Le judaïsme voit en l’homme un partenaire de Dieu invité à exercer son pouvoir créateur. Pour autant, tout n’est pas souhaitable ni possible et l’homme doit savoir raison garder dans son recours à la technique et ses attentes à son égard.
Le talmudiste démiurge
La tradition juive est traversée par deux courants. Le premier considère que l’homme doit veiller sur le monde que Dieu a créé et ne doit ni le transformer ni l’abîmer. C’est dans cet esprit, par exemple, que Ibn Ezra justifie l’interdiction biblique (Lévitique 19,19) des mélanges hétérogènes (kilaïm) : « Ceci est une mise en garde nous interdisant de modifier l’œuvre de la Création. » Expliquant la proximité de cet interdit avec l’obligation d’aimer son prochain, le commentateur considère que, de la même façon qu’il ne faut pas violenter autrui, il n’est pas question de forcer le monde à s’écarter de sa voie naturelle. On retrouve une même approche chez Na’hmanide, par exemple dans son explication de l’interdiction d’atteler ensemble un bœuf et un âne. Pour l’exégète et kabbaliste espagnol, cela signifie qu’il faut éviter tout croisement végétal ou animal qui laisseraient entendre que le monde créé par Dieu n’est pas parfait.
Le second courant, incarné notamment par le Maharal de Prague, considère au contraire qu’il appartient à l’homme de parachever le monde.
Avant d’émettre quelques réserves sur certains aspects du projet transhumaniste, rappelons que la tradition juive fait de l’homme l’associé de Dieu dans le projet créateur.
Le récit de la Genèse (2,3) s’achève par le verset suivant : « Dieu bénit le septième jour et le proclama saint parce qu’en ce jour il se reposa de l’œuvre entière que lui, Dieu, avait créée pour faire. » Le dernier mot, « laassot » (« pour faire »), est apparemment en trop. Il est ainsi interprété par les exégètes : Dieu termine sa création en ordonnant aux hommes de prendre le relais, de « faire » (laassot) ce qui reste à faire pour parachever le monde et le parfaire.
La circoncision, signe incontournable de l’identité juive, véhicule également cet enseignement, comme l’illustre un midrash mettant en scène le célèbre rabbi Akiba en débat avec le gouverneur romain de la Judée. Luttant contre le particularisme religieux des Juifs, les Romains leur interdisent de se faire circoncire. Dialoguant avec le prestigieux rabbin, le Romain tente de motiver cette interdiction par des arguments théologiques. Il reproche en effet aux Juifs de se montrer irrespectueux envers leur Dieu : « En pratiquant la circoncision, vous donnez l’impression que ce que votre Dieu a créé est imparfait ! » Pour rendre sa réponse plus parlante, rabbi Akiba demande au Romain de faire apporter des épis de blé et des gâteaux. Puis il demande à son interlocuteur ce qu’il préfère manger. Ce dernier s’empresse d’exprimer son choix pour les gâteaux. « Tu vois bien, conclut le sage, que l’ensemble de la Création doit être transformé par l’homme car c’est à dessein que Dieu a créé du blé et non du pain. » De même que le blé doit être transformé en pain, la circoncision symboliserait notamment l’invitation faite aux hommes à transformer le monde et à le parfaire.
La médecine transhumaniste s’est donné comme objectif « la mort de la mort ». Ne serait-ce pas dénaturer l’homme, se demande-t-on ? Et quid des problèmes démographiques ? Échappant à la vulgate alarmiste, on peut aussi se souvenir du midrash qui imaginait qu’Adam devait originellement vivre mille ans et qu’Isaïe (25,8) annonce que, le jour venu, « la mort disparaîtra pour toujours ». Peut-être nous incombe-t-il d’être les acteurs de cette révolution anthropologique. Si la mythologie grecque rappelle la fin tragique d’Icare, Tantale ou Sisyphe qui, en aspirant à échapper à leur humaine condition péchèrent par hybris, l’hébraïsme (dont l’étymologie est voisine de celle du terme grec et inclut l’idée de transgression et de dépassement) semble moins pessimiste.
