L’un de vos ouvrages s’appelle La Guerre des intelligences. Pensez-vous vraiment que l’intelligence artificiellepourrait dépasser l’intelligence humaine et qu’une conscience artificielle soit possible ?
Cette question a un intérêt car elle nous permet de débattred’un sujet sur lequel il n’y a aucun consensus. Il n’y a pas deux experts au monde qui ont la même vision du futur de l’intelligence artificielle et de la possibilité de l’émergence d’une conscience artificielle. On est face à un flou incroyable et tout le monde projette ses angoisses : ses angoisses de destruction et de castration mais aussi ses fantasmes d’hubris mégalomaniaques. Fantasmes aussi avec la crainte de l’émergence rapide d’une I.A. forte qui tuerait l’homme. Cette vision émane plutôt d’Elon Musk qui traduit, en fait, sonhistoire d’enfant battu. On trouve aussi des visions commecelles des grands patrons de l’I.A. de la Silicon Valley et de la Chine, qui voient dans l’avenir des grandes avancées très positives pour l’homme qui pourrait réaliser des choses extraordinaires. On le constate, c’est un sujet très ouvert.
Dans un ouvrage récent, le futurologue Martin Ford a interrogé les vingt-trois meilleurs spécialistes mondiaux de l’I.A. Il n’en ressort aucun avis convergent et la date d’émergence d’une conscience artificielle oscillerait, selon ces spécialistes, entre 2029 et 2199. On voit là qu’il y a le plus grand flou scientifique et philosophique.
Dans votre livre, vous concluez sur la nécessité de préserver une part de hasard pour échapper au déterminisme absolu de nos existences. Pouvez-vous nous donner des exemples de ce qu’il faut faire en la matière ?
Entre un monde où l’on est une petite chose ballottée par l’évolution et par la nature, et où l’on est dévoré par le tigre des cavernes dès que l’on va chercher de l’eau, sans être capable de voir son destin, et un monde guidé par l’intelligence artificielle, la sélection embryonnaire, la modification génétique où l’on déciderait de son avenir selondes scénarios comme dans Bienvenue à Gattaca, je pense qu’il faut trouver une part d’équilibre. Je ne suis pas un bioconservateur qui souhaite que l’on laisse notre vie entre les mains du destin et du hasard. À l’inverse, si tout était écrit d’avance notre vie perdrait beaucoup de son intérêt.
Il faut préserver une part d’humanité biologique, il ne faut nifusionner avec les machines ni devenir des post-humains. Il faut garder un corps physique, contrairement aux fantasmes de certains, chez Google, qui veulent nous voir fusionner avec l’intelligence artificielle et enlever toute place au hasard. Notre dignité en tant qu’humain est, pour moi, à ce prix.
On vous reproche de faire des effets d’annonce à propos de« la mort de la mort » ou de la possibilité d’une I.A. prenant le contrôle de l’humanité. Pensez-vous sérieusement ces scénarios plausibles ?
On me fait dire ce que je n’ai pas écrit. Dans La Mort de la mort, je dis clairement qu’il n’y aura pas de progrès significatifs en matière de longévité avant 2050. Je vais mourir et ma génération ne bénéficiera pas de ces technologies-là. Je ne fais pas d’annonce sur « la mort de la mort », bien au contraire. Je suis extrêmement prudent et je pense qu’il y aurades techniques d’augmentation de la longévité mais nous ne les verrons pas avant 2050.
En ce qui concerne l’I.A., je ne crois pas à une I.A. forte. On ne peut me reprocher de décrire une I.A. qui détruit le monde.Je ne crois pas qu’on arrivera à une I.A. dotée d’une conscience artificielle avant longtemps. Ce que je pense, en revanche, c’est que l’I.A. faible, sans conscience artificielle,est déjà une révolution et qu’une I.A. même sans conscience est capable de lire un scanner mieux qu’un être humain. Donc la révolution que je pressens et que je décris est une révolution de l’I.A. faible.
Je ne fais pas partie de ces gens qui croient que la conscience artificielle va arriver demain et d’ailleurs il n’y a pas eu de progrès dans ce domaine depuis 1956.
Le monde du travail va connaître, du fait des nouvelles technologies, un incroyable bouleversement. Travaillerons-nous encore demain ? Et si oui, quels seront les métiers du futur ?
