Henri Atlan, les transhumanistes nous promettent pour bientôt « la mort de la mort » et la fin des maladies. Qu’en pensez-vous ?
Il y a derrière tout cela une grande escroquerie qui cache de la mauvaise foi et des intérêts mercantiles. J’ai eu l’occasion, dans plusieurs articles, d’exprimer mes critiques à l’égard de la désinformation véhiculée par les chantres du transhumanisme. À ceci s’ajoute la difficulté pour les scientifiques de communiquer sur leurs recherches sans être mal compris. Je milite pour une « éthique de la promesse » selon laquelle on doit s’interdire de promettre n’importe quoi (« la fin du cancer dans dix ans », comme l’annonçait Nixon, par exemple) sur la base de progrès réalisés dans un cadre très précis et des conditions particulières. Prenons un exemple : la durée de vie moyenne ne cesse d’augmenter. Certains en déduisent que nous pourrions vivre plus longtemps, alors que si la moyenne augmente c’est parce que la mortalité régresse, notamment la mortalité infantile et celle du vieil âge grâce aux progrès de la médecine. Il est fallacieux de faire dire aux chiffres que nous pourrions rapidement dépasser une espérance de vie bien au->span class="s8">. Les tentatives de la modifier en ralentissant le vieillissement de mouches et de souris – j’ai moi-même participé à certaines –, ou par la génétique à partir d’expériences sur des vers, ont montré les limites de ce que l’on pouvait en attendre par des transpositions à l’espèce humaine.
Il faut dénoncer les « fake news », génétiques et autres, et tous les discours pseudoscientifiques qui jettent le trouble sur les réelles avancées et capacités de la science.
Par ailleurs, de même qu’il est trompeur de faire de fausses promesses, il est tout aussi injustifié de tenir actuellement des propos catastrophistes sur les pouvoirs de l’intelligence artificielle comme cela a été le cas sur ceux de la génétique. Le mélange de fascination et de peur que provoque ce type de discours les rend très populaires mais c’est une supercherie. Ces discours alarmistes sont sans risque pour celui qui les profère, comme les prophéties bibliques de Jérémie : si le malheur arrive, on aura vu juste, s’il n’arrive pas, c’est que le prophète aura bien fait son devoir. C’est « tout bénéfice » !
On parle beaucoup d’humanité augmentée, vous n’y croyez donc pas ?
Si, mais cela n’a rien de nouveau. L’invention des lunettes fait de celui qui en porte un « homme augmenté ». Cette invention a constitué une augmentation extraordinaire : elle a permis aux hommes et aux femmes de plus de 50 ans de continuer à voir de près et à lire alors que la nature humaine les en empêchait. En fait, il s’agit le plus souvent de prothèses. Sans oublier d’ailleurs que toute avancée médicale a ses effets secondaires. Si Oscar Pistorius,muni de jambes artificielles, court à une vitesse prodigieuse, ses prothèses ne sont pas bien pratiques dans la vie quotidienne.
Les modifications chimiques des états de conscience par des plantes utilisées dans les rites chamaniques constituent aussi des « augmentations » qui ont joué un rôle important dans l’histoire des religions.
Plus généralement, vous ne semblez pas redouter les avancées technologiques ?
Dans la Tora, on parle de « l’arbre de la connaissance du bien et du mal ». Or, en hébreu, on peut aussi lire : « l’arbre de la connaissance, bien et mal » ou « bon et mauvais ». La connaissance peut être bonne et mauvaise. Je dirais même que c’est le sens obvie de cette expression. Autrement dit, une connaissance scientifique n’est ni bonne ni mauvaise en elle-même. Tout dépend de l’usage qu’on en fait. Je ne vois aucune raison d’interdire, a priori, la recherche scientifique dans quelque domaine que ce soit, d’autant plus que personne ne peut savoir à l’avance où va nous mener telle ou telle recherche. C’est comme dans l’histoire du golem de Jérémie. Selon un texte médiéval, le prophète Jérémie serait parvenu à créer un golem parfait, doué de parole. Mais la créature demanda à être détruite pour qu’il n’y ait pas de confusion entre les créatures conçues par l’homme et celles du créateur de l’univers. Le fait que l’homme parvienne à de telles prouesses n’est, dans la pensée juive, ni impensable ni condamnable. La leçon qu’aurait tirée Jérémie en conclusion de ce récit est qu’il faut pousser l’étude et la recherche le plus loin possible jusqu’à être capable de fabriquer un homme parfait, mais s’abstenir de le faire quand on y est arrivé.
L’homme peut donc rivaliser avec Dieu ?
