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"Nous sommes des machines dont le programme est l'ADN"

Ecrit par Entretien avec Isaac Ben Israël - Propos recueillis par Lise Benkemoun

Professeur, quand et comment avez-vous découvert l’intelligence artificielle ? 

 

L’idée de base est apparue dans les années 1950 quand j’étais petit. Puis je m’y suis intéressé dans le premier tiers de ma vie, lorsque je portais l’uniforme de Tsahal. Au département Recherche & Développement de l’armée, que je dirigeais, nous avons essayé de construire ce que nous appelions àl’époque de l’intelligence artificielle. Mais sincèrement ces machines n’avaient pas beaucoup de succès… Ce qui a changé la donne, c’est le développement de la puissance de calcul des ordinateurs. Cela fait moins de dix ans que cette puissance estdevenue assez importante pour qu’on puisse mettre en pratique pour de bon nos idées des années 1950. Cela fait au moins trente ans que je m’occupe d’intelligence artificielle, mais seulement dix que je le fais vraiment. 

En 2010, je suis allé « vendre » au gouvernement l’idée qu’il fallait qu’Israël soit à la pointe et devienne une grande puissance en termes de cyber technologie. J’ai donc convaincu le Premier ministre et il m’a confié une mission de taille : bâtir un programme national pour atteindre cet objectif. La National Cyber Initiative était née. La cybersécurité est une priorité, non seulement pour la défense du pays mais pour tous, car aujourd’hui tout le monde a accès aux ordinateurs. Chaque pays, chaque individu doit sécuriser ses systèmes informatiques et ses données. J’ai donc monté une force d’intervention et on a atteint l’objectif en dix ans. Israël est bien aujourd’hui l’une des plus grandes puissances cyber du monde.

 

Quels ont été les principaux défis que vous avez dû relever ? 

 

Il existe une tension permanente entre l’efficacité de la sécurité et la protection de la vie privée. En 2010-2011 quand on a débuté, la seule manière de voir si on avait affaire à un malware (contenu malveillant, virus, etc.), c’était de piraternous-mêmes les séquences de bits, de les décoder et ensuite de regarder les contenus suspectés. Si le contenu est innocent, vous l’oubliez, vous faites comme si vous ne l’aviez pas vu. S’il est malveillant, vous tâchez de le déconnecter de tous les réseaux que vous voulez protéger. Là où ça se complique, c’est que dans une démocratie comme Israël, vous n’êtes pas autorisé à espionner vos propres citoyens. Vos ennemis, d’accord, mais pas vos compatriotes ! Pour résoudre cela, nous avons proposé deux principes de base. Le premier c’est que l’organisation qui s’occupe de la sécurité (le National Cyber Bureau) soit civile et non militaire. Qu’elle ne soit liée ni à l’armée ni aux services secrets. Parce que ce sont des institutions à qui les citoyens ne font pas confiance.

 

Avouez qu’ils n’ont pas tort… 

 

Je n’en débats pas, c’est un fait : ils n’ont pas confiance, donc il fallait faire autrement. Le second principe, c’est que l’organisation créée n’ait pas pour objectif d’attraper les méchants. Car si vous voulez les coffrer, alors la tentation de regarder le contenu des messages sera trop forte. Le but est de nettoyer les réseaux de tous les logiciels malveillants, comme un médecin. Vous êtes malade, le médecin vous soigne, c’est ça son travail. Il n’est pas toujours obligé de chercher la source de votre maladie, parfois il vous l’enlève et voilà. Ehbien c’est la même chose avec les virus informatiques. La difficulté, c’était de trouver une façon de détecter et d’éradiquer les malware sans être obligés d’espionner tout le réseau. C’est justement ce que fait très bien l’intelligence artificielle. L’ordinateur apprend le comportement normal des bits. Il regarde partout et quand les bits se comportent différemment, il détecte une anomalie et vous alerte. Sans regarder le contenu. Et quand on en est arrivés là, il y a six ou sept ans, je me suis vraiment intéressé à l’intelligence artificielle. Et me suis grandement investi dans son développement en Israël. 

 

Pourquoi un petit pays comme Israël réussit-il si bien dans ce domaine ? 

