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Diatribe sur les transes de l'humanisme

Ecrit par Éric Smilévitch - Enseignant, écrivain et traducteur

Après deux monstrueuses guerres mondiales, l’effacement de l’Europe cultivée, le développement spectaculaire des sociétés de masse, le déferlement nationaliste et maintenant identitaireil ne reste de « l’homme » qu’une idée confuse, maladroite et délétèreCertes, les valeurs humanistes  l’individu, le libre arbitre, la raison et la culture  ont toujours bonne presse. Mais ce n’est que cela : une simple rengaine médiatique. Lorsque des systèmes techniques et informatiques de plus en plus vastes et variés, de plus en plus souples et précis, encadrent progressivement tous les champs de la vie et assignent aux êtres humains un rôle unique d’opérateur dans le systèmeà quelle réalité peuvent encore prétendre l’individualisme et le libre arbitre ? Lorsque la nécessité rationnelle est le régime primordial des systèmes organisationnels, des agents techniques, des lois informatiques, à quel moment le jugement raisonnable et libre d’un individu est-il pertinent, ou même simplement souhaité ? Il y a longtemps que les individus les mieux doués ne sont plus maîtres de leur vie sociale, que leur action politique a perdu son sens, qu’ils ne dirigent ni ne contrôlent plus rien. Question d’échelle : soit le gigantisme soit la complexité suffisent à réduire à néant les prétentions individuelles. Société d’abondancede production de masse épanchée vers une consommation infinie dans son principe ; accumulation des outils, des hommes, des circuits de distribution, entraînant des gestions d’événements de plus en plus complexes, un encadrement de plus en plus strict ; face aux forces et aux problèmes mis en jeu, jugement individuel et sensibilité personnelle ne pèsent rienCette différence de grandeur, ce détour par le colossal n’ont rien d’humain au sens de l’humanismeIls déploient un monde dans lequel les individus sont profondément et fatalement dominés, humiliés. Au point que, ne pouvant plus croire en eux-mêmes, ils tentent de se rassurer par la foi dans les mécanismes mêmes qui les administrent et les subjuguent. Ce « progrès » qu’ils ne peuvent arrêter, dont ils sont les victimes consentantes, dont la marche paraît inéluctable. Et qui ne consiste qu’en un resserrementtechnique de plus en plus universel et efficace, toujours mieux géré, davantage adapté, plus proche des gensComme si cette inéluctable contraction de l’univers pouvait être souriante et bonne. Et qui se veut notre meilleur ami, notre guide et protecteur, le berger dont nul ne sait où il nous mène. Suffit-il de continuer à revendiquer « l’humanité » de l’homme pour la faire exister ? Est-ce naïveté ou cynisme ? Pour qui la récitation du credo humaniste est-elle encore pertinente, hormis ceux qui y sont directement intéressés, au sens du plus vil intérêt social ou économique ? À moins d’alléguer l’idéal d’une créature libre et raisonnable par superstition, pour conjurer un sort que l’on pressent abominable.

On ne peut qu’être étonné d’une époque, pas si lointaine, où des êtres intelligents croyaient en « l’homme ». Tandis que le nouveau maître réclame sans vergogne notre vie privée et maltraite notre intimitéque celles-ci tombent progressivement sous la coupe des appareils de communication, de surveillance, de transmission de données. Perdu au sein des mégapoles du XXIe siècle, gigantesques systèmes urbains intégrés, entièrement dirigé par des techniques organisationnelles qui absorbent tout son vécu, assommé d’images, de slogans, d’ingérences toujours plus brutales dans les lieux les plus intimes de son existencel’individu humain s’est dissout dans le nombre. Subjugués par leur propre reflet, captifs du miroir manufacturé des appareils techniques, accaparés par les images sociales, les individus s’appartiennent de moins en moins. Spectres sans consistance, ectoplasmes ahuris flottant au gré des courantsreflets sidérés des médias sociaux et qui ne survivent qu’avec leur permissionQue veut-on encore de « l’homme », alors qu’il constate chaque jour son impuissance absolue, et que la science moderne, de l’infiniment grand à l’infiniment petit, de l’astrophysique à la biologie moléculaire, lui déclare sa totale >span class="s5">, y compris en tant qu’espèce ? 

