Muriel Touaty, pouvez-vous nous parler du Technion ?
Le Technion est l’institut polytechnique israélien de référence en termes d’innovation et d’éducation. Fondé en 1924, sous la houlette d’Albert Einstein, le Technion, situe à Haïfa, a non seulement été à l’origine du pays mais en a bâti son infrastructure, sa santé, sa sécurité, son génie civil. La clé USB, le Robot Spine Assist, le médicament Azilect, le NanoSensor – Nez artificiel, le Velcade qui a valu au Technion deux lauréats du prix Nobel de chimie en 2004 pour la découverte de l’Ubiquitine par la dégradation protéinique, le Robot Serpent, la reconnaissance faciale en 3D, le langage Internet PHP, la découverte des quasi-cristaux non périodiques (prix Nobel 2011), autant de découvertes et d’innovations qui ont œuvré et œuvrent pour le bienfait de l’humanité.
Les 100 000 anciens élèves du Technion sont une des ressources les plus précieuses du pays. Ils représentent 70 % des ingénieurs agréés en Israël. Ce sont eux qui ont créé l’infrastructure industrielle du pays, qui ont renforcé ses capacités de défense et qui ont fait œuvre de pionniers en matière d’entreprise à vocation technologique.
En matière d’intelligence artificielle, où en est-on en Israël ? À quel niveau se situe l’État hébreu dans ce domaine, au plan international ?
En Israël, on a assisté à une augmentation sensible du nombre d’entreprises levant des fonds, des montants investis et des nouveaux produits proposés dans le domaine des technologies basées sur l’intelligence artificielle.
À la fin 2018, Israël était le foyer de 1 150 entreprises de l’intelligence artificielle, une augmentation de 125 % par rapport aux 512 entreprises en 2014. Cela comprenait des entreprises qui développent des technologies de programme à base d’I.A. mais aussi des entreprises qui utilisent ces technologies pour la santé, la sécurité informatique, la conduite autonome et d’autres objectifs.
Les entreprises liées à l’I.A. représentaient 17 % du nombre total des 6 673 entreprises israéliennes actives de technologie en Israël recensées dans la base de données de la start-up Nation. Environ 32 % de toutes les levées de fonds et 37 % du capital total levé sont allés aux entreprises liées à l’I.A., une augmentation de 94 % par rapport au nombre de fonds levés par des entreprises liées à l’I.A. en 2014 et une augmentation de 85 % du montant du capital levé. Le capital total levé par des entreprises de l’I.A. en 2018 a atteint un record de 2,22 milliards de dollars, plus du triple du montant levé en 2014, 516 millions de dollars.
En Israël, le secteur a aussi attiré l’intérêt international, avec Intel qui a établi un nouveau centre pour l’intelligence artificielle au Technion. Le professeur Shie Mannor, ponte de l’I.A. de la faculté de génie électrique du Technion, dirigera le centre et a déclaré récemment : « Le Technion est la principale université israélienne dans le domaine de l’intelligence artificielle et l’une des dix meilleures universités au monde dans le domaine. »
Le secteur se porte donc plutôt bien et le Technion en constitue un pilier !
Selon vous, la tradition juive constitue-t-elle un frein ou un avantage pour ce domaine de recherche ?
La culture et l’histoire israéliennes basées sur la tradition ont profondément marqué l’état d’esprit entrepreneurial du pays et les avancées technologiques.
Pessa’h, qui fête l’émancipation et la liberté, nous rappelle que la liberté est un combat de tous les jours, perpétuel, permanent, qu’on acquiert progressivement, et qui n’est jamais définitivement gagné. De plus, les facteurs contextuels façonnent la norme culturelle qui valorise l’action, la prise d’initiative associée à une tolérance de l’erreur plus forte qu’ailleurs. L'innovation est une cause nationale et un levier de croissance pour le gouvernement. L’intelligence artificielle fait partie des domaines de pointe dans lesquels le gouvernement est engagé depuis des années. La responsabilité de l'État est aussi de se projeter dans le futur.
L’interdisciplinarité et le cadre international qui sont les fondements du Technion sont-ils des facteurs d’enrichissement ?
