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Le feu et le mulet

Ecrit par Rav Gérard Zyzek - Directeur de la Yéshiva des étudiants

Paradoxes du progrès technique

Plusieurs de nos maîtres, et non des moindres, ont une attitude très critique face aux progrès technologiques. Rabbi Be’hayé Ibn Pakouda (1050-1120Espagne) condamne sévèrement dans son Hovot HaLevavot l’investissement des hommes en vue de l’amélioration des conditions matérielles. Il écrit : « Plus ils s’investissent dans l’amélioration du monde, plus ils détruisent leur capacité de penser. » De même, le Rambam écrit dans l’introduction générale à son commentaire sur la Michna :« Il n’y a pas de plus grande folie que la folie humaine ! Être plein de faiblesse, à la merci des turbulences, qui voyage depuis les terres habitées jusqu’au bout du monde, traverse les océans en plein hiver, les déserts en plein été, s’expose aux bêtes sauvages et aux reptiles pour gagner une poignée de pièces. Et si d’aventure il a réussi à sauvegarder quelques pièces d’or pour lesquelles il a donné toute sa santé, il commencera à les dépenser en engageant des ouvriers et des artisans pour se construire au centre du monde, avec de la chaux et des pierres, un mur qui restera dinnombrables années alors qu’il ne lui reste de son existence que quelques années auxquelles même une cabane de jonc lui survivraitY a-t-il plus grande folie et plus grand délire ? Tous les plaisirs du monde ne sont que vanité et bêtise absolues, mais ils sont le moteur premier à la construction et à l’amélioration du monde. »

Malgré cette condamnation sans appel de l’investissement dans les folies du monde, il ressort néanmoins que la conquête du monde et son amélioration sont en soi positives, nécessaires, voire vitales. Ce qui est critiqué par le Rambam n’est pas tant le progrès en tant que tel que le fait de s’y investir totalement et d’y consacrer sa vie entière.

 

Ce qui fut envisagé la veille du premier chabbat

Mais cette vision est à nuancer car d’autres textes font l’éloge des capacités techniques de l’homme. L’étude d’un passage talmudique (traité Pessa’him, p.54a) et de ses commentaires offre une vision originale du regard que porte le judaïsme sur la technique.

« Rabbi Yossi dit : deux choses furent envisagées la veille du premier chabbat de la Création et ne furent créées qu’à la sortie de ce chabbat primordial. À la sortie de ce premier chabbat,Dieu donna au premier homme une sagacité semblable à celle du Très-Haut. L’homme prit deux pierresles frotta fortement l’une contre l’autre et du feu en sortit. Il prit deux animaux d’espèces différentes (un âne et une jument), les croisa l’un avec l’autre et le mulet sortit de ce croisement. »

 

Nos maîtres ont toujours une manière étonnante d’exprimer leurs enseignements ! Si Dieu a eu l’idée, la veille du premier chabbat, de créer ces deux choses, pourquoi ne le fit-il donc point ? Pourquoi fut-il nécessaire d’attendre la sortie du chabbat pour que l’homme réalise ce que Dieu avait envisagé de faire ? Rabbi Nathan Yéouda Leib Mintzberg dans son livre Ben Mélèkh explique ainsi cet enseignement : «  Dieu créa le monde de sorte à ce qu’il incombe à l’homme de le parfaire, de le magnifier et de l’arranger, comme nous pouvons le constater dans la manière spectaculaire dont le monde se métamorphose dans nos générations par le biais de l’ingéniosité humaine. C’est pourquoi Dieudonna à l’homme la sagacité qui lui permit de façonner de multiples choses. Et dès la sortie du premier chabbat et l’entrée dans la première semaine d’action, l’homme commença à agir dans le monde et à innover de deux manières distinctes. En disant « qu’elles furent envisagée ("montèrent à la pensée d’être créées"), nos maîtres veulent dire que ces deux choses sont nécessaires au perfectionnement du monde et que sans elles le monde est déficient. Mais ces choses ne trouvent leur sens que dans la mesure où c’est l’homme qui les réalise concrètement par sa sagacité. »

Commentaire du Maharal

Dans la seconde partie de son ouvrage Béèr HaGola, le Maharal de Prague propose un étonnant commentaire du passage talmudique cité. Nous en donnons notre traduction : 