Pourtantcertains ne renoncent pas à leur ancienne foiCes nouveaux humanistes veulent se donner les moyens d’y croire quand mêmeIls forment de nouvelles sectes, plus farfelues les unes que les autres. Entre les partisans du grand retour en arrière et ceux du grand bond en avant, ils ratissent un large éventail de populations hébétées et effrayées. Leur seul trait commun est une ingénuité complète devant les sociétés de masse en croissance et développement constant. L’humanité a changé d’échelle, les organisations sociales coordonnent des millions d’individus, les besoins économiques s’accroissent de façon exponentielle, mais ces gentils sectateurs s’évertuent à croire que l’individu raisonnable doté d’un libre arbitre y a encore quelques choix à faire, quelques mots à direEnracinés dans la foi en l’Homme, ils essaient de se convaincre qu’il suffit de faire l’effort. Et l’humanisme devient alors une fable comique. Comme lorsque Buster Keaton, dans La Maison démontable(1920), bataille pour déplacer sa maison (modèle Ikeade la voie du chemin de fer qu’un train menace de détruireIl n’y parvient pas mais elle est quand même sauvée parce que le train passe en réalité sur la voie d'à côté. Puis sa maison est aussitôt réduite en miettes par un autre train arrivant en sens inverse. Quelle belle fable ! Il aurait été étonnant qu’un simple individu écarte de sa maison les réalités de la société industrielle. Comme on rit de cette prétention… 

Parmi ces sectateurs, les transhumanistes ont mauvaise presse. On les accuse, faussement à mon avis, de nihilisme, alors que le transhumanisme n’est qu’un avatar chimérique et technocratique de son grand-père historiqueune imitation d’assez mauvais goût au croisement du futurisme et de l’art pompierLes transhumanistes font scandale parce qu’ils admettent ouvertement que « l’homme » n’y arrive plus tout seul. Pour contrer les effets de la société de masse, ils proposent de renforcer les dispositions individuelles en utilisant précisément les capacités techniciennes inouïes de cette société. Munis d’un fort esprit de conséquence, ils sont devenus la secte la plus « kitsch » des humanistes : au moyen de prothèses technologiques, d’implants cybernétiques, et de toute extension artificielle susceptible d’accroître les performances mentales et physiques de l’espèce humaine, ils prétendent vaincre la débilité congénitale de l’individuLeur ambition est de conjuguer humanité et progrès, d’opérer la synthèse de l’ancien et du moderne. Mélange d’éclectisme et de mauvais goût, pimenté d’un soupçon de perversion, la recette finale est une rêverie légèrement vicieuse sur un homme technicisé, dont les parties du corps sont progressivement remplacées par des merveilles issues du génie industriel et technologiqueImaginez-vous pourvu d’un train arrière monté sur roulement à billes, de genoux à suspension hydraulique, d’une pince coupante à la place de l’annulaire, d’un regard laser et d’un port USB sous la nuque, vous voilà fin prêt pour la compétition à venir ! Qui pourrait vous arrêter ? Les aspects les plus angoissants de la vie humaine ne les font pas reculer. Ils veulent vaincre la mort. Ils escomptent éradiquer la vieillesse, la maladieIls espèrent en finir avec toute forme de limite et de handicap. Avec eux, nous deviendrons enfin les « maîtres » que nous avons toujours rêvé d’être : homo deus.

