Combien de seuils dois-je enjamber chaque jour ?
Toute porte franchie est un passage d’une dimension à l’autre. Mon intrusion modifie ma nature et la nature de ce que je pénètre. Il nous faut admettre que, dans la plus triviale quotidienneté, se juxtaposent des univers parallèles. Ceci sans aller chercher les mondes du surnaturel. Après une journée de travail, entrer dans ma maison affecte tous mes sens. Dans cette sphère privée, toutes les forces psychiques de l’heure qui précède s’annulent ou se réorientent. Je ne suis pas le même quand je passe les lourdes portes de bois du Palais de justice, les battants métalliques du service des urgences hospitalières, les parois de velours d’un cinéma. Chaque intrusion marque un deuil. Pour vraiment ajuster ma perception et ma vigilance aux nouveaux espaces que j’aborde, il me faut faire le deuil de ce qui précède. Une étude anthropologique récente a démontré que lorsque nous passons une porte, 75% de notre mémoire immédiate était effacée. C’est ce phénomène qui nous fait souvent oublier la paire de ciseaux que nous avions décidé d’aller chercher à la cuisine. Je dois faire advenir une de mes multiples natures à chaque cloison traversée. Daleth est la porte. La porte de toutes nos vies, l’étape nécessaire de notre évolution, notre initiation. Chacun devrait s’observer durant le franchissement de seuils. Le corps, selon les portes,adopte telle ou telle chorégraphie.
Les architectes savent l’impact sur chacun de nos muscles de la forme et la dimension de nos huis. Le pavillon de la cérémonie du thé, chado, ne peut être pénétré que par une minuscule trappe. L’impétrant doit ramper pour bénéficier de la matrice aux odeurs de paille. Même l’empereur doit se soumettre à cette humiliation, c’est-à-dire sentir son origine à partir de l’humus, la terre. L’ouverture minuscule de l’église de la Nativité à Bethléem vise aussi à cette humilité. Il faut incliner tout le buste pour être aussitôt happé par les fragrances de la myrrhe. Les hautes et kafkaïennes portières des tribunaux sont là pour nous écraser et nous faire sentir à quel point la loi est au-dessus de nous. Le judaïsme biblique est très sensible aux portes. Il exige de tous les Juifs l’installation de mézouzot clouées aux dormants des portes de leur maison. Quiconque entrant dans la maison est invité à lever le bras et à toucher ce petit cylindre afin de bien réaliser, par l’esprit et le corps, que l’acte de pénétrer n’est en rien anodin. La membrane de l’ovule pour le spermatozoïde, le couloir du vagin de la mère, les grilles de l’école, les archivoltes des temples, le dais des mariés, les portes de l’Hadès sont les étapes nécessaires de notre vie, elles sont les portes de notre temps sur Terre. Nul ne peut s’en défiler. À chaque passage, je suis autre et je dois apprendre une nouvelle vie pour ne pas risquer d’être coincé l’éternité durant à l’entrée du daleth.
Le seuil de l’humanité
« YHWH ÉLOHIM dit : maintenant l’homme est comme l’un de nous, pourconnaître le bien et le mal, maintenant il pourrait étendre sa main, prendre même de l’arbre de vie, en manger et vivre éternellement » (Genèse 3, 22).
Aujourd’hui, après avoir mangé du fruit de la connaissance Bien/Mal, l’humanité veut croquer à pleines dents l’arbre de Vie et franchir une limite interdite par YHWH dès la Genèse. Cet arbre fut pourtant préservé pendant des millénaires par les glaives ardents des anges chargés uniquement de garder inviolées les portes de la génétique. Daleth, nous l’avons vu, à chaque passage de seuil altère notre nature. L’humanité s’apprête à franchir le seuil d’une nouvelle forme de vie, d’une nouvelle présence au monde. Elle ne veut plus être le fruit et le jouet des lois de la sélection naturelle et des mutations qu’elle engendre. Après s’être détachée de la nature – ce qui a causé son bannissement du paradis –, elle veut aujourd’hui se déprendre du déterminisme de la duplication de l’ADN et choisir seule son destin. Revanche contre la tragédie de l’Éden. Le souci de l’homme sera dès lors de lutter contre les malédictions proférées par YHWH après la manducation du fruit interdit : les douleurs de l’enfantement, le travail, les vêtements et enfin la mortalité. Puisque le mal (que lui impose la nature, Élohim son ordonnateur, les maladies et le vieillissement) ne peut être vaincu par les lois mêmes de celle-ci, Adam va changer, va « améliorer » ce qu’il juge être les faiblesses de sa corporalité. Il rêve d’éternité et de rouvrir la porte d’un paradis perdu où tout n’était que beauté, sexe et volupté. La médecine et la technologie depuis leur origine ne sont-elles pas là pour contrecarrer ces malédictions : accouchement sans douleur, hygiène pour prolonger la vie, chauffage et conditionnement de l’air pour réduire les couches d’habits qui nous plombent ?
« Il chassa Adam, plaça vers l’Orient du jardin d’Éden les chérubins et la lame flamboyante du glaive qui tourne, pour garder le chemin de l’arbre de vie. »
Comme le fruit de l’arbre du Bien/Mal, bien qu’interdit sous peine de mort, fut consommé, le fruit de l’arbre de vie, même bien protégé, sera lui aussi consommé. Rien ne pourra arrêter ce passage de seuil. Aucun moratoire, aucune interdiction de l’ONU, n’empêchera l’homme d’expérimenter tous les possibles. Rien ne pourra contraindre son cerveau à ne pas goûter toutes ses capacités de déduction. Même s’il est décidé aux plus hautes instances des États de prohiber toute expérimentation, un jour ou l’autre, cela se fera. Aujourd’hui plus qu’hier car des fortunes privées, comme les patrons des Gafa, peuvent s’offrir de puissants laboratoires hors de la vue des autorités nationales et internationales.
La Porte/Daleth qui ouvre sur le demain d’une humanité merveilleuse ou monstrueuse, forcément les deux à la fois, est entrouverte, un courant d’air précipitera sa béance. La parole de YHWH, « maintenant l’homme est comme l’un de nous », prend tout son sens, être comme l’Un d’Eux n’est-il pas avoir accès à l’information à l’origine même de la vie dans l’univers ? La Bible évoque le sort de celui qui a vu son origine : Cham est maudit et banni, après avoir découvert la nudité de son père, l’organe à l’origine de sa vie : il sera l’esclave de ses frères.
Après avoir croqué du fruit de l’arbre de vie, vers où serons-nous chassés ? Comme Caïn, serons-nous exilés sur la planète Arka ? Serons-nous les esclaves de nous-mêmes ayant perdu toute transcendance et tout ce qui fait notre humanité : une grandiose fragilité.
Publié le 09/10/2019