Quoi qu’on fasse, en position d’autorité, comme professeur ou comme chef d’État, ou comme parent, et même comme psychanalyste, on fait mal. Le triptyque des activités impossibles que repère Freud, « gouverner - éduquer -analyser », est frappé de malice. On n’y réussit jamais bien et on finit par causer un peu, le moins possible autant que possible, de douleur ou de peine, et un peu échouer. La chimère de la perfection dans ces trois ordres, l’achèvement, ce que les Grecs appellent l’entéléchie, le plein développement(développeur est un métier de notre temps) des projets comme la cybernétique aujourd’hui nous y invite sans guère de relâche, seront la cause d’un plus grand échec encore. Il y aura du reste beaucoup à pardonner à ceux auxquels le destin fixa une de ces trois tâches « impossibles ».
On pourrait ajouter à ces trois-là le métier, plus rare aujourd’hui, de prophétiser. Il y eut dans l’Ancien Israël des écoles de prophétie.
Jonas (Yona) fut un petit prophète auquel il arriva la célèbre histoire d’être avalé par un poisson, mythologisé en baleine. Le midrash joua sur la présence dans le texte d’un nom au masculin et d’un nom au féminin, et en conclut qu’il fut avalé d’abord par un poisson, puis par une poissonne, dont il est précisé avec soin que celle-ci avait la gueule pleine d’alevins. Le prophète se retrouva ainsi, de Charybde en Scylla si on peut dire, placé au cœur de la différence des sexes. Quelle vérité Une peut-il bien y avoir quand une différence fondatrice court sur toute la vie.
Jonas fut placé devant un dilemme d’école. Dieu lui demanda de convertir Ninive, ville pécheresse, l’actuelle Mossoul. Ninveh en akkadien signifie poisson. Jonas, fort bon prophète, savait qu’il réussirait et que cette réussite, dans un contraste affreux, ferait luire avec plus d’éclat les péchés d’Israël. Obéissant à Dieu, il condamnait son peuple. Lui désobéissant, il l’affaiblissait. Double contrainte qui rend souvent fou, sauf à comprendre enfin, sous une autre contrainte qui est celle de vivre, qu’on n’est pas responsable du Tout du sens, que la Loi est infinie, affamée aussi, toujours en souffrance d’être appliquée, et que nul ne peut en faire le tour. S’accaparer la vérité, spécialement si on a raison, est un grand tort. Faire ce qu’on doit suffit, sans avoir à comprendre l’ensemble de l’entreprise. On n’est qu’un alevin parmi les autres. S’il y a un plan général, il couvre tout l’espace et tout le temps, passé et à venir. Dieu l’enseigna aussi à Job qui dut,de guerre lasse, au milieu de la tempête, renoncer à comprendre le sens de son épreuve. Le Léviathan, gardien de l’incompréhensible, confondit Job. Avec Jonas, c’est un couple de grands poissons méditerranéens qui déchira un élan trop unanime vers la vérité. Aux humains justes est donné de voir, et fort peu de temps, le lambeau d’un sens hypothétique. Le tyran veut tout le sens tout de suite. Aussi Jonas, dans toute sa bonne volonté, est-il un prophète tyran, et il lui faut apprendre à descendre de son estrade. On est souvent le tyran de soi-même, dirait-on à la façon des fables de La Fontaine, genre auquel l’histoire de Jonas peut faire penser. La morale cependant, même quand elle arrive au début comme parfois, vient clore le récit et souvent faire la leçon. Dans le texte biblique, jusque dans sa fin énigmatique – Jonas est assis dans l’ombre d’un arbre dont un ver dévore le feuillage –, le sens reste ouvert. Dans le langage du linguiste Henri Meschonnic qui consacra à Jonas un de ses plus beaux textes, Jona et le signifiant errant, on dirait peut-être que l’humain prophétique, le navi en hébreu, celui qui parle en avant si on suit l’étymologie grecque, doit en somme surfer sur les mots, lessignifiants. Henri Meschonnic appelle ce type de surfing la signifiance. Immobile devient la prophétie qui se met à croire en elle-même, en son sérieux, oubliant qu’elle est juste une mise en mouvement, et qu’elle a peu à voir avec la vérité. Tombée, fixée, arrêtée et disgraciée, elle vocifère dans le piège du sens. Il s’agit de lever le sens, de le faire échapper toujours, d’inventer ce que le philosophe Gilles Deleuze, autrement, appelait des « lignes de fuite », de se livrer à l’errance suffisante. Voyez le capitaine Achab, comme il s’acharne sur Moby Dick, la baleine blanche, comme il se débat sans fin contre le signifiant inerte auquel il finit par se retrouver pieds et mains liés jusqu’à la mort. Dieu ne veut ce destin ni pour Job qui se cloue à sa souffrance ni pour Jonas qui doit apprendre à diviser sa parole, comme sont divisés les genres des poissons de haute mer, et à laisser flottant le sens qu’elle a. Que la rédemption de Ninive, trop rapide et qui ne durera que le temps d’une saison, stigmatise au sens propre Israël et son péché n’est pas l’affaire de Jonas. Se trompant un temps, Yona, petit prophète colombe, plongea dans la gueule de l’océan.
On trouve souvent dans l’enfance une scène et une chaîne de noms qui viennent déterminer la première partie de la vie. Prophétie de calcaire. Jonas est le fils d’Amitthaï où on entend la racine Emet, vérité. À Amitthaï, de la tribu de Zabulon, échouèrent la garde des océans et du littoral et la mission de subvenir à tous les besoins du lettré Issachar. Le père de Jonasest vérité. Pire, son nom est un des noms de Dieu, celui de sa mesure de vérité. Jonas est fils de Ma Vérité. Il aura, à l’inverse de la colombe obtempératrice et consentante à l’excès qui se donne tout entière quand vient à son cou lecouteau de la che’hita, à la découper. Cela n’en fait pas un faucon ni un boucher, mais juste un homme.
Le premier Livre des Rois (17, 1-24) rapporte comment le grand prophète Élie ressuscita un jour un jeune enfant qui venait de mourir. Cet enfant était Jonas. Jonas dut survivre au fait de survivre. Il faut quand même vivre quand on a survécu. Et vivre suppose découper les champs et les ordres, etdécouper la parole qui n’est pas une, et aussi ne pas comprendre, si on peut dire, le coup d’après de Dieu, et pardonner, conséquence du renoncement au sens plein.
Jonas repassa par le caveau de son enfance en se laissant happer par le ventre des poissons. Pinocchio ne fit pasautrement. Quant au psychanalyste, j’en connais au moins undont le cabinet est comme l’entraille d’une baleine bienveillante avec des côtes tout en nacre.
Publié le 27/12/2019