Reste le cas des organes sexuels dont nos capitalistes n’ont que faire, et qu’ils prévoient de supprimer à moyen terme. Un cyborg n’en a pas l’usage. Cela peut sembler absurde, mais au regard de la montée en puissance promise à chaque individu, la sexualité est au contraire un terrain de fragilité et d’exposition. Peut-on imaginer un cyborg amoureux, transi de désir, angoissé de perdre son conjoint ? À quoi lui serviraient alors tous ses implants ? Du point de vue rationnel, économique, militaire ou social, cette bizarrerie de la nature qu’est la sexualité n’a aucun intérêt. L’essentiel est de développer les capacités physiques et mentales ; de nourrir cette fameuse « volonté de puissance », cette inflation gigantesque des moyens techniques que l’on voit diriger le monde sans la moindre contestation, et que l’on voudrait s’arroger physiquementNotre corps appartient aux futurs designers ! Qui désirerait encore le sexe alors que la force est avec nous ! Cette véhémence asexuée irrigue déjà les désirs de nos enfants, consommateurs complaisants de jeux vidéo, dont les personnages virtuels peuvent s’offrir toutes sortes de gadgets afin d’être toujours plus forts et d’en mettre aux autres plein la tronche ! Le transhumanisme est d’abord un grand fantasme virtuel… asexué et infantile. Si l’on est un peu perspicaceiest l’occasion d’interroger un rapport essentiel entre la mort et la sexualité, qui oblige ses adeptes à les refouler tous deux ensemble. Et qui leur vaut l’admiration enthousiaste des LGBT. Car rien n’est plus humiliant et aliénant pour un « maître » que d’être exposé à l’autre sexe et au désir, tout comme d’être exposé à la maladie et à la mort. Quelle formidable contradiction qu’un « maître » désirant ! C’est aussi blessant qu’un « maître » agonisant. Lui qui se revendique si plein de sa propre personne, si assuré de soi, si supérieur, le voilà sous la coupe d’un autre dont il éprouve la nostalgie, son corps offert à une altérité en chair et en os, contraint de s’accepter irrémédiablement divisé par la sexualité ! Il suffit de songer à la scène pour en rire. Imaginez nos orgueilleux cyborgs à l’ombre des jeunes filles en fleurs. Lâchés dans les rues, rutilants dans leurs armures en fer, ivres de puissance et de rage, et aussitôt mis en fuite par le flottement d’une robe ou un regard lubriqueL’autre sexe, le désir, la mort… et la procréation. C’est cet horizon que le transhumanisme veut faire disparaître. Au nom de la maîtrise et de la domination. Au nom de « l’Homme ». Dire que j’ai du mal à les suivre serait un doux euphémisme.

Le transhumanisme n’est qu’une fuite dans l’imaginaire, un épisode délirant destiné à faire barrage au sentiment croissant de dissolution des individus et des collectivités. On ambitionnede se greffer des capacités inédites, d’élargir son esprit aux limites du virtuel et du réel, on s’imagine immortel, pour se dérober à une insignifiance programmée dont les effets ont déjàabouti. Le poids démographique et organisationnel des sociétés de masse pèse chaque jour plus lourd et s’accompagne d’une destruction lente de la sphère familiale et privée. Dans une société au coude-à-coude, il est impossible de laisser chacun n’en faire qu’à sa tête. Qui rêve encore de « voyage », lorsque chacun doit évidemment passer ses vacances dans des lieux spécifiquement prévus à cet effet, dans les délais impartis par sa direction régionale, et selon la périodicité définie par les conventions syndicales, etc. ? Sans oublier les tour-opérateurs et l’industrie du tourisme. L’organisation de la vie, du travail, des loisirs, des rapports humains, de l’amitié, du couple, des relations entre parents et enfants, requiert une gestion globale chaque jour plus rationnelle et efficace. Les lieux intimes de la vie du couple et de la famille, aussi bien que les lieux collectifs, les liens communautaires, sont nécessairement happés par les besoins de gestion et d’organisation, programmant à l’avance tous les événements qu’un individu aura la possibilité matérielle de vivre, et toutes ses penséesQui d’entre nous ignore la force de convergence qui pousse les groupes humains à l’uniformisation sociale, morale et psychologique ? Cette gestion des pensées par « paquets » a un poids considérableElle ruine d’emblée toute possibilité de critique et toute divergenceCertes, nos sociétés autorisent une liberté de parole inouïe, on peut presque tout dire. Mais à qui cela profite-t-il lorsque cette liberté ne peut se faire entendre ? Tout propos personnel, qui se voudrait public, est inévitablement enterré et balayé sous la « voix » médiatique du nombre. Il faut s’arrêter un instant sur les causes souvent purement techniques de cette uniformisationAinsi, la « voixsociale » produite par les organes médiatiques découle très sommairement de la configuration de leurs outils de gestion. Sur la Toile, les choix offerts au navigateur dépendent uniquement de son outil de navigationC’est toujours l’opinion ou le site le plus recherché et le mieux référencé qui « remonte » aux premières places ; ce qui favorise évidemment les lieux communs les plus éculés, les propos ou les vidéos les plus choquants, les idées et les produits les mieux commercialisés. Il ne faut voir en cela aucune malice. Il ne s’agit que du résultat logique des algorithmes facilitant la recherche de données. Pour être efficaces, ils doivent nécessairement trier parmi les millions de données qui circulent sur la Toile, afin de répondre à la demande de l’utilisateur. Ils placeront donc aux premières places les données les plus demandées et les mieux référencées. Cela ne peut être autrement. Mais, en conséquence, une visibilité extraordinaire est offerte aux phénomènes les plus populaires auprès des hallucinés de la Toile, des voyeurs et des indiscrets (ce sont en général les mêmes), et au noyau dur de la grande distribution. Il n’existe aucun moyen de gérer autrement des outils sociaux dédiés à l’usage du ColossalTels sont les effets inévitables d’une organisation de masse. Et il serait très illusoire d’en attendre autre chose.