Je crois qu’il y aura de plus en plus de métiers. Les métiers de demain seront passionnants mais nous ne pouvons pas les imaginer aujourd’hui. Si nous étions capables de prévoir lesmétiers de 2040, des entrepreneurs les auraient déjà développés et créé des sociétés. Nous ne pouvons les penser, tout comme en 1880 on ne pouvait imaginer l’existence, unjour, d’astronautes, de chirurgiens cardiaques ou de fabricants de microprocesseurs.
Je suis optimiste et crois au génie humain. Je ne crois pas, en revanche, à la fin du monde ou à l’Apocalypse. L’aventure humaine n’a pas de limites et va se poursuivre.
La vraie question est : « Que fera-t-on des gens moins doués dans le futur ? » Je suis très inquiet à ce propos. J’ai eu une discussion sur ce sujet, dans le cadre d’une conférence à l’École polytechnique, avec le Grand rabbin de France Or, mes propos ont été tronqués par l’extrême droite, ce qui a engendrébeaucoup de polémiques. Ces sujets sont sensibles et on surestime beaucoup la capacité de l’école à réduire les inégalités intellectuelles. D’ailleurs, s’il y avait des technologies éducatives capables de réduire les inégalités, on les connaîtrait et on les utiliserait. La technologie galope beaucoup plus vite que l’école n’est capable d’améliorer les capacités des enfants les plus doués. Je crois que l’on va vers une énorme crise politique et j’écris à peu près la même chose que Harari sur les « dieux et les inutiles ».
Pour ma part, je pense que la communauté juive, réussissantbien dans le monde académique et professionnel, sera à l’aise dans le monde de l’intelligence artificielle. Elle forme beaucoup de scientifiques et de mathématiciens et une grande proportion de prix Nobel scientifiques sont juifs.
Vous dites de la classe dirigeante qu’elle souffre d’« analphabétisme technologique » qui l’empêche de légiférer et de gouverner en connaissance de cause. Mais le poids des Gafam ne signe-t-il pas de toute façon la fin du pouvoir politique ?
L’équilibre entre les géants de l’I.A. et les États est une grande question. À mon avis, nous avons trois types de scénarios.
Le premier : les géants de l’I.A. acquièrent le pouvoir géopolitique et deviennent des puissances comme les États, notamment en s’installant dans l’espace. C’est le projet du patron d’Amazon qui veut des stations gigantesques, hors du contrôle des États.
Le deuxième consisterait pour le gouvernement américain à morceler les GAFAM ce qui paraît peu probable au regard des enjeux de la cybersécurité et de la bataille technologique.
Le troisième scénario, le plus probable à mon sens, est un « scénario corsaire » de cohabitation et de coopération entre les Gafam et leurs gouvernements respectifs (américain et chinois) pour concourir à la puissance militaire et technologique des États.
Entre-t-on dans un monde plus inégalitaire que jamais où seule une élite jouira du progrès ?
Le monde, à mon sens, ne sera pas inégalitaire sur le plan matériel ou sanitaire. Je crois à un monde où les moins intelligents pourraient devenir des « inutiles », en marge de la société et qu’on maintiendrait à l’écart en leur donnant un revenu universel. Cette inégalité est sociale et politique.Aujourd’hui il n’y a pas de prise de conscience politique de ce grand danger qui constitue un risque énorme pour la société et pour lequel aucune réflexion n’est conduite.
Le transhumanisme sonne-t-il le glas des religions ?
Aux États-Unis émergent différentes tendances. D’abord,parmi les chrétiens, certains commencent à intégrer le fait transhumaniste. Ils pensent que l’homme de demain pourraitêtre un homme augmenté et que la religion doit accepter qu’ilne soit plus un petit crapaud mais un surhomme. Ce qui suppose de réimaginer les discours religieux.
Il y a aussi l’émergence du discours transhumaniste : Dieun’existe pas et le nouveau dieu est l’homme augmenté.
Enfin, des gens comme Levandowski disent que le nouveau Dieu, c’est l’intelligence artificielle et que nous devons prier l’intelligence artificielle forte C’est pourquoi cet ancien ingénieur de Google a créé une nouvelle religion.
Je ne crois pas à la mort des religions. Les gens ont besoin de mystère et de foi. Il va y avoir une « mutation » des dieux ou une émergence de nouveaux dieux mais je ne crois pas à la mort de Dieu.
Quel message souhaiteriez-vous adresser aux jeunes ?
Lisez pour comprendre le monde. Soyez multidisciplinaires pour participer à la régulation d’un monde vertigineux.Profitez de la vie en jetant à la poubelle tous les collapsologues qui vous font croire que la fin du monde est au coin de la rue.
Publié le 13/09/2019