Peut-être faudrait-il d’abord se demander ce que sont la science, la morale, la religion. Depuis qu’il existe des penseurs, ils ont essayé d’en donner la définition mais ils n’ont sans doute jamais réussi tout à fait, ni pour ces réalités ni pour les autres, puisque chaque philosophe prétend corriger, modifier, achever le dictionnaire de pensée de ses prédécesseurs (…). Du fait que le monde que le savant étudie est le même que celui dans lequel le croyant vit, cette question ne peut être esquivée. En voici un exemple très simple. On peut lire dans le Chéma : « Si vous observez mes commandements, je vous donnerai la pluie en son temps. » C’est-à-dire en substance : si vous vous conduisez suivant ce que je vous dis être le Bien, votre subsistance naturelle sera assurée. Il y a là l’affirmation d’un rapport irrationnel qu’aucun philosophe ou savant ne pourra admettre sans se croire déshonoré pour toujours devant la raison. Parce que évidemment le cycle de la pluie se fiche éperdument du fait que vous êtes un saint ou une crapule... Demandez cependant au paysan si la pluie n’est pas toujours un miracle. Un tel rapport, le Bien = la pluie, semble inintelligible pour la pensée rationnelle. Pour le croyant, il suffira de lire : le Bien, Dieu, la pluie. Ou encore, en langage juif : le Juge des actions humaines est le Roi (celui qui dirige les lois du monde).
Dilemme ?
Devant un tel problème, on ne peut évidemment demeurer neutre. Aussi, c’est du point de vue du croyant que je l’aborderai, tout en essayant cependant de l’envisager le plus objectivement possible. Si mes souvenirs sont exacts, c’est au sortir de ma classe de philosophie que je me suis rendu compte de l’existence de ce dilemme. Il s’agissait de s’interroger sincèrement, en vue de la conduite de la vie, sur la valeur respective des idées reçues en classe et de l’enseignement de la tradition perpétuée des ancêtres. En fait, c'est une des raisons qui m’ont amené au mouvement scout, milieu où l'efficacité de la morale se prouve par engagement et par réalisation… en principe, du moins (hélas !). C’est bien là, au fond, la première question que l’on doit se poser : « Est-il dans la nature de la morale de se discuter ? » (…)
Le fruit défendu à Adam est nommé dans la Bible la « connaissance du Bien et du Mal ». Pour cueillir ce fruit, pour accéder à cette connaissance, il a fallu d’abord qu’Adam doute de la valeur du commandement de Dieu. C’est-à-dire, pour employer le langage actuel, qu’il mette question « scientifiquement » la valeur de l’attitude religieuse en morale. Je veux dire par là que dès que le savant pose le problème moral à sa manière, il préjuge du résultat, car la méthode même dont il se sert, le doute, implique dans ce cas particulier la négation de ce qui est précisément à étudier. Faut-il pour cela refuser le débat ? Non, puisqu’il est posé depuis Adam. Mais il faut se rendre compte de ce dont il s’agit réellement. De la destinée humaine. La mienne, la vôtre, celle de tous les êtres solidaires d’un même monde. Sur une telle réalité où tout notre être est engagé, le raisonnement seul – fût-il d’une impeccable logique – est impuissant à atteindre le fond des choses. La vie humaine a précédé la connaissance humaine, et encore bien plus le logos grec, dieu des philosophes. (…) C’est en effet en son principe même que la morale, règle d’appréciation de la conduite humaine, ne peut être matière de science, ni de considérations systématisées d’allure scientifique. L’acte humain est un perpétuel futur alors qu'il ne peut y avoir de science exacte qu’à propos d’événements passés. Le comportement de l’homme peut être étudié de mille points de vue, du chimique au biologique, du biologique au psychologique, mais du point de vue de sa valeur, il ne peut être matière de science que sous l’angle de l’histoire. (…) C’est pourquoi, la sociologie qui prétend expliquer la moralité, n’atteint en réalité que ses « institutions » et croit que l'essentiel du fait moral est dans l'institution. [Or,] l’essentiel du fait moral est le mérite. (…)
Cas de la sociologie. Pour la théorie sociologique de la morale, aucune valeur autre que la valeur sociale ne s’attache à l'activité humaine. Tout impératif venant de la société a son fondement en elle, et, pour expliquer la valeur astreignante de la moralité, on pose tout simplement l'identité : Dieu = la société. Cette explication supplémentaire était inutile, le résultat cherché était déjà dans la façon de poser le problème. Il est vrai que dans la morale biblique révélée par Dieu se trouvent des commandements concernant la vie en société, mais ces commandements concernent la société. Il y a quand même une différence entre une loi votée par un parlement ou décidée par un dictateur et la Loi qui me dit : « Ceci est bien, ceci est mal ». Où donc la société a-t-elle trouvé ces notions de bien et de mal ?