Il faut remettre les choses en perspective. Car l’humanisme a une part de responsabilité dans la défaite actuelle de l’individu. Certains croient rendre la Tora plus racoleuse en la qualifiant d’humanisme. Ils ont tort car elle ne l’est pas ; et elle n’a a fortiori aucun rapport avec ses avatars modernesPour une seule et bonne raison : le pivot du judaïsme n’est pas l’homme en tant que tel, mais l’homme faisant face à Dieu et obéissant à sa loi. Et pour réveiller les esprits abêtis par le jeu de dupes des intellectuels juifs, je rappelle le jugement sans appel de la Bible sur l’Homme : « Le penchant du cœur humain est mauvais depuis l’enfance. » (Genèse 8, 21).

Il y a du « mal » en l’homme, et ce « mal » ne se soigne pas seul. Certes, les principales valeurs de l’humanisme se retrouvent dans le judaïsme, mais elles n’ont pas le même sens. Ainsi, le libre arbitre est un fondement décisif de la Tora : il stipule que chacun est responsable de ses actions, qu’il doit des comptes sur ce qu’il fait ou ne fait pas, car le choix du bien ou du mal lui appartient. Mais il n’implique pas que les hommes seraient maîtres de leur destin, ni que leur corps et leur existence leur appartiendraientni qu’ils pourraient en faire ce qu’ils voudraientLa responsabilité est une chose, la maîtrise et le contrôle en sont une autre. Le premier implique l’exposition à un jugement ; les seconds, un affranchissement de toute tutelle. Dans la Tora, chaque être humain est en dette envers son Créateur dans son corps et son existence. Ce propos est insupportable à l’humanisme. La même différence traverse tous les champs de la raison, du jugement personnel, de la science. Ce sont des valeurs nécessaires et fondamentales de la Tora ; mais elles n’ont de sens que rapportées à cette dette originelle. Raison, liberté, jugement, sentiment et science sont les modalités de notre rapport aux préceptes de la loi, à l’autorité du Roi, à l’exposition de chacun à son Juge. Tandis que, dans l’humanisme, tous ces éléments militent en faveur de l’affranchissement des hommes à l’égard de toute dépendance ; dans la Tora, ils témoignent de la légitimité de notre aliénation fondamentale. Qu’est-ce qu’une créature raisonnable et responsable dans la Tora ou la Michna ? Un homme qui se sait exposé en permanence à la loi et à la dette d’existence :

« La crainte de Dieu est le commencement du savoir. » (Proverbes 1, 7)

Sache ce qu’il y a au-dessus de toi : un œil qui regarde, une oreille qui entend et tous tes actes sont inscrits dans un livre (Pirké Avot 2, 1).

