Numéro 6 - Retour au sommaire

Décal-âges

Ecrit par Karen Allali - Commissaire Général des EEIF

Le Talmud (traité Baba Metsia, p.87) enseigne qu’il fut un temps où n’existaient pas de signes extérieurs de vieillesse. Époque où nul n’avait besoin d’antirides ni de crèmes de jouvence. Abraham, père d’Isaac, s’inquiéta de l’incroyable ressemblance physique entre lui et son fils. Il pria pour que cette ressemblance s’amenuise car « les gens ne savaient pas qui honorer ». Il fut exaucé par l’apparition de signes de vieillesse évitant une confusion des âges de la vie. On est bien loin de l’apologie contemporaine du jeunisme et l’on doit donc au patriarche l’existence des marques physiques du poids des années. Son vieillissement fut pour lui « une couronne de gloire et un honneur » (Midrash Tan’houma).

Quelle leçon nous donnent ces textes ? Non pas qu’Abraham courait après les honneurs (la Tora vante explicitement sa modestie), mais qu’il importe d’assumer la différence des générations, notamment pour que les parents ne ressemblent pas à leurs enfants. Leçon d’actualité à l’heure où des adultes, vêtus comme leurs propres enfants et fonçant à trottinettedans la rue, remplacent parfois l’autorité légitime par le copinage démagogique aux effets faussement rajeunissants. 

 

Lors de la circoncision, on dit : « Ce petit deviendra grand » (zé hakatan gadol yihyé). Cette formule rituelle semble exprimer inutilement une évidence, sauf si elle traduit le vœu que l’enfant parvienne bel et bien à l’âge adulte. Une autre lecture est toutefois possible : pour l’heure, cet enfant est un enfant ; laissons-lui le temps de vivre pleinement son enfance sans l’encombrer de préoccupations d’adultes. Chaque chose en son temps. De la même manière, il importe que l’adulte n’idéalise pas exagérément son enfance et s’évertue à en contrôler l’influence sur sa vie présente, au risque, sinon, de ressembler à la femme de Loth (Genèse 19,26) transformée en statue de sel (double symbole d’immobilisme) pour avoir regardé en arrière…

 

Il importerait donc d’accorder toute son importance à chaque période de la vie, comme en témoigne un enseignement rabbinique (Maximes des Pères 5, 23) établissant de façon bien tranchée un « profil » existentiel correspondant à chaque étape de la vie : « À 5 ans, on doit commencer l’étude de la Bible, à 10 celle de la Michna, à 13 ans on est soumis aux commandements, à 15 vient l’étude, à 18 le mariage, à 20 ans commence la vie active, 30 ans, c’est l’âge de la force, 40 celui de l’intelligence, à 50 on est apte à donner des conseils, à 60c’est la vieillesse, à 70 on est un vieillard, à 80 arrive la force morale, 90 ans c’est la décrépitude, à 100 ans on est comme mort et coupé du monde. » On le voit, le poids des années (dont les effets ne sont jamais niés) est toujours envisagé en rapport avec les potentialités éthiques et les exigences rituelles. Si la vie est, selon cet enseignement, découpée en tranches précises, un même enjeu réunit le gamin et l’ancien : l’incarnation d’un idéal éthique.

C’est d’ailleurs pourquoi la tradition juive n’accorde généralement pas d’importance particulière à la célébration de l’anniversaire tandis qu’il existe un usage, pour les hommes, de célébrer la date anniversaire de leur circoncision, comme si chaque période de la vie devait s’envisager en lien avec l’Alliance et les progrès spirituels réalisés ou à venir.

Par ailleurs, la loi juive définit avec précision et pragmatisme les règles de respect envers les parents, les aînés et les personnes âgées. 

Mais cette approche n’est-elle pas caduque à l’heure où la jeunesse s’allonge, où la vieillesse (parfois riche et active) recule, où les épisodes de vie se multiplient et où les frontières entre les grandes périodes de l’existence s’atténuent ? Certains en appellent d’ailleurs à une redéfinition des âges de la vieLa sociologie a remis en cause le modèle linéaire et séquentiel des « trois temps de l’existence » (que l’on retrouve dans le tableau de Klimt Les Trois Âges de la femme1905) et de leurs périodes de transition associées, au profit d’une approches’intéressant au parcours (le concept de « seuil » cédant alors la place à celui de « bifurcation »)Comme l’écrit une sociologue s’inspirant de Jacques Brel, on passe « d’une valse à trois temps à une valse à mille temps ». Une constante, malgré tout, c’est que l’Occident continue de concevoir la vieillesse comme un déclin social et biologique (même si elle n’est plus le « naufrage » dont on a pu parler jadis), à la différence de ce que l’on trouve par exemple en Afrique de l’Est où l’on appréhende l’avancée en âge comme une ascension. 