 

Justement parce que c’est un petit pays. Comme tous les pays, nous avons des qualités et des défauts. Mais la cybersécurité et l’intelligence artificielle s’adaptent parfaitement à nos qualités. Tout d’abord parce que c’est un secteur qui repose surtout sur les qualités humaines. Il n’y a pas besoin de lourdes infrastructures, d’unités de production. On a juste besoin de cerveaux. Et si on compare les pays en termes de puissance cérébrale, alors oui, nous sommes au-dessus de beaucoup. Ensuite, les investissements que vous devez faire pour créer des software (ce qui est le propre de la cybersécurité) sont relativement raisonnables. Enfin, le nombre de gens impliqués est assez réduit et le temps de développement du produit est court. Tout cela convient très bien à la taille d’Israël. 

Une autre qualité que nous possédons, c’est que nous sommes si petits que nous avons pu rapidement créer un seul écosystème pour développer ces technologies. Faire collaborer et travailler en cohérence l’industrie, le gouvernement et le secteur académique c’est plus facile et plus rapide ici qu’ailleurs. On se rencontre facilement et on construit un planqui convient à tous.

Dès le début, par exemple, on s’est rendu compte qu’on n’avait pas assez de gens compétents. On a donc ajouté certains sujets dans les tests que passent tous les jeunes Israéliens et on a mis le cyber au programme de tous les lycées. En Israël, un changement comme celui-là prend un an à peine. Aux États-Unis, une réforme de cet ordre aurait pris des dizaines d’années ! En Chine, elle pourrait être décidée en une journée, grâce au régime totalitaire, mais à cause de ce même régime les idées créatives sont inhibées. 

 

C’est ainsi qu’Israël est devenu la « start-up nation » ?

 

Cela a beaucoup joué, oui. En septembre dernier, une étude européenne a compté les start-up à travers le monde. 40% d’entre elles étaient situées aux États-Unis et notamment dans la Silicon Valley. C’est logique. 11% d’entre elles se trouvaient en Chine. Et Israël arrivait derrière avec 10,5 %. Quasiment à égalité avec la Chine qui est un bien plus grand pays. Depuis cette étude, leur nombre a encore dû doubler !Pourtant, il faut admettre que la plupart des start-up échouent. 1500 nouvelles start-up se créent en Israël chaque année et1300 d’entre elles meurent. Quant aux 200 qui survivent, ellesne sont pas sûres de passer l’année suivante. Le pourcentage de succès des start-up n’est que de 5%. Pourtant, chaque créateur de start-up est persuadé qu’il n’échouera pas ! Et la culture israélienne qui se fonde sur la culture juive va l’encourager à prendre des risques. Certaines cultures détestent l’échec, donc minimisent les risques. Le monde cyber correspond à notre mentalité.

 

Si les évolutions technologiques continuentne risque-t-on pas dans quelques années de devenir obsolètes comparés aux machines ? 

 

Honnêtement, ça peut arriver… L’espèce humaine telle que nous la connaissons aujourd’hui, l’Homo sapiens, a vécu sur cette terre environ deux cent mille ans. De temps en temps, par période, il y a une mutation dans l’intelligence humaine. Une nouvelle espèce arrive et remplace la précédente. C’est ceque l’Homo sapiens a fait. Donc cela peut arriver de nouveau. Et je ne parle pas que des machines. De nouvelles espèces peuvent apparaître. Sans même citer les potentiels extraterrestres [rires] Donc on fait quoi ? On continue à vivre et à avancer ! 

Alors oui, peut-être qu’un jour les machines seront effectivement nettement plus intelligentes que nous et elles nous remplaceront petit à petit… Mais c’est comme ça, c’est la règle du jeu. On ne peut pas revenir en arrière ! On ne vapas vendre des vieilles voitures lentes, si on peut faire des voitures automatisées bien meilleures ! Des milliers de gens meurent sur les routes chaque année, on a donc une bonne raison de développer les voitures sans conducteur ! Il n’y a qu’un seul chemin possible… 

 

Chemin faisant, ne devrait pas en profiter pour que les machines nous aident à résoudre des problèmes sérieux,comme la faim dans le monde ?

