On pourrait dire qu’une famille est un « petit système » et qu’on ne peut donc traiter l’enfant sans se préoccuper en même temps de sa mère, de son père et de leurs relations, voire de leurs relations à leurs propres parents. Cela pose la question de la place de chacun. Et vous pensez que, peut-être, chacun n’est plus à sa juste place.
Ce qui est le plus grave, c’est que chacun croit être le seul artisan de lui-même. C’est-à-dire qu’aujourd’hui nul ne vient à imaginer qu’il est le chaînon et le produit d’une histoire qui lui échoit à la naissance, qu’il n’a pas choisie et qu’il a pour injonction de proroger quitte à y mettre une note personnelle. Si jamais on occulte cet aspect des choses, il reviendra de façon explosive.
Vous avez écrit un livre intitulé Éduquer ses enfants, l’urgence aujourd’hui. De quelle urgence s’agit-il ?
Urgence pour une raison simple : on a passé des décennies à être l’esclave d’idéologies qui confondaient totalement l’éducation et la séduction. On a prétendu que l’enfant avait un génie propre et qu’il lui fallait développer ce génie à sa convenance et à son rythme. Or, une éducation est absolument indispensable, car l’humanité a 7 millions d’années d’évolution et les humains sont fondamentalement des êtres de pulsions ; les progrès de l’humanité ont pris tout ce temps-là et il est fondamental de faire parcourir ce temps immense en très peu de temps à l’enfant, en quatre années environ, pour qu’il puisse devenir un être sociable. D’où la nécessité de l’éducation. L’éducation est un processus empirique qui a été forgé par la succession des générations. Il visait à faire en sorte que l’enfant réprime ses pulsions et les refoule de manière à pouvoir devenir un être sociable et un être d’échanges. Or, depuis 1968 notamment, ce principe a été remplacé par de la séduction, qui est le contraire de l’éducation. En quoi le processus est-il différent ? L’éducation vise à ce que l’enfant réprime ses pulsions pour gagner l’amour de ses parents. Depuis 1968, on a décidé que les parents devaient aimer leurs enfants et le leur faire sentir de façon inconditionnelle. Les conditions de l’éducation ont donc été totalement mises à l’écart avec comme conséquence l’éclosion d’enfants tyrans. Éduquer ses enfants est une urgence aujourd’hui car il est indispensable de freiner ce processus qui a donné des résultats catastrophiques. Quand je plaide pour l’éducation, je ne le fais pas sur le mode idéologique mais de manière scientifique, en apportant tous les éléments pour comprendre cette nécessité de l’éducation.
L’enfant a une relation privilégiée avec sa mère, depuis sa conception et sa gestation. Celle-ci est l’artisan de l’éducation de ses enfants. Pouvez-vous nous expliquer la nature et les enjeux de cette relation ?
Pendant la gestation, il se passe quelque chose qui était insoupçonné jusqu’aux années 1970-75, à savoir que le développement du système sensoriel du fœtus à partir de la seizième semaine de gestation met en place à l’intérieur du cerveau physique de l’enfant un véritable appareil sensoriel entièrement fabriqué sur la perception de sensations toutes venues du corps de la mère. Si bien qu’un nouveau-né est capable de reconnaître sa mère à l’odeur, à la voix, à la manière de se tenir, de se déplacer, de toucher… alors que ses yeux n’ont pas été exercés dans l’univers utérin et parce que les aires sensorielles sont jointes entre elles, il lui suffira de quatre heures en présence de sa mère pour la reconnaître sur une photographie. Tout cela met en place une relation et une communication d’une très grande fiabilité. L’enfant et sa mère se devinent l’un l’autre. Il n’existe aucun équivalent du côté du père, qui est un parfait étranger pour l’enfant et qui ne sera pris en compte par ce dernier que s’il est présenté par la mère comme tel. Pendant la gestation, tous les besoins du fœtus ont été satisfaits immédiatement, si bien que la mère est perçue et vécue comme cette instance qui dit « oui » à tout. Quand elle ne dit pas « oui », l’enfant attribuera cette décision du « non » à l’instance qu’il désigne comme le père. La mère est donc l’artisan de l’éducation dans la mesure où elle émet le « oui » pour son compte et le « non » pour le compte du père. Les enjeux de cette relation privilégiée, c’est que la mère porte jusqu’à l’enfant les interdits dont il a besoin, d’autant que les « oui » du père seront versés au compte de la mère et les « non » au compte du père. C’est une relation extrêmement équilibrée du point de vue de son efficience puisque l’enfant reçoit cinq sur cinq ce que dit la mère. Elle est le médiateur de sa propre relation avec l’enfant et le médiateur de sa relation avec son père. Tout passe par elle.
Quelle place la relation privilégiée entre la mère et son enfant laisse-t-elle au père ?
