Le séisme déclenché dans les consciences par la naissance en 1996 de la brebis Dolly par clonage reproductif n’aura évidemment pas épargné le monde juif religieux. Il n’aura fallu que quelques mois pour que paraisse une série d’articles émanant de rabbins ou d’universitaires religieux qui engageaient une réflexion et un débat sur les enjeux éthiques, halakhiques et >span class="s8">liés au transfert de cette technologie à l’être humain. Le clonage place le monde religieux devant un dilemme. D’un côté, il offre aux couples stériles ne disposant pas d’autre solution la possibilité d’avoir un enfant, et par là d’accomplir le commandement de procréer (peria ou-revia). De l’autre, cette biotechnologie, font valoir nombre d’auteurs, constitue une boîte de Pandore, qui, à l’ouvrir, pourrait entraîner les pires débordements – production en série d’êtres humains, eugénisme, oubli de l’intérêt propre de l’enfant,marchandisation du corps, etc. – en contradiction frontale avec l’injonction biblique, et éthique, d’aimer son prochain comme soi-même. Si bien que même les auteurspréconisant une autorisation du clonage font preuve d’une grande prudence et >span class="s8"> l’utilisation en soit circonscrite avec soin : exclusivement pour les couples stériles n’ayant pas d’autre alternative pour accomplir le commandement de procréer.
Si les inquiétudes quant aux abus et mésusages du clonage sont unanimementpartagées, c’est autour de la nature même du procédé technique du clonage reproductifque le débat s’engage et dans le champ proprement halakhique. Le clonage reproductifconsiste, rappelons-le, à prélever une cellule ordinaire, de peau par exemple, qu’on implante dans un ovule dont on a retiré le noyau et donc le patrimoine génétique. Ceprocédé permet-il d’accomplir le commandement de procréer, tel que la tradition hébraïque entend ce dernier ? Plus précisément, accomplit-on l’obligation de procréer si l’enfant résulte d’une opération de laboratoire, et non de cette scène d’amour et de plaisir (‘ona) où l’homme et la femme s’unissent sexuellement ? L’enfant issu d’unefécondation par cellule ordinaire, et non par un spermatozoïde, est-il assujetti au commandement d’honorer en tant que père l’homme sur lequel a été prélevée cettecellule ? La femme ayant accouché d’un enfant mais sans lui avoir transmis son patrimoine génétique en est-elle la mère ? Ces questions, dont certaines s’étaient déjà posées avec l’apparition de la fécondation in vitro, conduisent les auteurs prônantl’autorisation du clonage à définir plus précisément la nature de l’acte visé par le commandement de procréer. Pour nombre d’entre eux, ce commandement est accompli dès lors qu’il y a enfant, indépendamment de la voie de la fécondation, avec ou sans relation sexuelle ou spermatozoïde. Quant à la mère, elle est tenue commetelle d’avoir accouché de l’enfant et non de lui avoir légué son patrimoine génétique. Il serait trop long de rapporter ici les justifications produites par les auteurs mais toutessont référées, par principe, directement ou par extrapolation, à la littérature talmudiqueet rabbinique. Nous nous bornerons à relever que si ces auteurs parviennent à partir dece fonds multiséculaire à statuer sur des technologies de science-fiction, c’est que la tradition rabbinique, pendant des siècles, a su débattre et théoriser, au plan juridique,de cas fantasmagoriques ou fondés sur des conceptions préscientifiques, auxquels, par un étonnant retournement, la technologie a conféré une pleine réalité.
Mais le débat le plus fondamental suscité par le clonage est d’ordre >span class="s8"> et il s’enclenche à partir de l’interdiction de l’hybridation. Il ne s’agit plus de savoir si la technique du clonage peut permettre de satisfaire à la définition halakhique ducommandement de procréer mais plutôt s’il ne faut pas l’interdire purement et simplement, en référence à l’interdiction de l’hybridation (kilaym), dont nous rappelons ici les termes : « Vous garderez mes décrets : n’accouple pas tes bêtes d’espèces différentes. »
L’enjeu théologique de cette interdiction et le rattachement du clonage à cette dernièredépendent de la lecture que l’on fera de ce verset.
Dans son commentaire, Rachi considère que la formule introductive du verset – « vous garderez mes décrets (‘houqim) » – veut spécifier que l’interdiction de l’hybridationest un ‘hoq, terme, poursuit-il, qui désigne ce type de « décisions du souverain (divin) dont le sens échappe » aux hommes. Par conséquent, fait-on alors valoir, il faudra, à suivre Rachi, circonscrire cette interdiction à ce que le texte biblique en ditexpressément : l’appariement entre des espèces différentes, et rien de plus. Et il n’y aurait pas davantage d’enjeu >span class="s8"> Selon cette perspective, le clonage reproductif humain ne saurait être inclus parmi les pratiques visées par l’interdiction de l’hybridation.
