Numéro 6 - Retour au sommaire

Une brève éternité

Ecrit par Pascal Bruckner - Propos recueillis par Liliane Guigner

Pascal Bruckner, pourquoi avoir travaillé et écrit sur ce que vous appelez « le défi de la longévité » et en quoi, d’ailleurs, est-ce un défi ?

J’ai travaillé sur ce sujet car j’ai atteint cet « âge canonique » et que la questionse posait à moi directement. Quand je dis que c’est un défi, c’est à la fois un gain et un souci. On a gagné vingt-cinq ou trente années de vie supplémentaires en relativement peu de temps, mais cette longévité pose un certain nombre de problèmes économiques, philosophiques et politiques. C’est un cadeau pour le moins ambivalent.


Pendant longtemps, écrivez-vous, la jeunesse était suspecte et il fallait, pour réussir, paraître plus âgé. Que s’est-il passé pour qu’on soit aujourd’hui entré dans l’ère des adulescents, quincados et sexygénaires ?

Il s’est passé que la démographie a changé et, surtout, que les deux guerres mondiales et en particulier la première ont un peu délégitimé l’idée de maturité.

C’est-à-dire que les jeunes devaient s’excuser, auparavantde ne pas être des adultes alors que maintenant ce sont les adultes qui doivent sexcuser de ne pas être jeunesCe qui a changé, c’est que nous mettons en avant la maturité jusqu’au début du XXe siècle, tandis qu’aujourd’hui ce que l’on met en avant c’est le dynamisme, l’énergie et l’apparence de la jeunesse. Nous avons basculé dans un autre ordre des choses au point de créer le « jeunisme »ce symptôme des sociétés vieillissantes qui veulent absolument rester dans l’univers de la juvénilité, même si c’est un univers parodique.

 

Vous parlez d’un été indien de la vie, commençant à la cinquantaine. Que faire de ces années supplémentaires ? Est-ce le moment de méditer et de se délivrer peu à peu des plaisirs terrestres, bref, est-ce « le temps du renoncement » ?

Oui, classiquement la vieillesse était le temps du renoncement pour nos ancêtres et pour les générations antérieures. Mais je crois que de nos jours ce n’est plus tout à fait le cas. En effet, la figure du sage possesseur d’un savoir ou d’une philosophie sereine est une figure qui a été complètement démolie et remise en questionLa vieillesse a aujourd’hui une connotation négativec’est une période où le corps s’effondre et se réduit à des gestes répétitifsCroire que les seniors qui ont 50 ans entrent dans la sagesse et dans l’apaisement des sens est faux. On est autant un être de désir à 20 ans qu’à 60 ans ! Les chimères de résignationdoivent être oubliées et la première des choses à faire quand on atteint ces âges-là est précisément de renoncer au renoncement, même s’il y a des compromis à faire.

 

L’âge, selon vous, « emmure les individus dans des rôles ». Mais peut-on vraiment échapper à son âge ?

On n’échappe pas à son âge mais on n’est pas obligé de se conformer aux conventions qui vont de pair avec les déclarations de l’état civilParce que précisément ces conventions ne tiennent pas compte des changements qui ont eu au niveau de la démographie et dl’état de santé des personnes. Un homme ou une femme de 60 ans aujourd’hui, c’est un peu l’équivalent d’un homme ou d’une femme de 40 ou 50 ans il y a un siècleCes capacités autant physiques quintellectuelles ne peuvent être négligées, sauf à passer à côté de notre époque.

On voit un certain nombre de personnes qui ont envie de continuer à entreprendre, à espérerà désirer et à aimer à un âge où nos ancêtres avaientdéjà complètement abandonné toutes les joies de la terre et s’apprêtaient au grand départ.

 

Dans votre livre, vous vous intéressez à la retraite. Quel est votre avis à ce sujet ?

Je pense que la retraite a été une grande conquête sociale il y a cinquante ou soixante ans. Mais aujourd’hui, elle est devenue problématique. D’abord, elle coûte très cher à la nation. Ensuiteon ne peut accorder les mêmes droits aux personnes qui mouraient à 60 ou 65 ans et à des personnes dont l’espérance de vie va jusqu’à 79 ou 82 ansIl faut donc ajuster nos systèmes de retraite à cette réalité biologique. L’allongement de la durée de travail va devenir une règledans toute l’EuropeElle l’est déjà en Allemagne et en Belgique où la retraite a été fixée à 67 ans. En Belgique, cette nouvelle modalité entrera en application en janvier 2020. Jpense que dans dix ou quinze ans elle sera fixée partout à 70 ans pour tenir compte de l’allongement de la durée de la vie qui va obliger les travailleurs à cotiser davantage et à travailler plus longtemps.

 

Cette « brève éternité » nous conduit-elle à plus de libertés et de responsabilités ? 

Je dirais plus de possibilités. Le champ des possibles se prolonge plus longtemps pour l’être humain alors qu’hier il s’arrêtait à 45 ou 50 ans. Au XVIIesiècle, on mourait à 26 ans, la mort était au centre de la vie ; on oublie toujours ces réalités et il est difficile de s’écrier : « C’était mieux avant ! » Avantc’était la misère et la mort promises à tous et très tôt. Mais cette liberté impliqueeffectivement une responsabilité assez importante. Etpar conséquent, l’été indien de la vie nous plonge dans une schizophrénie car nous sommes tous partagés entre une jeunesse qui est toujours dans nos têtes, et un corps marqué, ridé avec des cheveux blancs et qui n’a plus tout à fait les mêmes forces qu’autrefois. C’est cette schizophrénie que nous vivons aujourd’hui entrecelui ou celle que nous avons été et une réalité biologique beaucoup plus contrastéeL’été indien, c’est un écartèlement entre deux aspirations et c’est peut-être cela qui constitue notre condition de nouveaux seniors.

 

Votre livre se conclut par un merci à la vie. Pascal Bruckner, L’éclaireur vous remercie pour cet entretien.


Publié le 11/12/2019


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