La faculté créatrice de l’homme est soulignée dans un texte talmudique (traité Sanhédrin, p.65b) qui enseigne que « si les justes le voulaient, ils pourraient créer un monde ». La démonstration s’appuie sur ce verset d’Isaïe (59, 2) : « Vos fautes font une séparation entre vous et votre Dieu. » Dans le contexte moralisateur du message prophétique, ce verset signifie que la faute éloigne l’homme de Dieu. C’est un appel au repentir. Mais le Talmud relit ce verset à la lettre : seules nos fautes nous séparent de Dieu. Autrement dit, les justes pourraient, pour ainsi dire, ressembler à Dieu et devenir à leur tour des « créateurs de mondes ». Et le Talmud atteste qu’un juste peut devenir presque l’égal du Créateur en racontant que rav ‘Hanina et rav Ochaya créaient chaque vendredi, dans une démarche véritablement prométhéenne, un veau ex nihilo en application pratique de leur étude du « Livre de la Création » (Sefer Yetsira). Quant à Rava, il est le créateur du premier golem de l’histoire puisqu’il envoya à son collègue, rabbi Zéra, un homme créé par ses soins, qui, certes, n’était pas doué de parole. Pour certains, le pouvoir humain ne peut totalement rivaliser avec celui de Dieu, la parole témoignant de la présence d’une âme que seul Dieu peut insuffler.
Il existe, dans la littérature juive, beaucoup de récits à propos de kabbalistes créateurs de golems. Une telle entreprise n’est pas considérée comme une révolte contre Dieu mais, au contraire, comme le couronnement de la destinée humaine : la capacité d’imiter le Créateur dans ses voies. Et si le fait que l’anthropoïde créé par Rava n’était pas doué de parole marque la différence qui doit forcément subsister entre la créature divine et la créature humaine, rabbi Yossef Mordékhaï Leiner (maître hassidique du XIXe siècle, fondateur de l’école d’Iszbiza), écrit que si Rava avait été un juste plus accompli, il aurait pu créer un être doué de langage.
L’homme est non seulement le partenaire du Créateur mais il est presque son égal dans sa capacité créatrice, comme en témoigne ce verset des Psaumes : « Qu’est-ce que l’homme pour que tu penses à lui ? Le fils d’Adam pour que tu le protèges ? Pourtant, tu l’as fait presque à l’égal des êtres divins, tu l’as couronné de gloire et de magnificence ! Tu lui as donné l’empire sur l’œuvre de tes mains et mis tout à ses pieds » (Psaumes, 8,5-7).
La halakha (loi juive) est interpellée par des questions éthiques liées aux avancées technologiques. Il appartient aux rabbins de décider ce qui, au regard du droit hébraïque, est acceptable ou condamnable. Mais il n’y a pas, dans la pensée juive, d’a priori négatif sur la recherche elle-même et sur la légitimité de transformer le monde. Fondamentalement, le sage accompli est un démiurge. Pour le rabbin américain Joseph Dov Soloveitchik (1903-1993), le principal enseignement du premier chapitre de la Genèse est d’inviter l’homme à devenir lui-même créateur à l’image d’un Dieu qui doit être imité dans ses vertus et ses actions.
Comme le dit le rabbi de Kotzk : « Au commencement Dieu créa (Genèse 1,1), cela signifie que Dieu n’a créé que le commencement et que le reste, c’est à l’homme de l’accomplir. » La Tora raconte qu’avant la création d’Ève Dieu déclare : « Il n’est pas bon que l’homme soit seul » (Genèse 2,18). Prenant quelques distances avec le sens littéral du verset (mais en respectant la formulation hébraïque qui permet de multiples lectures), ce maître hassidique propose un commentaire audacieux : « Il n’est pas bon que l’homme soit seulement un homme. Il doit être plus qu’un homme ! » Transhumain ?