« Sache que dans cet enseignement nos maîtres veulent définir la notion de nature et la spécificité de l’action de l’homme. L’action de l’homme est supérieure à la nature. Lorsque Dieu créa durant les sept jours de la Création toute la structure de la nature, les éléments simples et les éléments complexes, qu’Il amena le monde à son stade abouti et que les êtres se complexifièrent en se reproduisant, il resta néanmoins, encore en potentiel, une autre dimension de complexification : le croisement de deux espèces distinctes. Mais étant donné que cette complexification (ce croisement)n’est fondamentalement pas naturelle, et même contre nature puisque ce sont deux espèces distinctes, ce croisement n’est pas venu de lui-même par la conséquence autonome des sept jours de la Création au cours desquels ne se formèrent que ce qui est de l’ordre du naturel. C’est ce que nos maîtres expriment de manière extrêmement précise en disant que "ces choses montèrent à la pensée d’être créées ", c’est-à-dire que dans l’œuvre des six jours de la Création ces choses étaient en potentiel et seul l’homme a la capacité de faire sortir les choses du potentiel à l’effectif quand bien même elles ne seraient pas complètement de l’ordre du naturel. »

Avant d’aller plus loin dans l’analyse du commentaire du Maharalsoulignons les points novateurs qu’il nous aide à définir. Les sept jours de la Création sont l’avènement du monde de la nature. Il y a des potentialités dans ce monde naturel qu’il appartient à l’homme, doué de sagesse, de faire advenirpar des actions qui sont presque contre nature. En un sens, les actions de l’homme sont supérieures aux sept jours de la Création car elles nécessitent transformation et innovation. 

Suite du commentaire du Maharal : « Ces deux choses  la création du mulet par croisement d’espèces et la découverte du feu  étaient en potentiel dans les six jours de la Création mais ne se sont réalisées que par le biais de l’homme. En effet la lumière n’est pas vraiment quelque chose de matériel et elle est devenue effective à la sortie du jour de chabbat. Expliquons : il y a le monde et ce qui parfait et améliore le monde. La lumière et le feu améliorent le monde, c’est pourquoi nos maîtres ont institué que nous disions une bénédiction sur la flamme à la sortie du chabbat. En effet, la bénédiction est une louange à Dieu qui a apporté des améliorations au monde. C’est pourquoi on ne récite pas de bénédiction sur les choses qui ont été créées dans les six jours de la Création, mais uniquement sur le feu qui apporte la lumière au monde. Sur cela, on exprime une bénédiction. Et cette amélioration du monde a été concrétisée par l’homme qui est au-dessus de la nature. De la même manière que les puissances naturelles agissent du fait du décret divin et que les faits naturels agissent durant les six jours de la Création selon ce qui correspond à ces faits naturels, l’hommedu fait de son intellect (sékhel), est au-dessus de ce qui est naturel et son action n’est pas de l’ordre de la nature. Ses actions n’entreront donc pas dans l’ordre de ce qui est naturel. »

Nous sommes émus de découvrir chez le Maharal de Prague des réflexions en phase complète avec les débats contemporains. Il est bouleversant que ces grands thèmes de la pensée universelle, en particulier développés par Henri Bergson au début du XXe siècle, à savoir que la spécificité de l’humain serait plus dans sa capacité à transformer le monde qu’à le penser, aient été succinctement exprimés par les maîtres du Talmud il y a deux mille ans. 

Revenons au commentaire du Maharal : « De la même manière que l’homme, par le biais de son intellect, passe lui-même du potentiel à l’effectif, de même ces deux choses passèrent du potentiel au concret par le biais de l’homme. » Point central dans le raisonnement du Maharal : l’homme lui-même n’est qu’un potentiel et c’est par la force de son intellect qu’il a la capacité de transformer ce potentiel et de le concrétiserL’humain apprendse transforme, s’améliore lui-mêmeCette idée nous semble être la clé de voûte de tout le raisonnement du MaharalLa preuve formelle que l’homme est au-dessus de la nature et au-dessus des six jours de la Création est qu’il peut lui-même se parfaire et s’améliorer. Là est l’enjeu métaphysique essentiel : sommes-nous capables de parfaire quelque chose en nous ? On aimerait dire que non. Cela nous arrangerait bien. Rambam définit la folie comme l’état de quelqu’un qui ne peut pas apprendre, qui est indisponible à tout apprentissage. Au fond, nous aimerions bien être aliénés et donc irresponsables. 