La question ne se pose pas : il doit améliorer la nature comme dans ce passage talmudique où un notable romain demande à rabbi Akiba comment les Juifs osent pratiquer la circoncision qui modifie ce que Dieu a créé. Et le rabbin de répondre en demandant à son interlocuteur s’il préfère manger du blé ou du pain. Autrement dit, le rôle de l’homme est justement de parfaire un monde inachevé. Il s’agit de réparer – c’est le sens du tikoun – un monde imparfait car brisé dès ses origines par une faute de la terre, qui, d’après le midrash, aurait déterminé celle d’Adam et Ève. C’est pourquoi, entre autres, il existe de nombreux textes traditionnels évoquant la fabrication de golems.
Le plus connu de ces golems est celui du Maharal de Prague. C’est une légende tardive. Pourquoi lui a-t-on attribué de tels pouvoirs ?
Le Maharal est l’un des rabbins les plus technophiles. Familier des sciences de son temps, proche de l’empereur Rodolphe et qui avait pour élève David Gans, l’assistant de l’astronomeTycho Brahe. Ses commentaires vont dans le sens d’une invitation faite à l’homme d’étudier les sciences pour mieux comprendre la Tora et parachever la création divine. Mon hypothèse est donc que, compte tenu de la pensée audacieuse du Maharal, on peut comprendre que la légende, après sa mort, lui ait attribué la capacité de fabriquer un golem.
Peut-on imaginer un être créé par l’homme qui soit doté de conscience ?
Si vous parlez d’une forme particulière de clonage, nous aurions un homme à la fois naturel et artificiel, qui serait humain en tous points et doté de conscience. Et vous savez que deux clones humains ne seraient pas totalement semblables, comme deux vrais jumeaux dont le système nerveux, le système immunitaire, etc. sont toujours différents. La fabrication de tels enfants créerait certainement des problèmes éthiques difficiles d’origine sociale plus que biologique. Ils pourraient éventuellement être rejetés par la société mais il n’y a pas de raison d’imaginer qu’ils ne seraient pas des humains comme les autres.
Mais si vous me parlez de conscience émergeant d’un ordinateur, c’est un non-sens. Spinoza a bien montré que la conscience humaine ne peut pas être dissociée d’un corps humain. On peut concevoir une forme d’intelligence, dite artificielle, au sens ou un ordinateur (computer) peut calculer mieux qu’un humain. Mais la conscience est un ensemble d’activités et d’états différents, dont certains sont aussi observables chez des animaux, mais qui sont alors aussi différents que leurs corps sont différents du corps humain. Un cerveau, constitué de neurones, n’a rien à voir avec un ordinateur, constitué de circuits imprimés. « Télécharger une conscience », par exemple, ne veut rien dire. Un cerveau est composé de cellules dont le fonctionnement repose sur la chimie du carbone. C’est un organe mou, plein d’eau, et qui aime la chaleur. Les composants électroniques d’un ordinateur utilisent la physique du silicium. C’est un corps dur qui craint l’humidité et la chaleur. Tout cela pour vous dire que ça n’a rien à voir ! L’I.A. peut simuler certaines activités de la pensée, sans les comprendre et donc sans penser, comme un simulateur de vol au sol. De même, un programme d’ordinateur peut simuler la digestion, ou la respiration, sans digérer ni respirer lui-même. Le philosophe et médecin Cabanis disait que « le cerveau sécrète la pensée comme le foie sécrète la bile ». Cette idée selon laquelle la conscience serait une fonction biologique (que l’on pourrait d’ailleurs localiser dans le cerveau), souvent défendue dans le passé, semble contredite par les neurosciences contemporaines.
Des sommes incroyables sont investies en communication par les géants de l’informatique pour annoncer une « I.A. dépassant l’intelligence humaine » en extrapolant la loi de Moore et en pariant sur la miniaturisation infinie des composés électroniques des ordinateurs. Or le présent contredit déjà ces prédictions. Je ne nie nullement les progrès de l’I.A, de la robotiqueou de la génétique mais il faut raison garder et résister à l’emphase communicationnelle.
Nous vivons dans un monde où les algorithmes ont de plus en plus d’importance, où tout semble prévu d’avance. Ne faut-il pas préserver une certaine place au mystère et au hasard ?
Mais c’est déjà le cas. Et le hasard n’est pas un mystère. Beaucoup de ces programmes informatiques utilisent eux-mêmes une part d’aléatoire. C’est un peu technique, mais les programmes informatiques que vous évoquez contiennent des mécanismes qui génèrent du hasard, ce qui est nécessaire pour pouvoir s’adapter à des situations non prévues dans leurs détails par les programmeurs. Ces mécanismes utilisent par exemple les décimales de π, ou des suites de nombres qui en sont dérivés. Ces suites simulent parfaitement des suites aléatoires et personne ne peut les prédire s’il ne connaît pas à l’avance comment elles ont été produites.