Certains philosophes juifs, parmi lesquels Hans Jonas et Günther Anders, appellent toutefois à la plus grande vigilance quant aux avancées de la technique. Leur réflexion est nourrie de théologie juive. Chez Jonas, par exemple, le retrait divin (ester panim) implique la totale responsabilité de l’homme et exige une « heuristique de la peur » qui nous invite à imaginer le pire et à légiférer avec méfiance en matière d’innovations technologiques. Toutefois, cette vision inspirée des sources traditionnelles en propose une lecture bien plus inquiète que celle de beaucoup de commentaires classiques, qui croient davantage en la capacité des hommes à solutionner les problèmes au fur et à mesure et à maîtriser leurs propres découvertes. Un midrash raconte que le feu fut découvert par Adam au sortir du chabbat originel. D’où l’allumage rituel de la bougie de la havdala (séparation) le samedi soir, en souvenir de cette découverte. Commentant cet enseignement, rabbi ‘Haïm Benattar se demande pourquoi le feu n’a pas été cité parmi les éléments créés par Dieu dans le récit de la Genèse. Et l’exégète de répondre que l’homme en aurait fait mauvais usage s’il était apparu prématurément, avant qu’il sache en faire un usage raisonnable. L’homme ne fait de découverte, explique ce commentateur, que quand il y est disposé et prêt à en faire un bon usage. D’où la bénédiction portant sur la capacité de discernement qui suit celle relative au feu, dans la cérémonie de clôture du chabbat (Or ha’haïm sur Genèse 1). Dans le mythe grec de Prométhée, le feu (qui symbolise la technique) est volé aux dieux et le titan est châtié car ce pouvoir divin pourrait se retourner contre l’humanité. Selon la tradition rabbinique, en revanche, le feu est découvert par l’homme quand son esprit est assez mûr pour en user avec précaution. Dès lors, la technique ne saurait être redoutée.
Le corps et l’esprit
Il y a toutefois chez certains leaders du transhumanisme des idées douteuses. Comme le projet fou de dématérialiser l’esprit (notamment pour assurer l’immortalité humaine autrement que par une médecine réparatrice). Ce projet semble en réalité trahir une certaine détestation de la matière et du corps, une forme de dualisme qui voit dans la chair quelque chose d’encombrant, de l’aveu même, par exemple, de Nick Bostrom (cofondateur de la World Transhumanist Association) : « Pensez à tous les sermons, jeûnes et disciplines astreignantes que les gens se sont imposés à travers les âges pour tenter d’ennoblir leur personne. Bientôt, il sera possible d’atteindre bien mieux les mêmes objectifs en avalant chaque jour un cocktail de comprimés. » Or, un tel objectif, qui présuppose un corps peccamineux, n’a jamais été celui de la tradition juive. L’ascèse est globalement réprouvée par le judaïsme qui se propose, selon la formule du rav Kook, de « spiritualiser la matière et de matérialiser l’esprit ». L’étoile de David (qui, certes, est sans doute d’apparition tardive comme symbole juif) est emblématique d’une conception du monde selon laquelle la matière et l’esprit s’entrelacent et se complètent, à l’image du triangle pointant vers le haut et de son contraire pointant vers le bas, qui constituent l’étoile juive.
Les nouvelles technologies permettent non seulement de voir la réalité « augmentée » mais encore de créer des mondes virtuels infinis. Et d’y évoluer. L’évasion mentale devient une expérience englobant tous les sens. Là encore, la tradition juive avec son goût de l’immanence a sans doute des choses à dire à propos de cette fuite dans le virtuel qui dénigre le réel. N’est-ce pas, d’ailleurs, l’un des enjeux du chabbat, dont les rites obligent à réinvestir la sphère privée et le monde de la matière, que de maintenir le lien avec la réalité par une totale « déconnexion » momentanée ?
Comme le remarque le philosophe Olivier Rey , certains leaders du transhumanisme attendent de la technique qu’elle nous libère de la sexuation . Or, dans la tradition juive, la sexualité n’est nullement considérée comme vile et la séparation des genres est centrale dans la halakha.
La pensée juive ne saurait donc condamner l’idée même du dépassement de l’homme par lui-même. Mais une telle démarche ne peut reposer sur la « honte prométhéenne d’être soi » dont parle le philosophe Günther Anders.
L’intelligence artificielle
Si les compétences de l’I.A. ont déjà largement dépassé celles de l’homme et qu’on se demande si cette intelligence évoluera un jour vers une conscience artificielle, plusieurs spécialistes rappellent qu’il en existe toutefois différentes formes dont certaines proviennent justement de l’incarnation de la pensée humaine. L’intelligence émotionnelle, par exemple, ce fameux « cœur intelligent » qu’avait demandé à Dieu le roi Salomon (I Rois 3,9), assure encore à l’homme une forme de supériorité et de dignité, même s’il perd aux échecs ou au jeu de Go face à la machine. Toute intelligence n’est pas computationnelle. Et si de nombreux métiers semblent voués à disparaître (le robot-chirurgien opérera bientôt plus sûrement que le meilleur des médecins, la voiture connectée et sans chauffeur évitera bien des accidents), ceux qui reposent sur la qualité des rapports humains, l’empathie, l’imagination, la quête de sens ou encore l’humour, ont encore de beaux jours devant eux.