Le texte du Talmud met sur le même plan l’invention du feu et le croisement d’espèces distinctes. Nous pourrions considérer spontanément que créer des réalités contre nature serait absolumentnégatif et qu’existe une opposition entre la sagesse de la nature et l’œuvre diabolique de l’homme qui se plaît à pervertir ce qui est bon et parfait. La preuve étant la stérilité du mulet, qui estsomme touteune voie qui n’aboutit à rien. Il y a d’ailleurs une telle opinion dans la suite du passage talmudique cité. L’opinion qui nous occupe affirme pourtant qu’il est dans la vocation positive de l’homme d’améliorer et de transformer le monde en allant même jusqu’à bouleverser les lois de lanature.  Ces deux innovations furent faites à la sortie du premier chabbat, moment symbolisant l’aboutissement et la perfection du mondePar l’intellect quasi divin qui lui a été prodigué à la sortie du chabbat, l’homme va bouleverser, transformer et améliorer cette perfection. Nous ne pouvons qu’être interpellés ! Comment peut-on améliorer une perfection ?

Le Maharal poursuit : « Beaucoup se sont étonnés au sujet de cet enseignement du traité Pessa’himet n’ont pas compris en quoi ce croisement de deux espèces pouvait être considéré comme positif par nos maîtres. Effectivement, selon la Tora que Dieu a donnée au peuple d’Israël, une telle pratique est prohibée au titre de l’interdit de kilaïm (interdit de croiser des espèces). Mais Adam vivait avant le don de la Tora et avait recours sans aucun problème à de telles pratiques, d’autant plus que ces croisements sont des bienfaits pour le monde et le conduisent à son accomplissement. Quand bien même, selon la Tora que Dieu a donnée, faire de tels croisements est prohibé parce que cela entre dans l’interdit de kilaïm, ceci correspond aux catégories de la Tora qui ont leur spécificité. En effet,tu peux trouver moult espèces créées dans le monde dont la Tora interdit la consommation et qui, toutefois, sont créées dans le monde et participent de sa diversité et de son accomplissement. Il ne faut pas comprendre que l’interdit de kilaïm viendrait nous prémunir d’actes pervers consistant à conduire des espèces à des accouplements contre nature. Tel n’est pas ce qui est visé dans ces interdits, la preuve étant qu’il est aussi prohibé de faire un simple attelage d’espèces distinctes. L’interdit consiste à réunir et à assembler des espèces distinctes. Mais ceci est la vision de la Tora qui a été donnée à Israël. Ornous avons déjà dit qu’il y a deux démarches : celle de la Tora d’un côté, et le fait de conduire le monde à son accomplissement de l’autreOr Dieu placé dans les potentialités de sa Création la possibilité que ces espèces puissent se croiser ; il est donc légitime que l’homme concrétise ces potentialités jusqu’à ce que le monde arrive à son accomplissement. »

Un tel commentaire nous laisse perplexes ! Si Dieu a enjoint au peuple d’Israël de ne pas croiser des espèces, comment peut-on concevoir que cela soit malgré tout positif et même emblématique de la grandeur de l’homme ?  Le peuple d’Israël n’a-t-il pas comme vocation d’être une lumière pour les nations ? Le judaïsme n’a-t-il pas un message à transmettre à l’humanité ?

