Le peintre et sculpteur Clet Abraham nous reçoit dans son atelier de Florence, au coeur du quartier San Niccolo, rive gauche de l’Arno…
Cet artiste d’origine bretonne, ancien élève de l’Ecole des Beaux-Arts de Rennes, est connu pour sa façon amusante de revisiter les panneaux de signalisation de Florence, Rome, Paris, Bruxelles ou Valence. Son nom de famille évoquera sans doute pour nos lecteurs le patriarche biblique qui osa se tenir debout devant Dieu en discutant ses décisions. Le travail de cet artiste urbain vise précisément à interroger l’autorité, matérialisée par la signalétique, pour en rire et, ainsi, la désacraliser. Il n’est pas question de transgression mais d’humour, de distance critique, de remise en question.
Clet, quel a été le point de départ de votre travail ?
Mon intention était double. D’abord esthétique et graphique, car la signalétique est la source de toute communication visuelle. Il s’agit d’un code universel très limité, synthétique dans sa forme et qui offre donc une contrainte qui est paradoxalement féconde pour un artiste : il s’agissait de retrouver de l’espace dans un cadre très limité. La seconde dimension était plus engagée et philosophique : la signalétique normative nous envahit et s’impose partout dans l’espace public. Nous nous sommes laissés déborder par ces symboles de l’autorité et j’attire l’attention des passants sur cette omniprésence, de façon ludique et avec humour. Je conçois l’art comme une forme de contre-pouvoir. Mon travail revendique un espace de liberté, la possibilité de discuter une règle pour la rendre meilleure : on ne peut envisager aucune amélioration des normes s’il n’existe pas de possibilité de discuter une loi. C’est une remise en question des règles qui n’en nie pas l’existence car le panneau est toujours là et je tiens à ce qu’il reste lisible. Par ailleurs, il n’y a pas de dégradation du panneau car il s’agit de stickers qui peuvent être retirés. Le public comprend très bien la démarche ; la réaction des autorités est plus mitigée. L’attitude de ces dernières, variable selon les villes, est pour moi un baromètre intéressant de l’attention portée à la liberté d’expression. Je ne nie pas l’autorité, mais conteste toute forme d’autorité absolue. Vous avez remarqué qu’il y a souvent des chats, dans mes panneaux revisités : car c’est l’animal audacieux par excellence ; il aime la liberté et se moque de la hiérarchie.
Travaillant toujours sur les mêmes panneaux, vous n’avez pas peur d’être un jour à court d’idées ?
Je suis obligé de garder confiance et même s’il m’arrive de me dire que la créativité pourrait tarir, je constate par expérience que l’on trouve toujours de nouvelles « portes » et de nouvelles pistes. Je trouve très stimulant le fait que d’autres personnes s’inspirent de mon travail et proposent de nouvelles idées, du moment qu’elles sont bonnes. Parfois, j’ai une envie précise de dire quelque chose et l’idée naît d’un message qui me tient à coeur. D’autres fois, l’idée me tombe dessus, comme une « vision » qui s’impose à moi.
Vos stickers collés sur les panneaux en modifient le sens premier mais sont eux-mêmes sujets à interprétation. Ont-ils des sens multiples et permettent-ils différents niveaux de lecture ?
Les gens n’interprètent pas toujours mon travail de la même façon que moi, y compris dans des cas très simples. Chacun comprend les choses selon son état d’esprit du moment et j’ai moi-même une intention précise au départ qui cède parfois la place à une nouvelle interprétation. Le panneau « sans issue » transformé en Christ, par exemple, a été compris très différemment par les uns ou les autres. Selon moi, c’est une façon de dire que la religion – qui devrait être un espace de liberté – contredit son essence dès qu’elle devient dogmatique. Par ailleurs, certains panneaux revisités ne sont pas de moi mais on me les attribue car j’ai la paternité de l’idée. Je ne suis pas du tout gêné, bien au contraire, par le fait que mon travail inspire d’autres personnes.
Sur les panneaux revisités par vos soins, vous faites souvent intervenir un petit bonhomme qui en modifie le sens. Ce bonhomme a pris du relief et de la hauteur dans une sculpture urbaine où il effectue un pas dans le vide, sans tomber pour autant. Ce bonhomme, c’est vous ?
En un sens, c’est moi. Mon petit bonhomme est sorti des panneaux et j’ai d’autres projets pour lui. Tenter un pas dans le vide, c’est ce que je fais en invitant chacun à prendre sa vie en main, à assumer ce qu’il est, à être libre, à prendre des risques. Il n’y a pas d’audace sans risque. La sculpture dont vous parlez a été installée sur un pont de Florence sans autorisation, ce qui m’a valu des problèmes avec la Justice. Mais la population a fait pression et la sculpture m’a été rendue après avoir été confisquée. Et le bonhomme a retrouvé sa place pendant un an. Peut-être viendra-t-il prochainement à la rencontre des Parisiens.
Publié le 23/11/2018