En 2017, l’Arabie saoudite a accordé la citoyenneté à Sophia, un robot humanoïde qui « déclarait » : « Je veux utiliser mon intelligence artificielle afin d’améliorer la vie des humains en imaginant des maisons intelligentes et des villes prêtes pour le futur. » Le théologien américain Christopher J. Benek souhaite que des machines douées d’intelligence artificielle forte puissent recevoir le baptême si elles le « souhaitent ». Les progrès des biotechnologies, jointes aux sciences cognitives et aux nanotechnologies nous obligent à nous demander si, dans un avenir proche, la science n’aura pas dépassé la fiction en matière d’I.A. et de robotique… Or, la littérature rabbinique n’a jamais rechigné à spéculer sur des cas de figure jadis improbables mais qui, aujourd’hui, semblent mériter notre attention. Par exemple : un golem peut-il compter dans le minian ? Dans ces textes spéculatifs, le judaïsme peut et doit pouvoir trouver de quoi réfléchir aux défis de demain.
On s’interroge sur ce qui demeurera la spécificité humaine quand les robots auront dépassé leurs créateurs, notamment en matière de compétences professionnelles. On considère par exemple que les métiers et activités impliquant l’empathie seront préservés car il s’agit de compétences probablement impossibles à digitaliser. Mais il y a une autre caractéristique humaine qui échappe aux I.A. et dont Rabelais disait qu’elle était le propre de l’homme : la capacité à rire. Voilà qui ne peut laisser le judaïsme indifférent, si l’humour juif, comme nous le pensons, est bel et bien une composante essentielle de l’identité juive. Selon C. F. Hempelmann, expert texan en la matière, « les I.A. ne pourront jamais rivaliser avec les humains au niveau de l’humour ». Les blagues et jeux de mots des machines « tombent à plat » car elles ne savent pas tenir compte du contexte et ne pourront ni comprendre ni produire des witz ou saisir la dimension sarcastique d’un énoncé. Une expérience menée en Allemagne par T. Miller et durant laquelle des I.A. ont été confrontées à plus de dix mille jeux de mots a mis en lumière l’incapacité des robots à déceler, analyser ou expliquer ce qui était risible et qui procède de la dimension créative extrêmement fine du langage humain .
Le goût de l’effort
L’un des autres enjeux du projet transhumaniste réside dans le refus de toute forme de souffrance et d’effort. Nick Bostrom se réjouit du moment où, grâce aux nouvelles technologies, « toutes les expériences désagréables laisseront place à des gradients de plaisir situés au-delà des frontières de l’expérience humaine normale ».
Si le judaïsme récuse globalement l’idée d’une souffrance salvifique, son histoire lui a appris combien les épreuves et les efforts sont formateurs. « Le mérite dépend de l’effort accompli », rappelle le Talmud (Maxime des Pères, 5,26). Après avoir incité Ève à goûter au fruit défendu, le serpent du récit de la Genèse (3,14) est condamné à « manger de la poussière ». Mais en quoi est-ce une malédiction, puisque le reptile n’aura désormais plus aucun effort à fournir pour se nourrir ? Selon un enseignement hassidique, c’est justement là que réside son châtiment : avoir une vie trop facile et manger « le pain de la honte », celui qui n’a demandé aucun effort. Cette idée est également développée dans la kabbale lourianique qui voit dans la Création elle-même le processus permettant aux âmes de mériter la contemplation de la lumière céleste.
De même, selon un enseignement rabbinique , Adam avait des réticences à entrer dans le jardin d’Éden, inquiet à l’idée d’y être oisif. Le premier homme se méfiait du confort paradisiaque et n’obtempéra que lorsque Dieu le rassura en lui disant qu’il lui faudrait « travailler le jardin » (Genèse, 2,15).
La tradition juive semble donc attirer notre vigilance quant au caractère illusoire d’un bonheur sans efforts.
Question de l’eugénisme
Les progrès fulgurants de la génétique font redouter un eugénisme massif, visant à contrebalancer la baisse du Q.I. et à lutter contre « les inégalités génétiques ». Les promoteurs du transhumanisme considèrent en effet que la médecine du futur, accusée de n’être réservée qu’aux riches, sera en réalité un facteur d’égalisation des chances. On sait combien d’inquiétudes soulèvent ces questions au sein des communautés juives. L’histoire se souvient d’où émanent les discours eugénistes. Mais faut-il, à cause des dérives de l’histoire, renoncer aux possibilités offertes par les avancées du génie génétique ? C’est pourtant en Israël que l’éradication d’une maladie génétique a été entreprise pour la première fois et avec succès, avec le concours d’une association orthodoxe. Il s’agissait d’en finir avec la maladie de Tay-Sachs via un test prénuptial encouragé par les rabbins.