Comme tout passe par la mère, on peut penser qu’il n’est pas nécessaire qu’il y ait un père et c’est la conviction de beaucoup de mères qui décident de faire des enfants toutes seules. Le débat sur la PMA est là pour en témoigner. Une mère seule a une forte tendance à se centrer sur son enfant et à avoir une relation à son enfant qui constitue le centre de son existence. La relation mère-enfant est tellement satisfaisante pour l’un et l’autre qu’en définitive elle peut se passer de tout autre ingrédient. Petit détail biologique qui l’illustre : nous fabriquons une hormone du bien-être qui s’appelle l’ocytocine notamment produite lors des relations sexuelles. Chez la mère, le taux d’ocytocine est aussi assuré par la seule vue de l’enfant. Autant dire qu’une mère peut se passer de relations sexuelles pour atteindre le bien-être. Cette relation duelle risque d’entraîner la fabrication, autour de l’enfant, d’un utérus virtuel extensible à l’infini et duquel la mère lui interdit de sortir. Cette interdépendance ne pourra jamais aguerrir l’enfant. L’importance de la place du père est de rappeler à la mère qu’elle est une femme et de lui éviter de sombrer dans le gouffre de la maternité. Si la relation de la mère à son enfant est exclusive, l’enfant devient un tyran domestique avec une répulsion pour tout effort, d’où la catastrophe de notre école républicaine.
Quelle est selon vous la bonne position de chacun ?
La bonne position de la mère consiste à faire le deuil de la toute-puissance que lui ont conféré la gestation et la mise au monde, et de comprendre qu’éduquer un enfant, cela se fait à deux. Dans la mesure où les « non » qu’elle prononce le sont au nom du père, il est important que le père soit présent et investi et qu’il constitue un repère physique et réel pour l’enfant.
La bonne place du père est de veiller à ce que la mère se sente femme par lui et soit heureuse de l’être. L’un de mes maîtres disait : « Tous les problèmes physiques et psychiques de l’enfant se résolvent dans le lit de ses parents. » Cette vision n’est pas, comme on pourrait le croire, misogyne. Pour que la mère accepte d’être rappelée à sa position de femme par le père, encore faut-il que le père mérite qu’elle le rejoigne et cela le contraint à faire en sorte de courtiser la mère tout au long de la vie, et que cette façon de courtiser soit fondée sur quelque chose. Cette position de chacun des deux est facteur de progrès pour le père en tant qu’individu.
Est-il parfois trop tard dans l’éducation de ses enfants ?
J’ai une très grande expérience des processus de réparation de l’éducation et mon livre Éduquer ses enfantsen parle. Quand on débute dès la naissance de l’enfant avec le souci de l’éduquer et que l’on comprend les enjeux de l’éducation et ses mécanismes, les choses se mettent en place pendant les quatre premières années de façon tranquille. Pendant ces quatre années, on a à faire à un être en développement qui franchit une étape cruciale, le « stade du miroir », à l’âge de 10 mois. Jusqu’à cet âge, il se perçoit comme un morceau de sa mère et il n’est pas angoissé quand on le laisse seul. Àl’âge de 10 mois, il est « lui » et en même temps il est immature et dépend totalement de sa mère. Àtelle enseigne qu’il est effrayé et a peur de ne pas survivre dès qu’elle n’est plus dans son horizon. Il va passer quelques mois à tester la sécurité de la relation avec sa mère. Àce moment-là, il fabrique un scénario universel : sa mère peut lui permettre de vivre ou de ne pas vivre. Il en conclut à sa toute-puissance. Il va se défendre contre elle en développant une illusoire toute-puissance pendant la phase des « caprices ». Àpartir de là, deux voies sont possibles. Si la mère se fait la prêtresse de son enfant et qu’elle veut le satisfaire à tout prix, elle va laisser se développer son angoisse de mort qui ne le quittera jamais. Si elle ne satisfait pas à cent pour cent les caprices de son enfant, elle va au contraire le dissuader de se laisser envahir par son angoisse et lui permettre de comprendre l’autorité tranquille qu’elle exerce sur lui.
Si cela n’a pas été fait, on peut reprendre l’éducation. Et selon l’âge de l’enfant, les résultats seront plus ou moins rapides. À6 ans, il faut deux mois ; à 12 ans, il faut une année. La réparation se fait en mettant en place des limites et des sanctions. Et la punition universelle et efficace est de couper la communication avec l’enfant, le laissant mûrir et laissant le travail s’opérer seul.
Pensez-vous que les bouleversements de tous ordres qui touchent nos sociétés aujourd’hui (divorces, familles monoparentales ou recomposées familles avec deux mères ou deux pères, etc.) ont des conséquences sur l’éducation ?
L’éducation se fait à partir de repères qui sont posés et imposés à l’enfant. Or, nous entrons dans un monde où il n’y a plus de repères. Imaginons la circulation parisienne sans feux et où les panneaux directionnels auraient disparu. Cela fait de nombreuses années que je développe cette façon de voir et je suis très pessimiste car je pense que nous sommes arrivés à un point de non-retour… Je pense qu’avec la PMA et la GPA nous sommes complètement dans l’erreur et que l’on ne respecte pas le principe de précaution inscrit dans la Constitution. En effet, pour soulager la souffrance d’un adulte, on ne pense pas à la souffrance de l’enfant à venir.
Quels conseils donneriez-vous aux jeunes parents aujourd’hui ?
Je partirais de la langue hébraïque qui est une langue avec des racines trilitères dans laquelle chaque mot a son sens propre mais aussi le sens de ses anagrammes. À partir de la racine TNK, nous avons le bébe (tinok), la réparation (tikoun) et la séparation (nitok). Le bébé est potentiellement réparateur ou séparateur car il est à la confluence des histoires de ses deux parents qui se poursuivent par son intermédiaire. Je dirais aux parents que ce n’est pas parce que vous êtes devenus parents que vous cessez d’être un couple. De la santé de votre couple dépendra la santé de votre enfant.
Publié le 05/01/2020