L’interconnexion et l’interdisciplinarité caractérisent l’écosystème israélien et cela est également vrai pour le Technion. Le décloisonnement met en interaction directe le chercheur et l'entrepreneur, ainsi que les grands groupes pour créer de la valeur ajoutée.
À l’image du pays et de sa démographie (8 millions d’habitants ; 6 millions de Juifs originaires de plus de 100 pays ; une forte minorité arabe de 1,4 million d’habitants, 300 000 nouveaux immigrants), le Technion accueille les talents du monde entier. Parmi les 15 000 étudiants du campus et les nombreuses nationalités, 20 % des étudiants sont des arabes israéliens. Quant au pourcentage de femmes sur le campus, il est en progression constante et s’élève actuellement à 35 %.
Cette diversité et cette ouverture touchent également le corps enseignant. 690 membres ont ainsi été formés en dehors d’Israël et participent au renouvellement des consciences. Le Technion rivalise avec les universités les plus prestigieuses et devra recruter 350 jeunes professeurs pour remplacer les départs à la retraite, et se mettra alors en quête de jeunes vedettes qui se distinguent tant par la rigueur de leurs recherches que par leurs qualités pédagogiques.
Cette ouverture internationale, ce multiculturalisme et cette diversité affichée sont bien sûr propices à la confrontation des points de vue et constituent une richesse inestimable pour le progrès.
Peut-on concilier l’intelligence artificielle avec l’humanisme ? L’I.A. va bouleverser notre cadre éthique, le Technion a-t-il une réflexion sur ces sujets ?
L’intelligence artificielle est transverse. Elle touche à toutes les disciplines scientifiques et technologiques et impacte notre quotidien. Cette actualité brûlante concerne tous les aspects de notre société et de notre humanité.
L’I.A. va permettre d’inventer et de réinventer nos pratiques, nos usages et la façon de nous positionner dans la société en appréhendant ces nouveaux enjeux. Elle va nous permettre d’interagir avec des applications digitales qui nous guideront dans notre quotidien, de la santé aux services…
Le Technion est à la pointe du progrès sur l’intelligence artificielle, et développe des projets à l’avant-garde de la recherche, en travaillant depuis plusieurs années sur ces enjeux. Le Technion se concentre sur la médecine prédictive, le diagnostic précoce, la médecine translationnelle, il est aussi spécialisé dans la prédiction et le diagnostic de données, la solution de service, la cybersécurité et la biométrie.
Ce n’est pas l’intelligence artificielle qu’il faut craindre, mais ce que les humains vont en faire. Le danger n’est pas celui des robots, ni des nouvelles technologies qui peuvent œuvrer pour le bénéfice de l’humanité, les villes intelligentes, la santé et la médecine prédictive avec le diagnostic précoce. Ce danger vient de nous-mêmes, et si, en raison de la facilité apportée par l’intelligence artificielle, nous cessons d’être actifs physiquement et intellectuellement, nous nous mettrons en état de dépendance, voire de fusion, donc de paresse intellectuelle et physique. C’est la data qui aura raison de nous. Tout l’art serait donc de ne pas renoncer, de nous dépasser dans notre condition humaine, de devenir acteurs participatifs des enjeux, sortir de l’ego, et être humains en pleine conscience, grâce à l’intelligence collective et collaborative augmentée et en misant sur les collaborations ouvertes vers le monde, en tenant compte de nos diversités. Face à ce Big Brother des temps modernes, qui, mieux que l’humain, pour répondre à ces enjeux et incarner une volonté commune d’agir pour une intelligence artificielle éthique et responsable ?
Le Technion a ainsi mis en place des comités d’éthique et de vigilance sur la protection des données, la gestion des données personnelles et de la vie privée afin d’apporter des réponses concrètes et utiles à ces questions.
Comment pensez-vous le monde de demain ? Préparons-nous bien les générations futures pour cet horizon ?