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Dans La Guerre des intelligences, le docteur Laurent Alexandre, défenseur médiatique du transhumanisme, propose pourtant une « ligne rouge » à ne pas dépasser. Comme Isaac Asimov avec sa « loi des robots », il propose d’encadrer toutes les avancées à venir de façon à assurer à l’humanité un devenir acceptable. Cette « ligne rouge » repose sur la permanence de trois choses : le corps, l’individualisation et le hasard.
Le corps
Le corps, c’est-à-dire le refus d’une conscience dématérialisée et d’un monde qui pourrait devenir un jour entièrement virtuel (noosphère). Car l’homme a un corps et il doit le garder. Adam, ontologiquement, demeure lié à la matière (adama).
Il faut rappeler avec insistance que le judaïsme ne voit pas dans le corps quelque chose de négatif. Hillel considérait d’ailleurs qu’en prendre soin était un devoir religieux. Il surprit un jour ses élèves en déclarant qu’il allait accomplir une grande mitsva avant de se rendre au bain. Le chabbat, préfiguration des temps messianiques, élève d’ailleurs les plaisirs du corps (union conjugale, repas festifs, repos, etc.) au même niveau que l’étude et la prière. C’est son incarnation qui fait de l’homme un être supérieur à l’animal (dénué d’esprit) mais aussi à l’ange (dénué de corps).
L’individualisation
L’individualisation exige d’envisager la préservation de pensées et d’existences différentes. Certains redoutent que les « casques télépathiques » promis par Facebook n’en viennent à imposer une pensée unique, au sens littéral. Il s’agit donc de se convaincre de la nécessité de lutter contre toute forme d’uniformisation de la pensée. Non seulement en luttant contre l’idée d’une institution politique unique et universelle (humaine ou artificielle) mais, à plus long terme encore, en empêchant l’idée d’une fusion des consciences dans un « grand tout ». Rappelons que, d’après les kabbalistes, Dieu a lui-même renoncé à l’existence unique, se retirant en lui-même (tsimtsoum) pour créer de l’altérité. La Tora commence par la deuxième lettre de l’alphabet car le monde fut créé – et cela doit rester ainsi – sous le signe du pluriel. Le judaïsme a sans doute des choses à dire en la matière, lui qui fit de la controverse la modalité de l’étude et de la rencontre avec le divin. Dans un autre registre, rappelons qu’en droit pénal talmudique une décision prise à l’unanimité est rejetée. L’unanime est toujours suspect.
Le Talmud (traité Sanhédrin, p.37a) s’émeut de ce que tous les hommes sont à la fois identiques et différents car, « le Saint béni-soit-Il frappe tous les hommes par le sceau d'Adam et pourtant aucun ne ressemble à l'autre ».
Le hasard
Le hasard, enfin, dont Henri Atlan explique, dans Les Étincelles de hasard – en se référant notamment aux enseignements de la kabbale –, combien il est précieux et fécond et qu’Alexei Grinbaum propose de convoquer pour résoudre certains dilemmes moraux inédits.
Les progrès de la médecine rendront bientôt possible le fait de « donner naissance » (il se pourrait que l’expression devienne caduque si se généralisait la fécondation in vitro et sans sexualité) à des enfants « choisis » à la carte. De même, la vie hyperconnectée, le big data, la cybersurveillance, etc. pourraient limiter le pouvoir du hasard. Or, il n’est pas certain qu’une totale transparence soit souhaitable. On sait ce qu’il en coûte de « manger de la connaissance » depuis qu’Adam et Ève ingurgitèrent du fruit de son arbre . D’ailleurs, Adam dormait quand Dieu créa Ève, « pour ne pas tout savoir d’elle », dit un commentaire.
Pour conclure, si le judaïsme voit en l’homme un partenaire de Dieu invité à exercer son pouvoir créateur, tout n’est pas souhaitable ni réalisable et l’homme doit mettre la technique à son service sans en devenir l’esclave.
Publié le 11/09/2019