Mais selon Na’hmanide, l’un des pairs de Rachi, lui aussi grand commentateur de la Bible et du Talmud, la formule introductive du verset explicite, contrairement à ce qu’en dit Rachi, la raison de l’interdiction de l’hybridation. Le terme ‘houqim, ici, nequalifie pas l’interdiction de l’hybridation, mais désigne les déterminations (‘houqim) >span class="s8"> dans le monde naturel par le Créateur lors des six jours de la Création. Le verset commencerait donc par enjoindre l’homme à garder les règles du monde, à s’en tenir au monde tel que conçu par le Créateur, et poursuivrait que c’est de cette injonction fondamentale que découle l’interdiction de l’hybridation : « Celui qui accouple deux espèces modifie et nie l’œuvre de la Création. Comme si, estimant que le monde n’a pas été achevé par le Saint, béni soit-Il, il désirait accourir au secours du Créateur en ajoutant des (nouvelles) créatures au monde. » L’interdiction de l’hybridation aurait donc bien un sens et un enjeu assignables : en appariant deux espèces différentes, en entreprenant de faire advenir un hybride, animal ne correspondant à aucune des espèces des six jours de la Création, l’homme soutiendraitque cette dernière n’a pas été achevée par le Créateur et qu’il veut y remédier. Il se poserait par là en rival du Créateur. L’interdiction de l’hybridation serait ainsi généralisable à toute intervention humaine modifiant les processus naturels de reproduction en vue de les améliorer, d’en augmenter les résultats, ce qui inclurait le clonage. La position de Na’hmanide ferme donc la porte au recours au clonagereproductif.
De fait, comme le relèvent certains auteurs, la position de Na’hmanide semble plutôt contrastée : tout en affirmant ici que l’homme n’est pas autorisé à augmenter la création, le même Na’hmanide, dans son commentaire sur le récit de la Création,déclare que Dieu a doté les hommes de « puissance et domination vis-à-vis du monde afin d’y agir selon leur volonté […] construire, déraciner, planter et extraire l’airaindes montagnes ». Et ces auteurs poursuivent en soulignant que nombre de sourcestalmudiques et rabbiniques indiquent expressément qu’il revient à l'homme de parfaire l’œuvre du Créateur. Si ce dernier a cessé son travail, c’est pour que le monde soit parachevé par le « travail » d’un autre, en l’occurrence l’homme. Ce dernier n’est doncpas simplement autorisé à intervenir sur le monde pour l’arranger, l’améliorer et le parfaire, il en a l’obligation. Que le monde doive être arrangé, ajoute-t-on, est, pour les maîtres du Talmud, au cœur même de la circoncision. Ce commandement devrait représenter, aux yeux mêmes du judaïsme, une négation de l’œuvre du Créateur, puisqu’elle modifie le corps tel que Dieu l’a créé. Face à cette thèse, le Talmud affirme, par la voix d’un de ses plus grands maîtres, que c’est exactement l’inverse que laisse entendre le commandement de la circoncision : l’homme a l’obligation de changer le monde. Dans le Midrash, la circoncision est comparée à la fabrication dupain, de la moutarde, etc., c'est-à-dire qu’elle est appréhendée en tant que geste technique (taqen). On trouvera, dans la littérature talmudique, une justification du même ordre et cette fois en faveur du geste technique médical : « Un arbre sans engrais, sans taille, sarclage ni labour ne pousse pas […]. Le corps c’est l’arbre, etl’engrais le médicament, quant à l’homme c’est le médecin de la terre. » (Cet enseignement comme le précédent est formulé par rabbi Akiba.)
Sous cet angle, le clonage reproductif pourrait être considéré comme relevant de cette obligation qu’a l’homme d’arranger le monde, y compris en recourant à la technique. Mais il faut lever ici un possible malentendu. Techniquement, la circoncision (mila) est définie en tant que coupure de la chair du prépuce : le traducteur araméen rabbinique de la Bible retranscrit le verset « vous circoncirez (mila) toute chair de votre prépuce » par les mots « Vous couperez (gazar) ». Or une lecture radicale de cecommandement pourrait le comprendre comme l’indice d’une injonction fondamentale adressée à l’homme à se défaire totalement de son incomplétude, et donc d’exciser non la seule chair de son prépuce mais toute sa chair. Sous cet angle, le transhumanismepourrait considérer que son ultime projet – en finir avec la finitude de l’homme et par là avec la chair – constitue le parachèvement messianique de la circoncision. Cette lecture substantialiste de la circoncision, constituerait du point de vue de la tradition hébraïque, un contresens et un malentendu sur le sens même de ce rituel. La circoncision est en effet qualifiée par le texte biblique de « signe d’alliance » (ot berit), expression apparaissant dans le récit du Déluge qui en explicite la finalité : pour que « plus jamais ne soit anéantie toute chair ». La circoncision qui est précisément inscrite dans la chair est le signe manifestant, selon le traducteur araméen, « lapromesse (qaym) » partagée entre Dieu et l’homme que la chair ne disparaîtra pas. « Même si ma peau m’est retirée, c’est bien à partir de ma chair que je te vois, Dieu » dit Job, verset que le Midrash rapporte à la circoncision. Six cent treize commandements furent donnés à Moïse, enseigne le Talmud : trois cent soixante-cinq ‘’tu ne feras pas’’ (interdictions) […] et deux cent quarante-huit ‘’tu feras’’ (obligations), nombre qui correspond à celui des membres du corps.L’accomplissement des commandements en passe donc par le corps, et par tous ses membres. Certes, comme nous l’avons montré, la tradition hébraïque est susceptibled’admettre qu’il peut y avoir « procréation » sans relation sexuelle ni jouissance, sans spermatozoïde ni patrimoine génétique de la femme, c'est-à-dire quasiment sansparticipation du corps, mais ce dernier ne saurait être mis hors-jeu : la condition requise pour qu’il y ait procréation, paternité et maternité est qu’il y ait une contribution physique du père – une cellule – et de la matrice – par la grossesse et l’accouchement. La circoncision, enseigne le commentaire rabbinique, s’apparente à un sacrifice, or ce dernier consiste à se défaire d’une part pour épargner tout le reste.
Publié le 25/11/2019