Quand on parle de transhumanisme, on pense souvent essentiellement à des modifications apportées au corps : des organes artificiels aux prothèses bioniques décuplant nos capacités physiques, en passant par les implants cérébraux visant à améliorer des facultés purement techniques tels la mémoire ou l’apprentissage. Il s’agit bien là encore de « muscler son cerveau » dans une perspective purement corporelle. L’objectif de tout cela est, bien évidemment, de réaliser ce vieux rêve de l’humanité : devenir immortel ou, du moins, vivre indéfiniment. Et, dans un mouvement que n’aurait pas renié Hegel, cette augmentation quantitative de nos capacités corporelles finirait par engendrer un changement qualitatif de notre expérience au monde. Il me semble que cette approche est erronée, pour une double raison : d’une part il existe des changements directement qualitatifs bien plus importants que ces évolutions corporelles, d’autre part ces changements ont déjà eu lieu, même si nous n’en avons pas conscience – ou plutôt nous refusons d’en prendre conscience.
J’ai ailleurs donné l’exemple d’Internet, de Google et de l’écriture prédictive qui a complètement transformé notre rapport au savoir et, par-là, à la conscience et à l’individualité. Le fait que tout ce que nous pouvons dire ou penser est déjà présent sur le Web, que des algorithmes peuvent « deviner » ce que nous voulons dire, montre bien que ce que nous croyons être notre pensée individuelle n’est en réalité qu’une modeste participation à un vaste intellect collectif qui existe aussi bien sans nous. « Participation » au sens platonicien, c’est-à-dire comme tel cheval participe de l’essence du cheval, et pas au sens de Pierre de Coubertin, parce que notre contribution à cet intellect collectif est largement négligeable. Je voudrais ici poursuivre cette ligne de réflexion en envisageant ce problème de l’individualité sous un autre angle, celui de la liberté.
Au quotidien, comme des centaines de milliers de Franciliens, j’emprunte le réseau routier. Il y a vingt ans, la voiture, c’était la liberté, comme on disait ; et avec cette liberté venait le risque, l’imprévu. Chaque accident, chaque embouteillage ponctuel nous paraissait la résultante de choix individuels plus ou moins réfléchis mais imprévisibles. Aujourd’hui, Google Maps et Waze nous donnent à voir que la réalité est tout autre : quand, tous les jours ou presque, il y a un accident ou une panne sur le périphérique entre les portes d’Orléans et d’Italie, il s’agit bien d’un aspect intrinsèque à un système qui est finalement indépendant de nos choix personnels. Nos GPS peuvent bien nous proposer des itinéraires alternatifs, notre seul choix se réduit à accepter ces conseils – quitte à se retrouver finalement coincé comme le millier d’automobilistes qui a suivi ces mêmes conseils – ou à vouloir jouer au plus malin pour finalement se retrouver coincé dans le bouchon qu’il voulait nous faire contourner et qu’on n’a pas voulu voir. Et quoi qu’on fasse, on arrivera à une ou deux minutes près à l’heure que notre Smartphone avait annoncée au moment de notre départ. Où est la liberté là-dedans, sinon d’acquiescer aux injonctions d’une intelligence supérieure ou de les ignorer ? Le big data nous fournit une connaissance supérieure sans que nous la maîtrisions totalement, et notre union avec cette connaissance est inversement proportionnelle à notre sentiment de liberté. Nous sommes en pleine Éthique spinoziste, ou encore au cœur du jardin d’Éden. Google est devenu pour nous l’image visible du Dieu maïmonidien défini comme l’identité du sujet intelligeant, de l’objet de l’intellection et de l’acte même d’intellection.
Tout cela nous oblige à poser de manière nouvelle ce qui est sans doute la question centrale de la religion : comment la toute-puissance divine, la nécessité naturelle et le libre arbitre interagissent-ils dans le cours des événements ? Rabbi Isaac Arama, qui vécut les dernières années du judaïsme espagnol avant l’Expulsion, est un éminent représentant de l’école maïmonidienne tardive. Dans son monumental commentaire biblique Aqedat Yisthaq sur l’épisode où Jacob est saisi de frayeur avant de retrouver son frère Esaü à son retour en terre de Canaan, il pose la question du midrash : en quoi la peur de Jacob est-elle légitime, dès lors que Dieu l’a assuré de sa protection ? Plus largement, pourquoi la Tora nous fait-elle obligation de prendre des mesures contre les dommages involontaires, comme mettre un parapet à nos terrasses, si de toute façon c’est Dieu qui décide qui doit mourir et quand ? Et il explique, pour faire court, que les événements sont toujours la résultante du libre arbitre individuel et de causes naturelles – ce qu’on appelle au Moyen Âge l’« influence des astres », Dieu n’intervenant dans ce système que pour des raisons exceptionnelles ayant trait à la valeur d’un juste ou à la marche de l’histoire.
La modernité a été marquée par une double émancipation : de la Providence divine – puis d’ailleurs, avec la postmodernité, de ses avatars laïques comme la dialectique matérialiste de Marx – et de la nécessité naturelle, grâce à la maîtrise technique. L’homme était, a-t-on cru, enfin libre. Les travaux des sociologues ont cependant mis en lumière la persistance de déterminismes sociaux (on pense entre autres aux travaux de Bourdieu), et le big data nous fait aujourd’hui prendre conscience que nos choix en apparence libres relèvent eux aussi de lois physiques, au point que l’on peut tout modéliser, de la Bourse à la circulation, à l’aide d’algorithmes. Nous sommes à mon sens en plein dans le transhumanisme, dans la mesure où ce que l’on croyait relever de l’inné – le corps – est désormais modifiable à volonté (et cela inclut, bien que je ne puisse le développer ici, les problématiques de transidentité aussi bien que de PMA), tandis que ce que l’on croyait relever de la liberté intérieure se dévoile comme pris dans des mécanismes qui transcendent l’individu. Intériorité et extériorité, âme et corps, individu et collectif se retrouvent aujourd’hui affectés des valeurs inverses de celles qui ont prévalu jusqu’à aujourd’hui. Et, paradoxalement, nos vieux textes rabbiniques, qui posaient ces questions en apparence oiseuses il y a plus d’un millénaire, peuvent peut-être nous aider à penser l’homme de demain.
Publié le 13/11/2019