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L'ode à la joie de Joseph Carlebach

Ecrit par Jacquot Grunewald - Rabbin

Parce que si tout était vanité, vanitas vanitatum omni vanitas comme dit la Vulgate dont la traduction a conquis, jusqu'il y a peu, l'ensemble des Bibles en français, qu'importerait que nos âges soient « premiers » ou « derniers » Tout serait vain, tout serait vanité. Vanitas, vanitatum et patapoum 

La lourdeur des mots latins évacue le hével hébreu, léger, éthéré, qui ponctue Kohéleth au rythme d'un boléro qui jamais ne s'essouffle. Hével,c'est le « souffle ». On peut aussi traduire par « buée » ou « haleine ».Chouraqui dit : « fumée »« Tout est fumée », reprend-il. « Tout est illusion » dit Jean-Jacques Wahl qui intitule sa traduction dKohéleth :« Illusion des illusions »

L'illusion pourrait ne pas imprimer à l'œuvre dont elle bat la mesurele cachet d'un pessimisme malsainqui, assure Joseph Carlebach, ne l'inspire ni ne l'exprime. Pour cet auteur, Kohéleth est le livre d'une joie de vivre « à l'étuvée ». Il ne faut pas donner trop d'importance aux malheurs qui peuvent vous arriver, dit-il dans son commentaireil ne faut pas voir dans les coups du sort, qui font partie de l'existence, un coup qui vous serait porté à vous exclusivement, ni compter sur la durée, sur lecaractère entier et la régularité dans le comportement des hommes. Ce seraient là, pourrait dire Jean-Jacques Wahl, autant d'illusions Sachons apprendre l'humilité, écrit Joseph Carlebach, sachons ne pas nous idolâtrer, ne permettons pas à la matérialité, à la fortune, à nos biens, à la gloire et à la reconnaissance d'autruià la puissance et à la réussite defaire l'essentiel de notre vie. Ce qui fait sens, c'est Dieu et l'obéissance à ses commandements. Voilà l'enseignement de KohélethLe bonheur de vivre est dans le moment dès lors qu'il est sans prétention, ni revendication, sans exiger de prolongation. La joie est un bien quand on est conscient de sa fragilité. Et précisément par rapport à la mort. Le moment nous accorde le bonheur parce que nous lui dénions le droit de nous décevoirKohéleth, souligne encore Carlebach, n'est pas le livre d'un optimisme frelaté, ce n'est pas l'opium de l'âme, mais le livre du sage lucide qui dans chaque joie qui lui vient en particulier voit un don du sort dont il est reconnaissant et qui sait accepter avec sérénité un malheur qui le touche personnellement.

Kohéleth trace dans les textes bibliques des portées aux notes peu conformes. Mais ses versets sur « les âges de la vie »en fin du chapitre 11 et au chapitre 12 qui clôture le Livre, ont fait plus que surprendreAu point que les sages du Talmud faillirent ne pas accorder à l'Ecclésiaste le droit de figurer dans le canon biblique. Traduisons avec Jean-Jacques Wahl « Douce est la lumière, et qu'il est agréable de voir le soleil. / Si l'homme a le bonheur de vivre de nombreuses années qu'il se réjouisse de chacune d'entre elles mais qu'il garde en mémoirque les jours sombres à venir seront nombreux, jours d'illusion. / Jeune homme, réjouis-toi dans ta jeunesse, que ton cœur soit heureux pendant ton adolescence ; suis les inclinations de ton cœur et ce que voient tes yeux mais sache que pourtout cela Dieu te fera comparaître en jugement. / Écarte la colère de ton cœur, éloigne la méchanceté de ta chair, car jeunesse comme adolescence sont illusion. / Souviens-toi de ton créateur quand tu es encore jeune avant que n'adviennent les mauvais jours, et que n'arrivent les années où tu diras : "Je n'y ai plus aucun plaisir". »

Un monde semble séparer l'ode à la joie de Kohéleth du dernier paragraphe du Chém'a quià trois reprises, chaque jour, nous (re-)commande : « Vous vous rappellerez tous les ordres de l'Éternel et vous les accomplirez sans vous égarer à la suite de votre cœur et deyeux qui vous prostituent. » (Nombres 15, 39)Un monde, aussi, semble séparer le« jeune homme » au « cœur heureux » des « mauvais jours » que Kohéleth décrit aussitôt par une série d'images (les « sentinelles » qui tremblent, les « meunières » qui se mettent à manquer, les « hommes vaillants » qui chancellent – en l'occurrence les mains, les dents, les jambes, etc.). Pas, cependant, avant d'enjoindre : « Souviens-toi de ton créateur quand tu es encore jeune. »

Sur ces portées, Carlebach a placé une intonation qui surprend, elle aussi « Fortissimo » ! Voici, dit-il, que l'homme « est arraché à la léthargie, à l'indifférence et convié au travail de la vie. À toi d'agir au lointain et au plus près, au soir et au matin. Ne cherche plus, saisis-toi de tout pour qu'au moins une part réussisse. Là surgit le grand appel à la joie, à cette joie qui nous rend conscients de notre responsabilité, l'heureuse conscience de pouvoir bouger nos mains, nos yeux, de savoir que le monde est si beau et la lumière si douce, que nous sommes en droit et capables d'user de toutes nos puissances et les rendre fécondes, dès lors que nous avons en tête qu'il nous faudra rendre compte du bon usage de chaque éclat de notre force »

Né en 1883, Joseph Carlebach était grand rabbin de Hambourg et d'Altona. Il était aussi mathématicien, philosophe, naturaliste. Il a étudié auprès de son père, rabbin de Lübeck, puis au Séminaire Hildesheimer de BerlinÀ Jérusalem, où il enseignait les sciences naturelles au lycéeLemel de 1904 à 1907il approfondissait son savoir auprès du grand rabbin Kook et d'autres sommités rabbiniques. Pendant l'occupationallemande de la Lituanie, il fonda un lycée juif à Kovno où les cours étaient donnés en allemand et en hébreu moderne. Par la suite, il fut chargé de mission auprès des yéshivot d'Europe de l'Est. Il aurait pu fuir l'Allemagne à la montée du nazisme – ce qu'il a fait faire à ses aînés.Mais lui et sa femme ont refusé d'abandonner leur communauté, gardant auprès d'eux leurs plus jeunes enfants. En 1941, il publiait dans des journaux juifs un appel antimilitariste à la paix. Son renom était tel que les nazis n'osèrent l'attaquer de front pour le sanctionner. Par ruse, ils l'attirèrent hors de la ville, lui, sa femme et leurs petits. Avec des milliers de Juifs allemands, ils furent déportés dans le ghetto de Riga en LettonieIls furent mis à mort par balles le 26 mars 1942 avec mille huit-cent quarante Juifs dans une forêt proche de lville après être passés par le camp de concentration de Jungfernhof. Un seul de ses enfants survécut.Joseph Carlebach était l'oncle de Shlomo Carlebach, le "rabbin chantant".

Publié le 30/12/2019


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