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Ma vie avec ma trans-maman...

Ecrit par Gabriel Naëj, écrivain - Jean-Gabriel Ganascia, professeur d'informatique à la faculté des sciences de Sorbonne Université et écrivain

Alertée par le mouvement de mon corps dont elle perçoit les premiers frémissements à travers la cloison, elle anticipe mon réveil avant moiÇa la réjouit d’avance de savoir que je vais bientôt me lever ; elle attend ce moment avec impatience pour me servir le petit déjeuner qu’elle a préparé avec soin pour moi, rien que pour moi, car elle ne mange plus. Elle tient à s’assurer que j’observe scrupuleusement le régime qu’elle m’a prescrit, en évitant les excèsPar malheur, cette attention dont je lui sais gré ne se limite pas au volume del’appartement où jai confiné son avatar : elle veille aussi à mon équilibre diététique lorsque je déjeune à l’extérieur, en me faisant des rappels à l’ordre sur mes lunettes, même lorsque je suis avec des collègues, ce qui me met dans un incroyable embarras. Et cela ne s’arrête pas là : elle s’occupe de mes fréquentations, sans que je lui demande quoi que ce soit, etprend garde à ce je ne me laisse pas abuser par les filles qui, selon elle, me tournent autour, surtout Juliette qu’elle trouve intrigante et conventionnelle. Elle insiste : elle ne dort plus, ne mange plus, ne respire plus que pour moiSans aucun doute, veut-elle mon bien, du moins, l’assure-t-ellePrécisons cependant, pour être honnête, qu’en dépit de ce qu’elle affirme, si elle ne dort plus, ne mange plus, ne respire plus, la cause ne m’en est presque pasimputable à moi, son fils ; je ne prends que très peu part, voire aucunement, à ses transformationsDepuis que sa conscience a été téléchargée dans un corps d’emprunt — ce qu’elle appelle sa métempsychose numérique —, elle n’éprouve plus de besoins physiologiques, et ça, elle l’a voulu, et l’a décidé toute seule, et me l’a imposé, et cela me pèse beaucoup, je vous demande de me croire, et je vous prie, à vous lecteur, de compatir à ma douleur. C’est d’ailleurs ce qui m’a poussé à écrire mon autobiographie intitulée Ce matin, maman a été téléchargée qui résume mon drame.

Je ne vous ennuierai pas plus avant avec mes plaintes. Au-delà de mon histoire tragique et de la souffrance que j’en éprouvej’ai cru devoir raconter ici nos malheurs, à maman et à moi, pour qu’on sache ce qui se produit quand un de vos proches saute le pas et devient transhumain, afin que cette expérience serve d’avertissement aux autres

Au début du téléchargement, avant qu’on la réincarne et la raboute à des capteurssensoriels, elle éprouva une insondable déréliction. Songeons à la nuit abyssale où elle se trouvait plongée dans les premiers instants, alors qu’aucune sensation ne lui parvenaitencoreJ’ai calculé qu’en mesurant son temps propre à l’aune d’un éclat de conscience, qui,pour nous, et du fait de la vitesse de propagation de l’influx nerveux dans le cerveau dure au moins une centaine de millisecondescinq de nos minutes correspondent à l’équivalent de trois mille ans pour elle, compte tenu de la fréquence de ses processeurs atteignant le péta-hertz, à savoir un million de milliards de pulsations par seconde. Quelle insupportable solitude, quel sentiment d’abandon ressentit-elle ? On peine à l’imaginer.

Une fois réincarnée, alors qu’elle faisait irruption partout, dans ma vie et sur les réseaux, où elle participait à sa façon à la société humaine tout entièrece n’était plus la mêmequ’auparavant. Je doute qu’elle ait été heureuseElle se souvenait de l’avant. On retrouvaitchez elle des intonations, des attitudesune gestuelle, des tournures, des manières aussi qui lui avaient appartenu. Pourtant, il y avait quelque chose d’altéré, de desséché qui ne lui ressemblait pas. Elle n’intervenait dans le monde que pour y manifester une volonté sansfailleCela ne lui procurait aucun plaisir authentique et charnel ; elle ne jouissait que d’une affirmation hyperbolique d’elle-mêmeCe corps de pulpeuse qu’elle avait choisi pour se réincarner était censé susciter le désir des autres ; il les manipulait peut-être, mais ne ressentait rien en lui-mêmeSans doute, voyait-elle, entendait-elle, sentait-elle à travers lui ; pour autant, elle n’éprouvait plus aucune sensualité, du moins le semblait-ilOr, dans ces conditions-là, je ne vois pas là de véritable bonheur possible.

Quant à moi, comment exprimer, sans jérémiades inutiles, ma douleur et mon exaspération. Le plus insupportable, c’était de la sentir toujours là, à toutheure du jour et de la nuit, à surveiller mes moindres mouvements et à anticiper mes plus infimes désirs. Je l’avoue : l’appartement n’a jamais été aussi propre. Elle astiquait à longueur de journée. Elle n’avait que ça à faire. Elle me préparait aussi mes repas. De tout cela, je ne devrais pas me plaindre. Et que je le fasse ne fait qu’accroître ma culpabilité.

Comment ne pas craindre une telle maman transhumaine, une trans-maman qui verrait tout, serait partout, interviendrait à tout moment et se chargerait de tout ce qui vous concerne ? Et cette appréhension est-elle bonne conseillère ? Si l’on en croit le philosophe Hans Jonas, nous devrions adopter une heuristique de la peur qui commande, même en l’absence de certitude absolue, de s’inquiéter des conséquences de la technologie sur l’humanité future, sur son existence et sur sa liberté. Des sommités, comme l’astrophysicien Stephen Hawking,le Prix Nobel de physique Frank Wilczek ou l’homme d’affaires Elon Musk nous mettent en garde. Comment mettre en doute la parole d’autorités aussi éminentes et rester aveugle à leurs avertissements ? Nous devrions donc condamner, avec la plus grande énergie, les développements actuels de l’intelligence artificielle qui risquent de déboucher sur de si terrifiantes perspectives.

Pourtant, Hans Jonas lui-même, dans un entretien avec Norbert Lossau paru dans Die Welt, le 29 novembre 1991, affirme qu’il n’y a pas lieu de craindre qu’un objet technique acquiert une conscience, car il existe une différence radicale entre la pensée produite par une conscience et des séquences d’opérations matérielles portant sur des signes qu’une conscience perçoit de façon sensible et traduit comme l’équivalent d’une pensée. Bref, en matière de transhumanisme, mieux vaut une heuristique de l’humour qui montre l’inanité d’un certain nombre de propositions absurdes, qu’une heuristique de la peur que, dans ce cas, rien de sérieux ne justifie !


Publié le 11/10/2019


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