Qu’est-ce qu’un homme libre et indépendant dans la Tora ? Un homme qui étudie le texte de la loi et le transporte dans son cœur, en convertissant la lettre figée en un lieu vivant de questions et de compréhension :

Il est dit : « Les tables étaient l’œuvre de Dieu et l’écriture était l’écriture de Dieu gravée (h’arout) sur les tables » (Exode 32, 16)  ne lis pas « gravée » (‘harout) mais « liberté » (hérout), car il n’existe d’homme libre que celui qui s’affaire à l’étude de la Tora » (Pirké Avot 6, 2).

Les prétentions du transhumanisme tombent à plat. La fascination pour l’homo deus est sombrement ridicule. Il faut qu’un être humain entretienne en sa croyance une idée profondément mutilée de Dieu, une idée primitive, païenne et idolâtrique, pour se laisserprendre au spectacle de sa propre image magnifiée ou technicisée. Il faut n’avoir aucun soupçon de la vraie grandeur de Dieu, auprès de laquelle le culte de notre corps, de notre esprit, de notre ingéniosité et de notre force n’est rien. Il est bien vrai, cependant, que l’humanité est la gloire de la création et qu’elle est, comme on dit, « à l’image de Dieu ». Mais une « image » n’est pas l’original, seulement la copie dérivée. C’est l’un des thèmes majeurs de la Bible : toute grandeur humaine est en dette.

« Qu’est-ce que l’humain pour que Tu t’en soucies, et le fils de l’homme pour que Tu t’en occupes ? Tu l’as fait pourtant à peine inférieur aux anges, Tu l’as couronné de gloire et de splendeur ! Tu l’as fait souverain sur l’œuvre de Tes mains, en plaçant tout à ses pieds » (Psaumes 8, 5-7)

Inversement, toute faute collective se rapporte toujours, en dernière instance, à l’oubli de cette dette. Lorsque les hommes s’imaginent que leur grandeur ne tient qu’à eux-mêmes, qu’ils sont originellement faits pour elle, ils perdent pied et s’enfoncent dans l’illusion.

« Est-ce ainsi que vous payez Hachem en retour, peuple flétri et dépourvu de sagesse ? N’est-il pas ton père, ton détenteur ? N’est-ce point lui qui t’a fait et t’a pourvu ? Remémore-toi les temps anciens, médite le sort des générations passées, interroge ton père et il te racontera, tes anciens t’informeront (…) Il t’a hissé au sommet de la terre, t’a nourri des moissons des champs, t’a allaité avec le miel des rochers, avec l'huile de la roche, avec le suif des vaches, le lait des brebis, les gras agneaux, les béliers de Basan et les boucs, avec la graisse exquise du froment, et tu buvais le sang vermeil du raisin. Mais Yéchouroun a engraissé, il a rué  tu t’es engraissé, tu as épaissi, tu as grossi  et il a abandonné la divinité qui la créé, il a flétri le Roc de sa délivrance. Ils l’ont irrité par des cultes bizarres, par des pratiques dégoûtantes » (Deutéronome 32, 6-16)

