Le terme araméen ‘havrouta désigne le compagnon d’étude et, plus généralement, le fait d’étudier les textes à deux. Ceci afin de les rendre vivants et, dans la confrontation féconde, de faire jaillir des commentaires inédits. Les éditions traditionnelles de la Bible présentent le texte encadré de nombreux commentaires de théologiens d’époques variées et ayant des approches diverses, parfois contradictoires. Mais l’étude est l’affaire de tous et la découverte des commentaires classiques n’exclut pas d’en envisager d’autres. Au contraire, la parole des sages attise notre intérêt pour le verset et notre désir d’apporter une touche personnelle à la lecture infinie des textes. Un enseignement de la kabbale dit même que chaque âme est porteuse d’un commentaire original (‘hidouch) qu’aucune autre ne peut formuler à sa place.
Pour donner vie à cette idée, nous avons réuni quatre animateurs E.I. et les avons invités à lire un verset biblique avec la plus grande attention. Nos quatre participants ont pu découvrir ensemble l’explication de Rachi, le célèbre commentateur français du Moyen Âge, ainsi que celles de son petit-fils aîné, le Rashbam (1085-1158), du Ramban (1194-1270, aussi appelé Na’hmanide), de rabbi Zalman Sorotzkin (1881-1966, auteur du Oznaïm LaTora) et du rabbin Élie Munk (1900-1981), auteur de La Voix de la Thora, qui fut rabbin de la synagogue de la rue Cadet, à Paris (docteur en philosophie, il était aussi spécialiste de l’œuvre de Victor Hugo).
Le verset qui nous intéresse est extrait du Lévitique et contient le célèbre : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même » (mais on connaît rarement le verset dans son ensemble).
«Tu ne te vengeras pas ni ne garderas rancune aux enfants de ton peuple, tu aimeras ton prochain comme toi-même, je suis l’Éternel » (Lévitique 19,18)
Salomé. Ce verset contient beaucoup d’éléments sans rapport évidententre eux : l’interdiction de se venger et d’être rancunier, l’amour du prochain, et « Je suis l’Éternel » dont on ne voit pas ce que cela ajoute, car on sait bien que c’est Dieu qui parle.
Nathan. On peut aussi se demander quelle est exactement la différence entre la vengeance et la rancune.
Annaëlle. Cela, Rachi l’explique : on se venge en actes, on est rancunier par des paroles ou des pensées.
Noé. D’autres questions se posent : le verset parle « des enfants du peuple » puis du « prochain ». S’agit-il des mêmes personnes ou l’amour du prochain est-il plus général, plus universel ?
Tu ne te vengeras pas ni ne garderas rancune aux enfants de ton peuple, tu aimeras ton prochain comme toi-même, je suis l’Eternel
Salomé. Il y a visiblement une controverse à ce sujet, comme on le voit dans les commentaires du Rashbam et de Munk. Selon certains, le prochain est celui qui se comporte précisément comme un proche. Pour d’autres, il s’agit uniquement de nos coreligionnaires. Mais je préfère l’idée qu’on doit aimer tout être humain, même s’il est mauvais. D’ailleurs, en hébreu, le mot « prochain » (réa) contient le mot « mal » (ra).
Annaëlle. Mais on ne peut pas commander nos sentiments ! Il est surprenant que la Tora nous demande d’aimer des gens qu’on n’aime pas naturellement.
Noé. C’est peut-être pour cela que le verset se termine par : « Je suis l’Éternel ». Dieu nous garantit que c’est possible. Ou bien il nous dit : « Voilà ce vers quoi vous devez tendre, même si cela demande des forces presque divines ! » Ou encore, c’est comme si Dieu disait : « C’est parce que tout homme a été fait à mon image que vous pouvez et devez l’aimer. »
Annaëlle. Pour ma part, je dirais que Dieu commence par nous demander de ne pas nuire à autrui et de l’aimer, puis il nous demande d’agir de même à son égard : on pourrait être rancunier envers Dieu (ou même se venger ?), ne pas l’aimer, etc. Il nous dit : « De même que vous avez des devoirs envers les autres humains, j’attends de vous que vous vous comportiez également ainsi envers moi. »
Salomé. Selon moi, la formule « Je suis l’Éternel » fait suite à l’idée d’amour du prochain comme pour dire : « Prenez ce commandement très au sérieux, c’est moi, Dieu, qui vous le demande. » Cela expliquerait pourquoi, selon Rachi, cette mitsva a un statut particulier de « principe fondamental ».
Nathan. Le Oznaïm LaTora propose une approche différente : il est impossible de nous forcer à aimer quelqu’un. C’est pourquoi cette mitsva est précédée d’interdictions (vengeance, rancune). Comme si la Tora nous disait : l’amour du prochain consiste surtout à éviter de lui nuire par des actes ou des paroles.
Noé. Idée que l’on retrouve chez le Ramban qui constate que la façon dont l’amour du prochain est formulé (léréakha et non pas èt réakha) signifie qu’on doit « aimer ce qui est bon pour lui » et non pas « l’aimer » lui-même.
Nathan. Ce qui est remarquable, dans ce verset, c’est qu’il est question dans la même phrase du peuple, du prochain, de soi-même et de Dieu. Il y a une progression du plus général jusqu’à Dieu. Façon de nous dire que nous avons des devoirs à l’égard des autres (proches ou éloignés), des devoirs à l’égard de nous-mêmes et des devoirs envers Dieu.
Publié le 02/10/2019