect. Il assurait d’ailleurs que la pédagogie n’est pas une science de l’enfant, mais de l’homme. Janusz Korczak n’a jamais renoncé à sa mission auprès des plus jeunes et, en août 1942, quand les nazis emmenèrent, pour les assassiner à Treblinka, les 200 enfants de son orphelinat qu’il avait dû déplacer dans le ghetto de Varsovie, il était avec eux. Il aurait pu fuir seul le ghetto. Des amis avaient tout organiser pour qu’il parte. Mais sa place était auprès des enfants. Comment aurait-il pu les laisser ? Il disait : « Comme on n’abandonne pas un enfant malade dans la nuit, on n’abandonne pas des enfants dans une époque comme celle-ci. » D’ailleurs, selon le psychiatre Stanislaw Tomkiewicz,son orphelinat était un « véritable havre de paix dans l’enfer du ghetto de Varsovie ».

Une fin terrible quand on sait que Janusz Korczak n’a eu de cesse, au cours de son existence, de vouloir protéger les enfants de la « toute-puissance des adultes »…

Korczak estimait, en effet, que les adultes se comportaient avec les enfants comme des maîtres avec leurs esclaves. Il estimait que la loi était le meilleur moyen de protéger les enfants, d’où la liste de droits qu’il a établie : le « droit à l’amour, au respect, à l’erreur, à l’allaitement maternel », « le droit d’avoir des secrets, de protester contre une injustice, d’être défendu dans un système de justice spécialisé dans l’enfance » et même « le droit de mourir ». Mais Korczak n’était pas un « spécialiste » de l’enfant. Il était à la fois leur meilleur avocat et un homme curieux du monde qui l’entourait, qui l’inquiétait et dans lequel il observait toute la société, dont le sort dévolu aux enfants. Ce qui comptait, au fond, pour lui, c’était la justice sociale qu’il réclamait pour les enfants comme d’autres pouvaient l’exiger pour les ouvriers ou les femmes. Pour lui, si l’on voulait résoudre les problèmes du monde, il fallait commencer par résoudre ceux des enfants.

D’où lui est venu cet intérêt pour l’enfance ?

Il n’a jamais oublié le profond sentiment de révolte qu’il éprouvait petit garçon, « un enfant de salon » que l’on surprotégeait et qui s’ennuyait. Il n’avait pas le droit de jouer avec les enfants qui n’étaient pas de son milieu. Il racontait qu’à l’âge de 5 ans il avait confié à sa grand-mère qu’il voulait transformer le monde pour qu’il n’y ait plus d’enfants sales, déguenillés, affamés. Né en 1878 à Varsovie, dans une famille juive, bourgeoise, aisée, laïque et assimilée depuis longtemps, il a été confronté très jeune à la maladie mentale de son père, un grand avocat. Très jeune, Janusz s’est mis à guetter ses crises puis à les redouter. Quand son père a été interné en hôpital psychiatrique avant de se suicider quelques années plus tard, il n’avait que 12 ans. Il s’est très vite mis à donner des cours particuliers pour aider sa mère, sa famille étant ruinée. C’est là qu’il s’est découvert un intérêt pour la pédagogie et la communication avec les enfants, pour l’écriture, aussi, qui l’a sauvé d’une certaine façon. Tout en suivant des études de médecine, il a écrit des livres et des articles. Devenu un écrivain célèbre et un pédiatre apprécié, il a finalement fait le choix de s’occuper des enfants des rues et des orphelins.

Et il a renoncé à exercer en tant que médecin à l’hôpital et dans son cabinet… 

Oui, car Korczak était très attaché à l’idée d’améliorer le monde et, pour lui, le meilleur moyen d’y arriver, c’était de s’atteler à l’éducation des enfants. Il a entrepris plusieurs voyages d’étude à Berlin, en Suisse puis, plus tard, à Paris et à Londres pour s’inspirer de ce qui se faisait ailleurs. Au début du XXesiècle, on commençait à étudier la psychologie enfantine et à inventer les principes d’une éducation nouvelle. Tous ses voyages ont alimenté sa réflexion et, en 1912, il a créé Dom Sierot, un orphelinat réservé aux enfants juifs. Korczak aurait souhaité ne pas faire de différence entre les enfants, mais à cette époque, en Pologne, c’était inenvisageable. Le second orphelinat, Nasz Dom, qu’il a fondé en 1919, était, quant à lui, destiné aux orphelins de guerre de culture catholique. Ces deux orphelinats fonctionnaient en « Républiques des enfants » selon le principe d’autogestion pédagogique avec un parlement, un tribunal et un journal d’enfants. Des visiteurs étrangers venaient d’ailleurs les visiter et témoignaient de la joie des enfants. Parallèlement, Korczak poursuivait son travail d’écrivain, concevait des émissions pour la radio et créait aussi un journal pour les enfants, « La Petite Revue », qui était tiré à 150 000 exemplaires et qui disposait de 2000 correspondants enfants et adolescents. 