Il serait pertinent que les modernes se souviennent des lois et des traditions qui les ont engraissés. Il serait bienvenu qu’ils interrogent leurs textes anciens et qu’ils méditent sur la fragilité chronique des puissants. Peut-être remarqueraient-ils que l’humanisme n’est pas étranger au développement des sociétés de masse ? Parce qu’il est ancré dans une revendication de maîtrise et de domination. Quoi de plus naturel, dira-t-on, que de désirer son indépendance ? Quoi de plus sain que de vouloir penser par soi-même ? J’admets tout cela volontiers. À condition qu’il existe quelque chose de cette sorte : un « soi-même » libre et indépendant, qui penserait spontanément, après avoir eu si peu besoin d’apprendre ; qui saurait atteindre seul la vérité et dépasserait sans façon la simple opinion ; qui dominerait de lui-même, par la seule qualité de son caractère, ses passions et pulsions. Car en tout cela il ne s’agit que de foi… en soi, en l’homme. Or, je faisais remarquer d’entrée de jeu que cette foi s’est effondrée parce que l’histoire des hommes l’a détruite. « Remémore-toi les temps (pas si) anciens, médite le sort des générations (à peine) passées. » Tu sauras alors ce qu’il en est de l’Homme. La rengaine demeure certes, auprès de ceux qui s’imaginent philosophes, ignorant tout de la discipline intellectuelle et existentielle de la philosophie. Car si l’on prétend penser par soi-même, on doit au moins respect à la vérité. Et ce qui se dévoile aujourd’hui comme vrai, dans les sociétés mêmes qui cultivèrent la foi en l’homme, est l’inverse de leurs prêches. Une fois abolie la tutelle des rois, humains ou célestes, la volonté de puissance s’est donné libre cours dans tous les cœurs. Pour lutter contre la démesure de cette anarchie, toutes les sociétés concernées par la fin du religieux se sont dotées de moyens de contrôle et d’encadrement de plus en plus rigoureux et efficaces. Puisque les hommes, pris individuellement, ne craignent plus le jugement céleste, puisque leur cœur est devenu l’arène dans laquelle s’affrontent toutes les pulsions, puisqu’il n’existe plus de point de vue spéculatif par lequel chacun pourrait considérer ses œuvres au regard d’un univers raisonnable et sûr, puisque chacun est livré à la contingence qui affecte tout propos et toute valeur, la société en retour se referme de plus en plus massivement sur eux, forte de son nombre, de son organisation, de ses jugements, de son immense appareil administratif et technique.

La Tora suit une autre voie. Elle enseigne à chacun de s’écarter des chemins du pouvoir, defuir les rêves de puissance et de tyrannie. Elle parle encore aux lointains élèves d’Abraham, leur enjoignant de « conserver la voie d’Hachem en respectant équité et justice » (Genèse 18, 19). Elle les maintient à l’écart du mouvement massif de la civilisation matérielle. Elle donne à chacun le sentiment de sa dignité personnelle d’individu responsable devant Dieu et devant les hommes. Elle nous enjoint à éviter la faute, le déshonneur. Elle ne se laisse pas happer par le cycle indéfiniment irrésolu de l’insignifiance personnelle et de la dévotion à la force du nombre. Elle rejoint ainsi tous ceux qui récusent le culte du pouvoir et la dévotion aux mécanismes infantilisants et hallucinants des sociétés techniciennes. Car il existe bien une résistance à la société de masse, elle est enfermée dans quelques cœurs opiniâtres qui refusent de se laisser posséder. Belle ténacité mais que l’on juge >span class="s5"> au regard des organes médiatiques, puisqu’au fond elle n’y compte pour rien. Il n’est pourtant pas dit que les mécanismes sociaux doivent nécessairement avoir le dernier mot. D’autant que le thème de l’infirmité humaine et le culte du colossal ne sont pas nouveaux. La Tora formule des considérations très précises sur ces questions. C’est même la scène primitive la plus fameuse de la Bible :

« Le serpent dit à la femme : Vous ne mourrez pas ! Car Dieu sait que le jour où vous en mangerez vos yeux se dessilleront et vous serez comme des dieux sachant bien et mal. La femme vit alors que l’arbre est bon à manger, appétissant aux yeux, agréable à considérer ; elle prit de son fruit et mangea, puis donna aussi à son époux avec elle et il mangea. » (Genèse 3, 4-6).