Nous vivons une révolution sociétale dans laquelle la technologie est en train de remodeler le monde. Celle-ci transforme notre façon de travailler, mais transformera surtout notre façon d’apprendre et nous obligera à nous former tout au long de notre vie. Ce bouleversement n’est pas sans poser de questions et les transformations induites par le numérique peuvent être déstabilisantes. L’école en constitue un exemple marquant. Le numérique bouscule l’école, ses certitudes, son organisation, ses instruments et il est clair que la diffusion traditionnellement verticale du savoir va être redéfinie. À vrai dire, l’enjeu fondamental du XXIe consiste à repenser une nouvelle pédagogie, alliant à la fois une transmission horizontale et une transmission verticale du savoir. Il convient de constater tout d’abord que l’ensemble de la population dispose de connaissances minimales en humanités numériques – c’est-à-dire la capacité à évoluer dans un monde numérique – pour devenir des consommateurs et acteurs responsables : acteurs économiques, usagers et citoyens. C’est dès le plus jeune âge que les actions et investissements dans l’éducation se révèlent le plus rentables : les petits écoliers et autres futurs entrepreneurs et acteurs de l’écosystème de demain doivent être plus agiles quant à la culture numérique. Il s’agit ici de leur donner les outils pour utiliser ces technologies mais surtout de les responsabiliser quant à leur dimension démiurgique.
Multiplier les cris d'alarme et les analyses anxiogènes sur cette fameuse révolution numérique n’est pas la solution. Former les citoyens dès le plus jeune âge pour les rendre plus responsables et à même de s’intégrer pleinement dans cette révolution constitue donc le premier enjeu. La technologie est par essence neutre, et tout dépend de l'usage qu’en font les femmes et les hommes. De plus, l’innovation ne se décrète pas mais se conscientise au quotidien. Il est de notre devoir de l’appréhender de la meilleure des façons, et cela passe par l’éducation.
Comme l’affirme le professeur Jean-Gabriel Ganascia dans son livre Le Mythe de la singularité : faut-il craindre l’intelligence artificielle ?, l’intelligence artificielle est une discipline scientifique dont le nom a été forgé en 1955 par deux jeunes mathématiciens d’à peine 28 ans à l’époque, John McCarthy et Marvin Lee Minsky, ayant comme objectif initial de simuler sur des ordinateurs les différentes facultés cognitives – la perception, l’apprentissage, la mémoire, les fonctions exécutives, communicatives … – dans le but de mieux comprendre ces fonctions mais aussi de rendre des services liés à leur automatisation. De nombreuses acceptions proviennent davantage de la science-fiction, voire de l’imaginaire, que de la science : il s’agit de construire une entité qui serait douée de capacités intellectuelles équivalentes ou supérieures à celles des hommes. Avec cette dernière définition, l’intelligence artificielle rejoint des mythes anciens que l’on retrouve à travers les âges, dans l’Antiquité, au Moyen Âge et également dans la mystique juive comme avec la légende du Golem, qui en est un exemple, ou celle de Pygmalion : une statue qui prend vie, qui se comporte comme un homme ou une femme pour, éventuellement, conduire à sa perte…
En termes d’intelligence artificielle, discipline scientifique par excellence, il faut répondre en tant que scientifique. Et ce, non pas parce que le statut de scientifique donne de facto l’autorité nécessaire pour le faire, mais parce que adopter un discours scientifique permet d’indiquer précisément les limites entre ce que l’on sait avec certitude et ce qui est douteux ou faux. Les discours mystiques, religieux, voire prophétiques sur le sujet ne permettent pas de balayer les malentendus. Il faut dépassionner les débats et les rationnaliser. Les scientifiques doivent avoir une place dans l’espace public, pour expliquer assez clairement à la fois la puissance des techniques qu’ils contribuent à forger, les enjeux qu’il y a derrière et en même temps les limites de ces techniques.
Quel message souhaiteriez-vous adresser aux jeunes ?
Ne jamais renoncer et développer ses « soft skills » (compétences comportementales), sa bienveillance et son empathie. Ne pas se mettre en quête de puissance et de superpuissance mais en quête de sens. Au vu des transformations en cours, ne pas avoir peur de se former tout au long de sa vie. Et se mettre à jour dans l'adaptation de la connaissance ! Avoir confiance en soi, s’étoffer de l’intérieur pour être des « entreprenants de la vie ».
Publié le 23/09/2019