Le commentaire du Maharal met en lumière un paradoxe perturbant : d’un côté la Tora interdit au peuple d’Israël de procéder à des greffes et à des croisements d’espèces, de l’autre le Talmud valorise au plus haut point ces pratiques. Comment concevoir que ce qui est prohibé pour Israël puisse être considéré comme fondamentalement positif ? N’y a-t-il pas des valeurs objectives et universelles 

 

Deux démarches au sein de l’humanité

Il nous semble légitime de déduire de ce qui précède l’idée suivante : avant le don de la Tora, l’humanité était régie par les sept lois universelles (dites « lois noa’hides »). Au Sinaïapparut une nouvelle dimension : le peuple d’Israël devint l’interlocuteur du Créateur, privilège qui l’obligea àconserver sa spécificitéSi les nations sont invitées à dépasser la nature, Israël véhicule un vécu prosaïque, une expérience ancrée dans le vécu quotidien de l’accomplissement des commandements divins. Manipuler les espèces et les croiser est l’expression d’une dimension démiurgique, une volonté de croiser les contraires, les incompatibilités. Dimension dangereuse car l’homme développe en lui une démarche quasi divine et une tendance à vouloir être la mesure de toute chose. N’y aurait-il pas matière à interdire de telles pratiques ? Non, elles sont tout à fait licites et témoignent de la grandeur de l’humain. En revanche, cela est prohibé pour Israël. Pourquoi ? Justement parce que cela arrache l’homme à sa simplicité et à son authenticité. Or l’homme se doit d’être simple et ne doit pas se prendre pour ce qu’il n’est pas : DieuAlors interdisons ! Non, pourquoi interdire ? 

Nous pensons pouvoir déduire de l’étude à laquelle nous a invités le commentaire du Maharal que les chemins avec lesquels la Tora gère l’humanité sont des chemins paradoxaux. Instinctivement lorsqu’il y a un problème, nous aimerions le résoudre et lui trouver une solution. Notre question était : comment la Tora aborde-t-elle les développements technologiques ? Réponse : un pan de l’humanité est investi dans ces développements, un autre dans ses limitations. Mais alors qui a raison ? Ni les uns ni les autres. 

C’est dans la confrontation d’une conception à l’autre et réciproquement que l’humanité va se chercher. Le peuple d’Israël, par son accomplissement des commandements reçus au Sinaïinterroge l’humanité et relativise la portée de ses délires. À cette humanité de supporter la confrontation d’unevision différente de la sienne. Et au peuple d’Israël de supporter sa vocation étonnante, redoutable et paradoxale.  

Nous aurions tellement voulu être des machines !

Cette confrontation entre deux visions opposées fait écho à une autre confrontation, celle qui opposel’homme et la femme. Dieu ne créa pas l’humain androgyne mais distingua mâle et femelle. La Tora affirme dès le départ qu’il y a deux pôles, un masculin et un féminin. Mais cette bipolarisation irréductible est problématique car on a du mal à se comprendre. On voit les choses radicalement différemment. N’aurions-nous pas été plus efficaces s’il n’y avait eu qu’une seule espèce, unhominidé asexué ? Une machine ? La Tora (Nombres, 7,89) rapporte que lorsque Moïse entrait dansle sanctuaire pour écouter la voix de Dieu, cette voix lui venait d’entre les chérubins (kérouvim) qui se trouvaient au-dessus de l’arche. Nos maîtres disent que ces chérubins représentaient un jeune homme et une jeune femme. La voix sortait d’entre les deux. Nous pouvons peut-être entendre ici que dans un couple s’exprime une voix prophétique, mais cette voix ne vient ni de l’homme ni de la femme, elle vient d’entre l’homme et la femme, de la discussion paradoxale qui émane de cette hétérogénéité irréductible, de la tension entre deux visions différentes.

Mais nous aimerions que les choses marchent et soient directement efficaces. Alors nous fabriquons des machines pour faciliter le cours du monde. À telle enseigne que nous sommes arrivés à un moment où nous nous disons : « Ah ! Comme ce serait mieux si nous pouvions être des machines, comme ce serait plus facile ! »

Pour conclure, il apparaît que le développement technologique, positif en soi comme nous avons pu le découvrir, nous permet de trouver des solutions aux problèmes de l’existence. Il nous incitenéanmoins à vouloir effacer, par goût de l’efficacité, tout antagonisme et toute hétérogénéité. Or le monde est fondamentalement structuré sur des incompatibilités, des antagonismes irréductibles et des tensions fécondes (ciel/terre, mâle/femelle, âme/corps, peuple d’Israël/nations du monde) qui donnent la possibilité que s’expriment des paroles prophétiques et innovantes.


Publié le 08/11/2019


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