 

À vrai dire, toutefois, la Tora et le Talmud ne semblent pas si rigides en matière d’âge et ils se font l’écho de nombreux cas de « décalage » entre l’âge et la personnalité ou entre l’aspect physique et le nombre des années. 

On dit de la matriarche Rébecca qu’elle fut épouse à 3 ans (!) avec la maturité intellectuelle et physique d’une jeune femme, et de Moïse qu’il conserva l’intégralité de ses forces physiques jusqu’à 120 ansQuand Sarah, âgée de 90 ans, enfanta Isaac, elle avait retrouvé, dit un midrash, l’apparence d’une jeune femme et allaita elle-même son enfant et ceux d’autres femmes (Tana débé Eliyahou Raba et Béréchit Raba 53,13). Après la mort de Sarah, Abraham se remaria à l’âge de 140 ans et eut encore des enfants. Signalons également ladurée de vie sans commune mesure avec notre condition des personnages bibliques antédiluviens. Adam atteint les 930 ans, Mathusalem vécut jusqu’à 969 ans..

Arrêtons-nous sur un cas original, celui de rabbi Élazar ben Azaria. Le Talmud (traité Bérakhot, p.28) raconte que ce jeune rabbin de 18 ans fut pressenti pour prendre la direction spirituelle et politique du peuple juif après que le président du sanhédrin (plus haute cour rabbinique) eutété démis de ses fonctions. Mais le sage était sceptique… Un homme si jeune pourrait-il prétendre, malgré son infinie érudition, à une fonction si prestigieuse et à une si lourde responsabilité ? Sans parler de la gêne légitimement ressentie de devenir l’autorité de maîtres plus âgés et plus vénérables que lui. Rabbi Élazar et son épouse prirent le temps de la réflexion. La nuit apportant visiblement plus que des conseils, le jeune maître fut l’objet d’un miracle : au matin, sa barbe avait blanchi ! Elle lui donnait l’allure d’un septuagénaire. Fort de ce signe providentiel, rabbi Élazar accepta d’assumer les plus hautes fonctions rabbiniques. Un jeune sage aux allures de patriarche, un gamin à la barbe blanche, un vieillard avec l’énergie et la fougue d’un adolescent ! N’est-ce pas ce que le judaïsme en général aspire à être ? Une sagesse plusieurs fois millénaire et cependant d’une saisissante modernité, d’antiques valeurs traduites dans un langage moderne et dynamiqueQu’incarne ce rabbin jeune-vieux ? Le fait que la vieillesse est affaire de maturité et qu’il est possible d’être adulte sans être vieuxla vieillesse s’entendant ici comme un état d’esprit résigné, routinier et las.

Le respect dû aux parents, précepte central inclus dans le Décalogue, peut aussi illustrer une certaine forme positive de « décal-âge » permettant à un individu de vivre simultanément plusieurs âges. Expliquons : qu’est-ce qui a valu au jeune rabbi Élazar d’être paré de signes extérieurs de sagesse et de maturité ? Selon un commentaire rabbinique, c’est sa capacité à intérioriser la parole de ses maîtres et de ses parents. Bien que jeune par l’âge, il fit siennes la sagesse et l’expérience des anciens, ajoutant à ses propres années celles de ceux qui l’ont précédé. Le verset biblique qui exige le respect des parents dit en effet : « Honore ton père et ta mère afin que tes jours se prolongent. » (Exode 20,11). Au sens premier, le texte a l’air de promettre la longévité à qui respectera ses parents. Mais il ne saurait être question de prendre ce verset au sens littéral. Pour le comprendre, il faut rappeler qu’en hébreu « respecter »(kavèd) signifie : « donner du poids », c'est-à-dire prendre au sérieux l’exemple et les enseignements des anciens. Il faut parfois à un parent ou à un maître des années d’efforts pour comprendre quelque chose ou pour aboutir à un certain degré de lucidité ou de compréhension. Mais ce qui a demandé à quelqu’un beaucoup d’investissement et de temps peut être transmis bien plus aisément à un enfant ou à un élève attentif. Dès lors, le disciple gagne un temps précieux et ajoute à sa vie les années d’expérience de celui qui l’inspire. Ainsi, celui qui honore ses parents ou ses maîtres voit ses jours s’allonger et ses années augmenter car il peut ajouter à son âge réel les années de maturité de ceux qui l’éduquent. Mais ces « années en plus » et la sagesse ainsi acquise doivent être incarnées non pas à la façon des parents mais adaptées à ce que l’on est présentement. Victor Hugo disait : « L’un des privilèges de la vieillesse c’est d’avoir, outre son âge, tous les âges. » Le sage bénéficie de ce privilège de façon anticipée.