 

Bien sûr ! Il faut appliquer la science à l’agriculture, on seraplus efficaces ! Mais pour revenir à ce que nous disions, soyons clairs, je pense profondément que chaque activité humaine sera un jour effectuée par une machine, en mieux.Mais c’est parce que je me considère moi-même comme une machine ! Je ne suis pas en fer, je n’ai pas d’écran, je suis fait de molécules, mais je suis tout de même une machine. Trèsperfectionnée. Tout ce que je sais, ou bien je l’ai appris, ou mes parents me l’ont transmis dans mon programme, qui est mon ADN. C’est bien le même fonctionnement que les machines, donc je n’ai pas peur d’elles ! 

Et ce dont nous parlons n’est pas pour tout de suite. Un jour,je donnais une conférence sur l’espace. J’expliquais que toute notre planète vit grâce à l’énergie du soleil, qu’un jour il va mourir et que nous devrons donc trouver une autre source d’énergie… Là, un étudiant m’interrompt, affolé. « Quand ? »demande-t-il. Je réponds calmement : « Dans cinq milliards d’années environ. » Et là, il a l’air soulagé et dit : « Ouf, je croyais que vous aviez dit dans cinq millions d’années. » [rires]

 

Pour lui, ça ne faisaipourtant pas une grande différence… 

 

Effectivement ! Tout ça peut arriver dans le futur. Mais pas dans un futur où je serai vivant… Ni lui ! 

 

Vous qui êtes président de l’Agence spatiale israélienne, pourquoi l’espace nous fascine-t-il tant ? 

 

C’est dans notre psychologie. En 2010, j’ai commandé une étude scientifique sur ce qui fascine l’imagination des enfants. Puisque nous avions besoin de plus d’étudiants en sciences, autant commencer à les intéresser dès le plus jeune âge. Et la réponse a été unanime. 1-L’espace. 2-Les robots. 3-Les dinosaures. Les deux premiers, pas de surprise pour moi. Le troisième, je comprends moins, mais c’est ainsi ! [rires.]

Donc j’ai dit à mon équipe : on devrait construire un robot en forme de dinosaure et l’envoyer dans l’espace, on serait sûrs de capter l’attention de tous les enfants du monde ! Je plaisante, mais c’est comme ça. L’espace c’est la dernière frontière. C’est le même besoin d’aventure qui nous a poussésà aller en Afrique, qui a poussé Christophe Colomb à conquérir l’Amérique. Nous sommes une espèce d’aventuriers. Et un jour nous irons dans l’espace… 

 

Pour y vivre ? 

 

Nous avons des milliards de planètes à découvrir, dans notre galaxie ou dans les autres ! Il faut juste qu’on étudie combienpossèdent la bonne température, une atmosphère comparable à la Terre, etc. Il y a une très forte probabilité qu’il y en ait des dizaines, voire des centaines. Sur des milliards, le contraire serait vraiment étonnant ! 

De même, la probabilité que nous soyons les seules créatures intelligentes dans le cosmos est assez faible. C’est pour cela notamment que nous collaborons à un projet dirigé par l’Université de Berkeley pour détecter les signauxd’intelligence dans l’espace. Il doit bien y avoir des civilisations ailleurs, quelque part. Certaines peut-être même plus vieilles que nous. Pourquoi ne sont-elles pas déjà venues jusqu’à nous ? Parce que les distances dans l’espace sont énormes et que nous ne savons pas encore comment nous déplacer à la vitesse de la lumière. Ou peut-être ne sommes-nous pas assez intelligents pour comprendre les signaux qu’elles ont envoyés… Récemment on a détecté des ondes radio très lointaines. Mais on ne sait pas encore bien les interpréter. Ici, à l’Université de Tel-Aviv, en collaboration avec Berkeley, nous essayons de construire des intelligences artificielles capables de différencier un bruit venant de l’espace d’un véritable langage. Et on en revient au point de départ de notre discussion, pour atteindre l’espace, nous avons besoin de développer l’intelligence artificielle. Au risque qu’elle nous dépasse…

Publié le 30/09/2019


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