Sur quels principes reposaient ces « Républiques des enfants » ?

Korczak partait du principe qu’adultes et enfants étaient égaux et qu’ils devaient coopérer en établissant une sorte de contrat qui reposait sur des lois et des droits élaborés en commun, et donc indiscutables. Il ne s’agissait donc pas d’obéir à quelqu’un en particulier mais aux lois qui étaient les mêmes pour tous, enfants et adultes. Dans ce cadre, le rôle de l’adulte était essentiellement d’aider l’enfant à devenir lui-même et non pas d’imposer ses valeurs, sa vision du monde, sa religion ou même sa patrie. Pour lui, il devait soutenir l’enfant dans cet effort pour grandir, c’est-à-dire apprendre sur soi et sur le monde qui l’entoure. Chaque individu se créait ses valeurs pas à pas, au gré des peines, des tourments, des épreuves. Tout devait ainsi contribuer à l’auto-éducation des enfants, en particulier le travail. Chaque enfant avait un service à assurer pendant la semaine : balayage, lessivage des sols, déblayage de la neige, distribution du linge… sans compter d’autres travaux collectifs. En travaillant avec les autres, les enfants travaillaient également sur eux.

Àquoi ressemblait la vie dans cette « République des enfants » ?

Quand un enfant arrivait à l’orphelinat, il ne devenait véritablement membre de cette communauté qu’au bout de plusieurs mois quand le parlement s’était réuni et que les enfants avaient accepté de cohabiter avec lui et d’en faire un « citoyen ». Un jeune pensionnaire servait de guide au nouvel enfant pendant trois mois car arriver dans « La République des enfants », c’était quasiment débarquer dans un nouveau pays avec sa langue, ses lois, ses objets comme le panneau d’affichage sur lequel étaient écrites toutes sortes d’informations et la boîte aux lettres dans laquelle les enfants pouvaient déposer une demande ou une critique à l’éducateur. Chaque semaine, un tribunal composé de pensionnaires tirés au sort et d’un éducateur était chargé de régler les litiges. Àl’issue de la séance, Korczak lisait le journal de la semaine qui relatait les événements marquants de la semaine et les jugements du tribunal. Ce tribunal pardonnait souvent. La pire des peines était de retrouver son nom sur le panneau d’affichage. Bref, les habitants de cette « République des enfants » étaient loin de faire ce qu’ils voulaient. Ils comprenaient vite qu’être un citoyen ce n’est pas se comporter en être capricieux soumis à ses désirs.

Janusz Korczak a-t-il quelque chose à nous dire aujourd’hui ?

Il me semble que son message n’a perdu ni de sa modernité ni de sa radicalité. Il nous rappelle à notre responsabilité d’adulte et à notre humanité. Les enfants sont toujours les premières victimes des injustices sociales, économiques, politiques et maintenant climatiques. Nous interdisons la fessée mais nous acceptons que des enfants meurent par centaines dans la Méditerranée, que des familles avec enfants dorment dans les rues de nos villes, que les mineurs étrangers soient traités comme des adultes, que nos enseignants soient très mal payés et pas assez formés, que des policiers humilient et répriment des adolescents, que des enfants de terroristes croupissent dans des camps. Korczak rappelait, par exemple, qu’un enfant délinquant est avant tout un enfant. Qui se soucie vraiment des enfants aujourd’hui ? Même avec nos propres enfants, nous nous comportons trop souvent en propriétaires, en oubliant qu’ils ne nous appartiennent pas. Lire Korczak, c’est comme oser prendre une douche froide pour se donner l’énergie de se remobiliser face à l’urgence de la situation.

Publié le 12/01/2020


Si cet article vous a intéressé partagez le

https://www.leclaireur.org/magazine/article?id=201