N’est-ce pas la scène la plus magnifique de toute la littérature ? Pour commenter l’expression « vous serez comme des dieux », Rachi ajoute : « des créateurs de monde ». Dans le Talmud, le serpent est la figure du tentateur qui incite à l’idolâtrie. Il murmure la promesse à laquelle l’humanité ne cesse de s’accrocher : cesser d’être des hommes et devenir des dieux. Puis, après avoir cueilli le fruit défendu, lorsque le pouvoir tient dans la main, vient le geste sublime : le partage harmonieux de la femme et de l’homme, consommant ensemble l’organe de la puissance. N’est-ce pas le summum de l’équité à défaut d’être celui de l’amour  qui n’a rien à faire ici contrairement à ce qu’a cru comprendre le commentaire chrétien ? Ils se retrouvent alors, ceux que la sexualité sépare, unis dans un songe commun de grandeur et de forceJ’imagine Adam et Ève aujourd’hui et je vois une image de propagande du communisme chinois : l’homme et la femme, marchant main dans la main, dans l’aube d’une lumière nouvelle, enfin libérés grâce aux machines, en route vers la domination absolue… Sauf qu’à présent, une fois la passion refroidie, ils se regardent en chiens de faïence, méfiants et coléreux. Il ne fallait pourtant pas être grand clerc pour prédire que l’on ne peut être deux sur la route de la puissance. Le maître est toujours seul.

Après la faute, pour refroidir les ardeurs des époux épris de pouvoir, la Tora avait cru que la misère de la condition humaine suffirait à ramener nos communistes chinois sur terre. Elle promettait à la femme la souffrance de la grossesse et de l’enfantement, et la soumission à un mari. À l’homme, elle garantissait la dureté d’un labeur incessant, et une fin misérable six pieds sous terre. La société technicienne relève ces défis un à un, et s’évertue à rendre le jugement de la Tora caduque. Qu’elle y parvienne ou non, elle travaille d’arrache-pied à retourner la malédiction et à contrer tous ses effets. En sorte qu’aujourd’hui, à moins d’y avoir mûrement réfléchi, nul n’est plus sûr de sa condition : ni la femme ni l’homme. Et puisque les gens ne savent plus ce qu’est la condition humaine, puisque l’espoir qui anime la civilisation moderne est d’en finir avec toute dépendance matérielle ou spirituellequand bien même il ne s’agirait là que d’un songe creux, la vie réelle des hommes et des femmess’enfonce dans l’illusion. Au lieu de la condition humainerègne le spectacle incandescent où parade la fête du Colossal. Et chacun s’étourdit et se distrait par des nouveautés technologiques habiles, des anecdotes du Colossal en expansion, des scènes de la vie quotidienne transfigurées en épopée. Tout ce qui est moderne est si vide mais si prometteur… Pour retrouver la terre des hommes, et s’arrêter à notre condition réelle, il faut apprendre à observer cette société sans se laisser duper par ses promesses. Car la faute majeure serait de l’ignorer et de se croire au-dessus ou au-delà de ses prétentions. Comme s’il suffisait de l’oublier pour qu’elle en fasse autant à notre égard. Comme si, vivant au milieu des objets techniques et des spectacles permanentsconditionnés par eux, nous pouvions nous croire quittes de l’idéologie qu’ils diffusent.

Le problème des sociétés de masse se réduit à une équation simple : les systèmes organisationnels, destinés à gérer les agglomérats humains sur le plan économique et social, ne sont pas conçus pour maîtriser quoi que ce soit, mais uniquement pour assurer l’adaptation des populations aux évolutions techniques et au débit des circuits de production et de communication. Plans quinquennaux, réformes administratives et scolaires, initiatives gouvernementales, programmes d’urbanisme s’évertuent uniquement à suivre les développements techniques et sociaux. Le droit n’encadre rien désormais, nul ne légifère plus depuis des décennies ; la loi se contente de refléter les évolutions sociales et les nouvelles règles économiques suscitées par le marché. Tout n’est qu’adaptation à un développement et à une complexification croissants. Les gens espèrent une humanité dotée de moyens illimités et maîtrisant parfaitement son destin, pour masquer le fait que personne ne contrôle ces gigantesques machineries industrielles, commerciales, informatiques, sociales. Voilà ce qu’est une société d’abondance : une collectivité si nombreuse et si complexe que personne n’en connaît tous les mécanismes, toutes les connexions, toutes les conséquences. Dans laquelle toute décision, même longuement réfléchie, n’est qu’un coup de dé parce que la multiplicité des connexions dynamiques entre les champs les plus variés (du politique au scientifique, du commercial au social, du psychologique à l’industriel) déchire le beau tissu de nos prévisions et invalide d’avance tous nos choix. Nul ne sait ce qui peut résulter d’un choix, parfois même à court terme. Un homme honnête saurait en tirer une grande leçon : la société de masse oblige chacun à admettre son ignorance fondamentale. Nul ne sait, encore moins les « experts » tout juste bons à danser le menuet devant les caméras