 

Toutefois, la transmission (parents-enfants, maîtres-élèves, etc.), si elle offre un cadre précieux de relation intergénérationnelle, maintient une distance (celle du respect, justement) entre les différentes classes d’âge. Si la tradition nous invite à apprendre de chacun, même des plus jeunes, ou à tirer des leçons de sagesse de l’enfance elle-même, la juste place de chacun n’est jamais remise en cause.

 

En hébreu, la vie se dit ‘Haïm (חיים). Une forme plurielle qui peut s’interpréter comme la croyance juive en l’existence d’une vie après la mort. Mais on peut aussi considérer qu’ici-bas la vie est toujours plurielle (les différentes étapes de la vie, les différents rôles sociaux, les différentes facettes de la personnalité), notamment parce qu’on accède à ce que le philosophe François Jullien appelle une seconde vie. Non pas une vie nouvelle qui romprait totalement avec la première (on n’échappe pas à ce que l’on est), mais un prolongement de l’existence qui, dans la continuité du passé, s’en démarque toutefois par la lucidité et l’expérience acquises. Et, si l’on veut réussir cette seconde vie, il faut s’armer de jeunesse. « Si jeunesse savait, dit-on, et si vieillesse pouvait » Or, rien ne dit que cette dernière ait perdu tout pouvoir sur l’existence. « Jusque dans la haute vieillesse, ils donnent des fruits, ils sont pleins de sève et de verdeur », dit le psalmiste à propos des justes (Ps. 92,15).

Le Midrash (Kohélet Raba) dit qu’une « personne qui vieillit est comme un singe ». Commentant cette obscure sentence, le rabbi de Kotzk explique qu’en prenant de l’âge on finit parfois par s’imiter soi-même, par être sa propre caricature, devenant routinier et mécanique au lieu de continuer à inventer sa vie. Quelques décennies avant ce maître hassidique, Rousseau s’inquiétait lui aussi de ce que la vieillesse fait souvent ignorer la perfectibilité qui caractérise l’humain. Or rien de ceci n’est inéluctable, tant que la maladie (physique ou mentale) nous épargne. Et si les possibilités physiques, les centres d’intérêt et la vie sociale sont indéniablement et profondément modifiés, la maturité et la vieillesse sont riches de potentialités et d’expériences nouvelles. Les termes « aînés » et « seniors » inventéspar les « communicants » pour éviter de dire « vieux » occultent la noblesse de ce motconsidéré à tort comme insultant, et nient la réalité de la vieillesse en entretenant ce que le philosophe Didier Martz appelle « la tyrannie du bienvieillir ».

 

Après avoir dit que la vie de Sarah fut de 127 ans, la Tora insiste : « Telles furent les années de Sarah » (Genèse 23,1)Et les commentateurs d’expliquer que la matriarche vécut durablement (première partie, chiffrée, du verset) mais aussi qualitativement (seconde partie), car vertueuse jusqu’au bout.

 

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Trois leçons se dégagent de ces réflexions : 1) La tradition juive valorise la congruence entre l’apparence physique et la maturité intellectuelle ou morale2) Elle nous invite à vivre en accord avec notre âge et à nous comporter envers l’autre selon des modalités conformes à son âge et à son statut. 3) Elle nous encourage à « rester jeunes » et à ne pas vieillir, non pas physiologiquement mais en faisant de la jeunesse une posture intellectuelle (« Il est interdit d’être vieux » enseignait rabbi Na’hman de Breslev), et de la maturité un degré supérieur de sagesse, comme l’enseigne le Talmud : « On appelle zaken (vieux) celui qui a acquis (zé kana) la sagesse. » Dans son roman Le Premier Mot, Vassilis Alexakis propose une jolie image de ce que pourrait être cette vieillesse-sagesse : le point d’exclamation (!), en vieillissant, se voûte et devient un point d’interrogation (?). La maturité consiste à se défaire de ses certitudes trop dogmatiques pour assumer le fait qu’à bien y réfléchir peu d’évidences résistent à un examen critique. La sagesse résiderait donc dans la capacité à remettre en question nos rassurantes certitudes, à les inquiéter.

Publié le 09/12/2019


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