Les tours flambant neuves de Tel-Aviv se pâment au soleil. Simon se dit que, n'était-ce la radio du taxi, il pourrait être à Miami ou à Dubaï. Le chauffeur demeure étonnamment silencieux. En se garant devant l'immense complexe d'habitations de luxe, il se fend quand même d'un grand sourire et prononce quelques mots que Simon lui fait répéter trois fois avant de comprendre : « Wonderwoman lives here ! »
Malheureusement, Simon n'a pas rendez-vous avec Gal Gadot mais avec Oren Talchinsky.
Son cousin Nathou avait rencontré Oren dans un lobby d'hôtel à Genève, celui-ci lui avait exposé en détail son grand projet. Nathou avait aussitôt saisi l'occasion de lui chanter les louanges de Simon, son cousin chercheur. Son apport et son expertise pourraient être d'une valeur inestimable… Le soir même, Simon recevait l'appel d'une secrétaire à l'anglais brutal, qui lui proposait des dates de rendez-vous à Tel-Aviv pour la semaine suivante. Voyage et logement seraient évidemment pris en charge. Il faudrait également signer un accord de confidentialité.
Les photos d'Oren Talchinsky sur Google Image avaient beau avoir été soigneusement sélectionnées par une agence de réputation en ligne, elles n'étaient pas rassurantes. On pouvait le faire poser et l'étalonner dans tous les sens, son regard glacé et légèrement fuyant ne bénéficiait d'aucune retouche. Comme beaucoup de ses collègues de la Tech – Mark Zuckerberg, Jeff Bezos, Peter Thiel et les autres –, Oren n'était pas d'un abord sympathique, ni même neutre. Il était proprement inquiétant. Suite à la vente de sa start-up à un groupe américain, Oren s'était réveillé riche en centaines de millions. L'argent étant à notre époque le principal étalon de la valeur d'une personne, il en avait déduit qu'il était doté de dispositions singulières qui le plaçaient un peu à part – un peu au-dessus – du reste de l'humanité. Ses capacités devaient dès lors être employées à bonne fin, to make the world a better place. C'est ainsi qu'un ingénieur spécialisé en compression de données se décrétait penseur et philosophe et se donnait la charge de tracer une voie de salut pour la planète.
Finalement, Oren était devenu prophète.
Parmi ses premiers faits d'armes, Oren avait participé à un Ted Talk, grand-messe de l'optimisme californien. Powerpoint à l'appui, il avait suggéré de monter un fonds de pension financé par les super-riches, qui aurait pour mission de verser un salaire à vie aux populations du tiers-monde en échange de leur stérilisation définitive. Mettant ainsi du même coup un terme à la crise écologique et à la crise économique. La vidéo n'avait jamais été mise en ligne.
Déçu et vexé, Oren avait subséquemment abandonné l'idée de sauver l'humanité. Par ailleurs, il avait noté que ses camarades milliardaires qui y prétendaient étaient universellement haïs. Comme, par exemple, Mark Zuckerberg et George Soros. Tandis que ceux comme Sheldon Adelson ou Donald Trump, qui ne poursuivaient que leurs propres intérêts ou ceux des leurs, s'en sortaient plutôt pas mal.
Si l'humanité ne pouvait pas être sauvée, l'imminence de sa disparition et avec elle de l'écosystème terrestre, restait une question pressante. Oren en avait froidement tiré les conclusions qui s'imposaient en lançant son projet, Lekh Lekha – dont l'intitulé était tiré d'un épisode biblique dans lequel Dieu s'adresse à Abraham et l'intime de se rendre en Canaan, la terre qui lui est destinée. Ce titre avait l'avantage d'établir immédiatement la qualité messianique de l'initiative.
Simon était à présent assis face à Oren qui lui exposait le projet dans ses grandes lignes. Le voyage spatial, d'abord, puis l'implantation sur une planète étrangère où il faudrait reconstituer un écosystème viable. Pour ce faire, il était nécessaire d'élaborer un catalogue complet de la biodiversité terrestre. Il fallut quelque temps à Simon pour admettre que ce type de 40 ans en Crocs envisageait très sérieusement de quitter la Terre pour aller coloniser un autre astre céleste où il pourrait initier un cycle nouveau de l'histoire humaine.
En temps d'apocalypse, il n'y a qu'un pas de la clairvoyance absolue à la folie pure. Impossible pour l'instant de savoir si Oren l'avait franchi. En tout cas, il proposait à Simon de rejoindre le projet et d'y contribuer de son savoir-faire en comptabilité écologique. Le salaire serait bien sûr considérable. Oren avait d'ores et déjà effectué un « tour de table » privé qui lui avait permis de lever plusieurs millions de dollars. De quoi mettre un pied à l'étrier à son équipe, bien qu'à terme l'investissement devrait évidemment être bien plus conséquent. Les questions se bousculaient dans la tête de Simon. Au premier rang desquelles il se surprit à se demander si Oren avait prévu une place pour lui à bord du Lekh Lekha.
Simon n'osa pas poser la question, il se doutait que ce n'était pas le cas et ne voulait pas embarrasser son nouveau patron avec une requête inappropriée.
Publié le 18/11/2019