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La Fabula de Rabbi Akiba

Ecrit par François Ardeven - Psychanalyste, lecteur du Midrash laïque au centre MEDEM

L’ombre légendaire et grandiose de rabbi Akiba plane sur tout le judaïsme rabbinique, soit en somme ce qu’on appelle le judaïsme tel qu’il a dû composer – au moins jusqu’à sa laïcisation devenue possible au XIXe siècle – avec la destruction du Second Temple en 70 et la disparition du service concret des prêtres. Akiba organisa la sauvegarde par écrit des Lois (le Talmud avec ses différentes articulations : michna, guemara, halakha, aggada et son système de petites notes). Par lui, l’histoire de la Loi devint une part de la Loi. Il rangea la Tora, dit-on, règle par règle, et l’étude devint, si on peut dire, le culte. Avec son rire et son flegme légendaires, il mena une existence longue et riche, qui l’amena aux limites de la vie juive de son temps. Il fréquenta même, lit-on, un empereur romain. Le gouverneur Tinneius (que le Talmud appelle avec ironie parfois Tyrannus) Rufus fut aussi son interlocuteur, avant qu’il n’arrête le rabbin et le jette vers la mort.

Une vie peut sembler, lue de très loin, vue de Sirius dirait Montesquieu, et aussi foisonnante d’événements qu’elle soit, toujours un peu simplement chronologique. Akiba fut d’abord modeste berger (on dit en hébreu am haaretz – homme de la campagne), relativement mécréant ou assez indifférent aux affaires du Ciel. Enfant de convertis, il n’appartenait pas à l’aristocratie sacerdotale qui veille parfois avec jalousie sur la rectitude de la tradition. Son épouse Rachel, muse sévère, exigea de lui une étude forcenée. Elle y mit la condition de leur union et l’incita à s’éloigner d’elle pendant deux fois treize ans. Comme la célèbre tortue de la fable de La Fontaine, Akiba parti à 40 ans remporta la course, si une telle chose existe en matière de Tora, et son enseignement lui fit conquérir un public de plus en plus large. Il devint même plus savant que Moïse lui-même, raconte un midrash, qui représente Moïse comme abasourdi par la connaissance d’un lointain descendant. On pouvait donc être plus proche de la révélation que celui qui l’avait reçue ! Quel succès ! Mais quel danger aussi parfois dans le succès ! L’hypocrisie parfois, les effets de mode, le mimétisme, et plus encore le risque de suprématie d’un seul sur tous les autres rôdent et menacent comme des renards. Et quelle délicate position que celle d’être un maître. Il lui faut des disciples pour vivre. Ce maître envie-t-il parfois l’ermite ou le simple quidam, le passant, celui qui sut ou dut vivre sans exercer d’influence sur quiconque ? Akiba devint ainsi le chef d’une vaste communauté, qu’on pense avoir été de vingt-quatre mille hommes, deux fois douze mille si on compte qu’on étudie en couple.  

Freud fut aussi à sa façon un maître et un chef, et il eut besoin de lecteurs, de disciples et d’une organisation un peu serrée afin de donner à son invention le développement qu’il souhaitait pour elle. Cela resta malgré tout assez artisanal. Les premiers acteurs de la psychanalyse conservèrent leur singularité, et se fâchèrent assez souvent avec l’auguste fondateur.

On connaît moins bien l’atmosphère de l’immense maison d’étude de rabbi Akiba. Il y eut aussi bien des conflits, dont un des plus célèbres opposa le nassi Rabban Gamliel de Yavné (qui fut déposé) à rabbi Yehoshoua. Quel degré de liberté y avait-on ? Et comment mesurer la liberté à cette époque, et du reste à chaque époque ? La réponse n’est jamais univoque. 

Une épidémie effroyable frappa tous ces savants, tous ces tannaïm, et ils moururent comme un seul homme. Que se passa-t-il ? Alors que la tradition juive qui est d’une grande modération avec le temps du deuil contraint en général celui-ci à ne durer qu’un an, celui de ces tannaïm est dit devoir être endossé par toutes les générations.

La vie d’Akiba se durcit, à mesure que la pression romaine sur le peuple juif, exercée par la politique de l’empereur Trajan, augmentait. La légende – contestée par les savants juifs allemands du XIXe siècle, inspirés par les Lumières et le regard laïque qui naissait – le décrit prendre fait et cause pour l’insurrection de Shimon bar Koziva qu’il renomma lui-même Bar Kokhba, « fils de l’astre ». C’est ce nom qui nous est parvenu, nom bien messianique et qui fut inspiré à Akiba par le verset : « Un astre s’élève de la maison de Jacob. » Il aurait en outre exposé ses étudiants à la guerre – geste politique d’un homme de foi sans doute lassé de la souffrance des siens et enfreignant pour le bien la séparation des ordres. La révolte fut écrasée, et rabbi Akiba exécuté en place publique d’une très cruelle façon, réduit à une pièce de boucher. 

Ainsi finit cette histoire qui n’a pas de morale, contrairement à la plupart des fables. Cependant, on peut – bien que ce soit comme on dit en hébreu bederekh haefchar, c’est-à-dire difficile et douloureux à dire – proposer une analyse partielle de ce grand personnage.

Un jour, jour légendaire aussi peut-être, il vit une goutte d’eau tomber sur une pierre, puis une autre, tant et tant que la pierre finit par se creuser d’un trou. Un vide advint. Akiba avait une certaine tendance au plein, encore qu’avec modération toujours, mais il n’oublia peut-être pas ce vide, qui lui fit voir que, aussi tardif qu’on soit dans l’étude, on peut justement y faire son trou. Y pensa-t-il quand cette épidémie terrible parmi ses tannaïm fit un trou si sauvage dans son organisation ? La mort est la mort, elle est sans raison. Mais l’imagination est parfois poussée à y associer une image ou l’esquisse d’un sens. 

Ces vingt-quatre mille hommes furent tués entre les fêtes de Pessa’h et de Chavouot, ce moment de grande et belle et prudente élaboration, entre la découverte de la liberté et celle des lois. On l’appelle sefirat ha-omer (compte du Omer) : on y compte chaque jour, car chaque jour compte pour lui-même. La perfection est en mouvement, non dans le chalem, c’est-à-dire dans le plein du nombre, mais dans le tamim, cette plénitude à travailler sans cesse, plénitude séparée et à compter élément par élément. 

Qu’est donc une académie entièrement consacrée à l’étude et à la sainteté ? Dieu créa en même temps, à en croire la Genèse, deux penchants : le bon et le mauvais. Le mauvais aussi a sa place dans le monde. Freud l’appela pulsion de mort. Malheur au carré si une place ne lui est pas faite. Que dit peut-être alors cette épidémie ? Que trop d’unanimité dans la recherche du bien nuit, mais aussi que trop de religiosité ou d’enthousiasme ne plaît pas tout à fait à l’impénétrable Ciel. C’est aussi un enseignement de la psychanalyse dont une des actions est de trouer un peu le Surmoi. 

Publié le 25/09/2019


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