Quels sont les principaux bouleversements que la technique induira dans le futur ?
Il y aura des avancées techniques dont les effets dépendront de la façon dont la société saura les appréhender. Dans mon livre L’Utérus artificiel, par exemple, j’explique qu’il est fortpossible de parvenir dans un avenir assez lointain à une reproduction se faisant sans gestation maternelle. Cela bouleversera la parentalité et dissociera la procréation de la sexualité.
À côté d’effets négatifs sur les organisations familiales et sociales, on est en droit d’en imaginer des effets positifs, plutôt que de toujours redouter un scénario catastrophique. On peut même y voir la fin de la malédiction adressée à Ève après le péché originel, celle de devoir enfanter dans la douleur et d’être dominée par son mari. D’ailleurs, la Tora évoque au premier chapitre de la Genèse un Adam « mâle et femelle », présenté dans le Midrash comme un androgyne (ce n’est qu’au deuxième chapitre que l’homme et la femme sont présentés comme deux êtres dont les corps sont séparés). Pour les kabbalistes, il y eut une bisexualité originelle. L’Éden biblique correspond à une époque d’égalité et de fraternité entre Adam et Ève que la biologie moderne permettrait de retrouver. La technique n’a eu de cesse de libérer la femme. L’utérus artificiel, induisant une plus grande égalité entre hommes et femmes (cesdernières ne se distinguant plus par la grossesse et un rapport différent à leur enfant), mettrait fin à la malédiction divine. Dans la tradition juive (et contrairement à la lecture chrétienne des textes), la malédiction n’a rien d’inéluctable. Elle doit être levée par l’activité humaine. Vous voyez, tandis que certains imaginent le monde de demain comme cauchemardesque, on peut aussi l’envisager comme ce qui nous conduit vers un nouvel Éden.
C’est le sens de la vocation humaine à « réparer » le monde. Mais qu’il n’y ait pas de malentendu. C’est par un travail sur soi, intellectuel et moral, que chacun peut participer autikoun, autant qu’il en a les capacités, par son étude, sa pratique et sa recherche rationnelle, qui n’exclut pas l’imaginaire, bien au contraire, à condition de savoir qu’il n’est pas réel. Et non par l’adhésion à une idéologie collective exclusive, politique ou religieuse, qui dérive vite dans l’idolâtrie des temps modernes. Un objectif qui l’emporte sur tous les autres est assigné à un groupe à travers un slogan irréel mais simple à comprendre, tel que, actuellement, « sauver la planète », au nom de quoi tout semble devoir être justifié. Car, contrairement à ce slogan catastrophique qui emporte toute réflexion sur son passage, la planète n’est pas en danger. Il existe évidemment des problèmes concrets d’environnement, pollution, déchets, etc., problèmes réels et bien présents, qui sont d’ailleurs en cours de résolution et dont il faut évidemment continuer de s’occuper, plutôt que de se faire peur avec des prédictions catastrophiques pour dans cent ans. La planète se débrouillera de toute façon, ainsi que l’humanité, comme elle l’a fait jusqu’à présent ; certes plus ou moins... Mais le vivant l’emporte toujours. C’est ce que suggère justement d’ailleurs une lecture obvie du rapport des arbres dans le jardin d’Éden : « L’arbre de la connaissance, bon et mauvais, au milieu du jardin et de l’arbre de vie. » L’arbre de la connaissance est contenu dans l’arbre de vie. Et beaucoup plus tard, ce sera la Tora qui sera appelée « arbre de vie ».
Vous faites une lecture originale des textes de la tradition à l’aide desquels vous appréhendez notamment des questions d’éthique médicale.
Oui, et je le dois à mon passage à l’École d’Orsay. Nous avons, à l’époque, épuisé plusieurs professeurs de Talmud à qui nous demandions de nous initier à la guémara mais surtout de donner un sens à tout cela. Ils n’y parvenaient généralement pas. Mais Manitou, ainsi que certains rabbins comme le rav Zalman Schneerson à Paris (10, rue Dieu !) et le rav Mordehaï Attia à Jérusalem, m’ont fait découvrir la kabbale, dont l’étude peut ouvrir sur une vaste littérature philosophique, plutôt que mystique comme on le dit souvent, permettant d’interroger le sens profond de la tradition.
Concernant la bioéthique, la halakha (loi juive) n’a cessé de réfléchir et de faire preuve de créativité, les rabbins étant sollicités sur des questions précises tout au long de l’histoire. Cecia donné lieu à une abondante littérature juridique qui fournit des éléments permettant de penser les questions éthiques les plus inédites.
Publié le 23/10/2019