Vie morale et statistiques. « Lorsque tu te trouveras placé dans telles circonstances, voici comment tu agiras. » Telle est le plus souvent la formule de la loi-jugement biblique, lemichpat. « Placé dans telles circonstances, voici comment l’homme a l’habitude d’agir. » Tel est différemment l’énoncé dernier d’une loi morale scientifique. Aussi, pour qu’une telle science soit solide, il faudrait constituer la statistique exacte et complète des mœurs humaines. Statistique complète non seulement dans l’espace mais dans le temps. À supposer même qu’on doive se contenter pour cela d'un « échantillon » des mœurs humaines, quelle peut être la valeur de la statistique dans un tel domaine ? J’ai entendu récemment la remarque suivante : « Les statistiques nous montrent que dans telle ville, et cela depuis un très grand nombre d’années, il y a au moins quinze suicides par an. Je peux donc prédire avec certitude que, pendant l’année 1948, quinze personnes se suicideront ; mais personne au monde ne pourra dire qui se suicidera. » En réalité, je pense que je ne peux rien prédire du tout. Je pense aussi que dans d’autres temps on aurait formulé cela ainsi : « Le génie dominateur de cette ville exige ses quinze victimes par an. » Cependant, cette remarque a une grande importance : elle signifie qu’en aucun cas une statistique ne peut préjuger du comportement personnel des hommes qu’elle prend pour objet. Or, que serait une loi de la morale scientifique sinon la lecture abstraite du résultat mathématique de la statistique ? Ce n’est donc pas par hasard que la Tora condamne précisément la statistique (Exode, 21, 12) et ordonne que tout « dénombrement », où la personne humaine est réduite à un numéro d’ordre, soit « racheté » par le shekel. (…)
Pour le Juif, l’acte moral religieux est un rite : un acte qui doit créer la réalité morale, modeler le monde d’après la volonté de Dieu, devancer le destin et non s’y soumettre. C’est parce que Dieu est libre devant la prétendue nécessité, que nous sommes libres devant Lui. Et c’est lorsque nous abdiquons cette liberté en Dieu, devant la contrainte de notre raison, qu’elle nous contraint effectivement à ne voir en tout que contrainte et déterminisme.
Nous voyons donc que à propos de la conduite humaine, attitude scientifique et attitude religieuse s’excluent effectivement. L’une tend de façon plus ou moins directe à intégrer tout le comportement humain dans le déterminisme universel, place le jugement après l'acte moral. L’autre affirme que la vie humaine a un sens autre que celui de son simple déroulement, qui, extérieurement, est une histoire, mais intérieurement est un drame ; elle place par conséquent le jugement moral avant l’acte et atteste ainsi la liberté de la « personne » humaine, sinon celle de son corps et de sa raison.
Mais ce conflit, schématiquement présenté ici, est en tout homme. La condition humaine est la même pour tous : savant et croyant ont le même problème de vie à résoudre. Dieu est Dieu pour tous les hommes, et s’il est un salut, comme disent les Chrétiens, tous y seront appelés, car tous ont été appelés à la vie. Il serait trop simple et inexact de diviser l’humanité en deux clans : les athées et les croyants, les bons et les mauvais, etc. Chez un même homme, lesattitudes scientifique et religieuse s’affrontent et là est le drame. Il n’est pas en Dieu, qui est un, mais en l'homme qui cherche éperdument sa propre unité mais ne peut prétendre à l’avoir trouvée, comme dit le Talmud, avant le jour de sa mort. En un sens, la moralité est cette recherche même, commune à tous les hommes, mais dans laquelle le croyant « voit » le but, parce qu’il a accepté de le voir, et « connaît » le moyen parce qu’il a accepté de le connaître.
Ici, la réflexion doit céder la place à la méditation : comment les sciences ont-elles progressé jusqu’à produire la plus riche technique que l’humanité ait connue ? En sacrifiant constamment leurs hypothèses dès qu’une autre se révélait plus utile (Claude Bernard dixit). Puis-je, si j’ai quelque foi en la valeur de la vie, adopter un tel principe pour mon comportement moral ? Non. Car cette technique, précieuse sans doute et grâce à laquelle le monde pourrait connaître peut-être une ère de bonheur matériel parfait, le fait traverser en réalité la période la plus déchirée, la mo>span class="s11">maine » de son histoire. Et cela tient à ce que la destinée de l’humanité n’est pas accrochée au progrès de la science, de la technique, fût-elle celle des statistiques, mais au mérite de chaque homme. Et là, si nous avons assez de courage pour envisager notre propre histoire du point de vue du mérite, nous nous apercevrons tôt ou tard que nous tenons en nous-mêmes la possibilité de donner un sens à notre vie ; un sens tel que les apparentes contradictions du monde, que les dilemmes et les conflits s'effaceront et disparaîtront en nous et par nous.
Votre histoire n’est pas la mienne, mais votre drame est le mien. Le sens de nos existences existe, il faut le conquérir. J’ai su, quant à moi, que le sens de ma vie était d’une tout autre portée que les systèmes des philosophes et les hypothèses des savants ; Dieu a parlé une fois pour toutes et nos ancêtres nous ont transmis cette parole. Tsé oulmad, « sors de toi-même, et apprends toi-même ».
Manitou
Publié le 25/10/2019