Et plus encore : saurait-on même les contrôler, on ignorerait encore dans quel but et pour obtenir quel résultat. Les moyens sont devenus la question prépondérante, magistrale, souveraine, parce que les fins ont disparu. Parce que, par définition, une fin est une limite. C’est d’ailleurs le même mot en hébreu : תכלית (takhlit). Je ne pense pas que cette disparition des fins soit un grand secret, difficile à percer, dont la vérité nous serait cachée. Je ne crois pas que l’actuel déferlement des moyens soit une énigme incroyable, à jamais inconnaissable. La raison nous est déjà connue. Il suffit d’interroger chacun sur le motif qui le pousse à consommer toujours davantage de produits, à vouloir toujours plus de choses inutiles, qu’il rejette encore plus vite qu’il ne les a acquises, à espérer sans cesse du nouveau, à aspirer sans fin à des plaisirs inédits. Cela seul est le moteur perpétuel de la marche de nos sociétés. Cette demande infinie. Ce « besoin » de toujours davantage. Cette insatisfaction perpétuelle. Il me semble que chacun peut aisément se rendre compte que le déploiement de nos sociétés de masse procède uniquement d’une frustration fondamentale jugée inacceptable : personne ne supporte plus la moindre limitation

Il fut un temps où la limite s’imposait brutalement et souverainement aux individus et aux collectivités. La nature, les maladies, les disettes, la mort formaient une barrière absolue, infranchissable devant les désirs de chacun. Les hommes n’avaient d’autre choix que de s’avouer finis, périssables, fragiles et impuissants. La loi politique encadrait les sociétés avec rigueur, sinon avec efficacité. Les débordements étaient durement châtiés. Le principe de souveraineté échappait à l’approbation de la masse. Derechef, les hommes n’avaient d’autre choix que de s’avouer subjugués et domptés, et de se rendre dociles et obéissants. Mais voilà que ce monde a disparu, emportant toutes les barrières auxquelles l’humanité se heurtait précédemment. Époque formidable qui aurait dû voir le triomphe de l’éthique, où chacun se disciplinerait de lui-même, en comprenant qu’une humanité sans loi ni limite n’est qu’une bête sauvage. Époque héroïque où le triomphe de la raison scientifique aurait dû assurer le gouvernement des passions, enracinant chaque esprit dans l’univers rationnel du calcul des moyens en vue d’une fin. Bref, le rêve humaniste. Qui s’est effondré parce que l’humanité n’est ni formidable ni héroïque. Parce qu’une fois la contrainte naturelle et politique disparue, les hommes se sont empressés de contester toute limitation, c’est-à-dire toute autorité et toute loi. Et parce que la société a pris peur et s’est barricadée. 

Pour les esprits honnêtes, ceux qui n’abdiquent pas leur faculté de penser, il est impératif de prendre conscience de la réalité de la condition humaine, et en premier lieu que nous ne sommes maîtres de rien du tout. Encore moins de nos gigantesques constructions technico-sociales. Nous ne sommes pas des seigneurs et ne l’avons jamais été. Contrairement aux propagandes extrêmement sophistiquées qui nous assaillent de leurs promesses : il n’y a aucun salut à attendre de n’importe quel moyen nouveau mis à notre disposition, ni d’un État quel qu’il soit, moins encore de leurs thuriféraires. 

« Ce qui était est ce qui sera, ce qui se faisait est ce qui se fera, et il n’y a nulle nouveauté sous le soleil. Les gens disent parfois d’une chose : Regarde, c’est nouveau ! Mais&n

Publié le 04/11/2019


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