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Face au presque semblable

Ecrit par Ophir Lévy - Maître de conférences en études cinématographiques à l'université Paris 8 - Vincennes - Saint-Denis

Depuis sa naissance, en un XIXe siècle finissant où l’avenir, loin de peser comme une menace, se donnait comme une promesse, le cinéma a toujours eu une affinité particulière avec les machines et les androïdes. Sans doute parce qu’il repose lui-même sur la médiation de dispositifs mécaniques (la caméra, le projecteur) et que, du fait de leur nature commune, les machines apparaissent à l’écran comme autant d’allégories du septième art. Ainsi, en 1922, le cinéaste Dziga Vertov rêvait d’un homme nouveau dont le corps fonctionnerait selon les standards de la machine (et ce en parfait accord avec l’idéalproductiviste de la révolution bolchévique) :

« Le psychologique empêche l’homme d’être aussi précis qu’un chronomètre, entrave son aspiration à s’apparenter à la machine. […] L’incapacité des hommes à savoir se tenir nous fait honte devant les machines, mais que voulez-vous qu’on y fasse, si les manières infaillibles de l’électricité nous touchent davantage que la bousculade désordonnée des hommes actifs et la mollesse corruptrice des hommes passifs. »

Dans L’Homme à la caméra (1929), grâce à son art éblouissant du montage, Dziga Vertov collectionne et agence une multiplicité de petits gestes de travailleurs anonymes filmés aux quatre coins d’Odessa qui se déploient en une combinaison rythmique folle. Il parvient alors à transformer l’accumulation des mouvements répétitifs de chaque individu en autant de rouages d’une immense machine collective œuvrant à l’édification du socialisme (on est loin de la critique de Chaplinqui, six ans plus tard dans Les Temps modernes, montre l’ouvrier littéralement dévoré par la machine industrielle). 

Mais, par-delà ce type de discours métaphorique et politique, le cinéma n’a cessé de mettre en scène l’identification toujours accrue entre, d’une part, des robots qui s’approprient une forme, un comportement et des sentiments humains et, d’autre part, des hommes dont les performances physiques et cognitives sont augmentées par la technique. Or, il est intéressant de constater que depuis la fin des années 1970, à l’inverse des robots traditionnels ayant longtemps peuplé les films de science-fiction – de Metropolis (1927) de Fritz Lang à Star Wars (1977) de George Lucas, pour ne citer que les œuvres les plus célèbres –,les androïdes apparaissent de moins en moins robotiques. Parmi les nombreux exemples de machines ayant une apparence parfaitement humaine, citons celles qui évoluent incognito dans les différents équipages des quatre films de la saga Alien (1979-1997) ; les « réplicants » de Blade Runner (1982) de Ridley Scott ; le T-800 de Terminator (1984) et le T-1000 de Terminator 2 (1991) de James Cameron ; David, le petit « méca » dA.I. (2001) de Steven Spielberg ; les « cylons » de la série Battlestar Galactica (2004-2009) de Ronald D. Moore ou encore les « hôtes » du parc d’attractions de la série Westworldcréée en 2016 par Jonathan Nolan et Lisa Joy.

Loin de son ostentation spectaculaire initiale, lorsque la lourdeur métallique le disputait au brillant du chrome, l’achèvement du progrès technique semble désormais devoir coïncider avec sa propre invisibilité. Si bien que, poussant à l’extrême l’hominisation des robots, les films dotent ces derniers de tissus humains (peau, cheveux), d’une voix bien timbrée, non mécanique, de mouvements fluides, d’une parfaite capacité d’interaction avec leur environnement et parfois même d’un système reproductif ou d’un système digestif qui leur permet de s’attabler avec les humains. Certains transpirent, saignent et d’autres sont programmés pour ressentir la douleur. Et, à moins que la peau synthétique qui enveloppe leur personnage ne soit distendue ou transpercée, les acteurs qui incarnent ces androïdes n’ont besoin d’aucun maquillage ou accessoire particulier qui les distinguerait d’un être humain ordinaire.

L’une des questions passionnantes soulevées par les productionscitées plus haut concerne précisément la zone d’indiscernabilité où se rejoignent les humains et les androïdes. Elle pourrait se formuler ainsi : à quoi ressemblerait une machine humaine ? Ou du moins, fût-ce de manière asymptotique, une machine qui tendrait vers l’humain. Tenter de répondre à une telle question conduit nécessairement à isoler un certain nombre de caractéristiques désignant ce qui, outre les propriétés du vivant, appartient en propre à l’homme. Autant de caractéristiques qui nous renseignent sur ce qui constitue l’humain en l’homme etque les réplicants, mécas ou encore cylons estiment avoir reçu en partage. Les androïdes aspirent ainsi à être reconnus en tant qu’individus (qualité mise en cause par le fait qu’ils ne naissent pas mais sont fabriqués et sont donc potentiellement reproductibles à l’infini), et plus encore à être reconnus en tant que personnes. Se pose dès lors la question de savoir si les androïdes peuvent se prévaloir ou non d’une dignité, notion éminemment kantienne réinvestie par le droit positif depuis la seconde moitié du XXe siècle. Or, comment ne pas les considérer comme des personnes pouvant prétendre à défendre leur dignité si ces robots doués de langage et d’affects éprouvent à la fois de la douleur, du plaisir et une forme d’angoisse existentielle (thème très présent dans Blade Runneret Battlestar Galactica). Kierkegaard définit d’ailleurs l’angoisse comme une expérience spécifiquement humaine, en ce qu’elle vient nous faire éprouver une ouverture aux possibles, un « vertige de la liberté ».

Sans doute n’est-il pas étonnant de constater que, dans leur grande majorité, les films et les séries qui mettent en scène cettezone d’indiscernabilité entre l’espèce humaine et les androïdes(et qui nous conduisent à nous demander, face à un réplicant, si c’est un homme) sont profondément hantés par l’imaginaire de la Shoah. « L’histoire se répète » confie un vieux robot au jeune David, dans A.I., alors qu’ils s’apprêtent à être pulvérisés sous les acclamations d’une foule haineuse. Ainsi, dans BattlestarGalactica, les derniers représentants de l’espèce humaine décimée par les Cylons sont qualifiés de « survivants de l’Holocauste ». De nombreux films recyclent le motif du tatouage pour marquer les individus (AlienTerminatorA.I.). D’autres vont jusqu’à convoquer des représentations renvoyant aux chambres à gaz (Westworld ou The Island pour ce qui est des clones). Or, il est troublant de constater que l’indiscernabilité entre l’humain et son autre répète celle-là même que pointait Vladimir Jankélévitch lorsqu’il cherchait à saisir l’essence de l’antisémitisme (qu’il distinguait du racisme entendu comme haine de l’altérité visible de l’autre) :« L’antisémitisme s’adresse à un autre imperceptiblement autre ; il exprime l’inquiétude que le non-juif éprouve devant cet autre presque indiscernable de lui-même, le malaise du semblable vis-à-vis du presque semblable. » À cet égard, ces récits futuristes qui convoquent l’imaginaire de la déportation et dans lesquels la dimension d’humanité est déniée, refusée ou retranchée à des individus gravitant à la périphérie de l’humain(androïdes, mutants, clones) apparaissent comme les répliques cinématographiques du séisme anthropologique qui ébranla les sociétés occidentales au lendemain de la Seconde Guerre mondiale : la découverte par l’humanité de sa capacité à vouloir s’amputer d’une partie d’elle-même et, plus troublant encore, la découverte vertigineuse de sa propre inhumanité.

Publié le 11/11/2019


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