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Le salut de Marcel Proust

Ecrit par François Ardeven - Psychanalyste, lecteur du Midrash laïque au centre Medem

Freud fut en matière d’art et de mœurs assez conservateur, quoique, en un siècle, personne peut-être ne fît plus que lui, sans qu’il le désirât absolument du reste, pour d’une part offrir aux principes des Arts un objet irreprésentable, invisible, féroce, qu’il appela l’inconscient, et pour d’autre part libéraliser les mœurs en écoutant « simplement » les femmes, en les prenant au sérieux dans la libre talking cure qu’elles réclamèrent vite de lui et en affectant à chaque sujet, y compris à lui-même, un coefficient de bisexualité. Ainsi lut-il le surréaliste André Breton qui alla le voir à Vienne juste comme un extravagant, et lut-il aussi Proust dont il commenta la lecture dans une confidence à la princesse Bonaparte le 4 janvier 1926 : « Je ne crois pas que l’œuvre de Proust puisse être durable. Et ce style ! Il veut toujours aller vers les profondeurs et ne termine jamais ses phrases... » Il ne manquait pas d’esprit, pourtant, même si c’était dans la plus grande mécompréhension, en remarquant que Proust n’était pas « durable » : Proust, comme (autrement) son cousin par alliance Bergson, expérimentait en effet non le durable mais la durée elle-même, soit le Temps. Quant aux profondeurs, Freud ne voulait-il pas lui-même en faire la psychologie ? Et de l’interminable, en eut-il horreur à ce point, lui qui écrivit sur la terminable et interminable cure ? Freud a souvent cette façon doucement ironique de comprendre sans comprendre, ce qui est le propre de la méthode qu’il inventa. 

Le père de Marcel Proust était médecin et assista aux leçons de Charcot, comme Maupassant, autre voisin littéraire de la psychanalyse. Un peu de cette atmosphère si on peut dire traînait, mais Proust ne s’y intéressa pas du tout et on ne trouve chez lui aucune allusion à Freud, pourtant très lu déjà quand paraissait À la recherche du temps perdu

Freud et Proust eurent des objets voisins : la mémoire, l’exil juif (Moïse hanta Freud jusqu’à la toute fin de son œuvre, et une des intrigues de La Recherche est la découverte, lente raisonnée et terrible, de l’importance pour Swann de son nez juif), enfin le nocturne. Mais, à bien le lire, Freud s’intéressa surtout aux rêves, à leur matière, à leur grammaire, à leur interprétation (la Traumdeutung), donnant l’impression, avant de finalement y renoncer complètement, de rester encore un peu dans la tradition antique de l’oniromancie et de la clef des songes. La matière de Proust fut davantage le sommeil, même si, dans La Recherche, est décrypté un rêve de Swann, qui vient ponctuer la fin de l’amour. La célèbre première page, avec son incipit immortel : « Longtemps je me suis couché de bonne heure », dit d’emblée dans quel sommeil sont plongés tous les personnages du livre. 

Freud et Proust, dans une expression très différente, traduisent l’exil dans les Nations, dans les Empires – celui des Habsbourg pour Freud, celui de la noblesse catholique pour le narrateur de La Recherche –, qui impose de ne pas être tout à fait soi, de ne pouvoir tout à fait naître à soi, de devoir toujours se parer. Dans l’exil, pour reprendre le mot de Proust, l’humain est toujours un polichinelle sur ses gardes, perdu dans la lecture de codes qu’il ne comprend jamais tout à fait. Rien n’est dû. L’exilé est souvent un lecteur forcené car le livre est sa patrie. Il y a aussi, et chez Proust et chez Freud, une passion des Noms, ce qu’on appelle les signifiants, qui sont presque, pour eux deux, les seuls vecteurs de la réalité. Freud ne cherche guère la sensation. Proust, insecte ultrasensible, de l’espèce de Kafka, la guette dans les interstices secrets de la vie, d’où elle jaillit sans prévenir. L’involontaire seul fait saillir le désir, comme un court éclat de la vérité que la forme imposée par les autres rogne presque aussitôt. 

C’est le sommeil de l’exil si on veut. Et quoique ni Freud ni Proust ne s’y réfèrent ainsi, on peut presque entendre le premier verset d’un des psaumes des degrés (126) : 

Quand l’Éternel ramena les captifs de Sion, Nous étions comme ceux qui font un rêve 

À Sion enfin on pourra ressentir, à Sion – ou à Sodome et Gomorrhe comme Proust intitule la plus inouïe des parties de son livre – enfin, les cris de joie dans la bouche, l’allégresse, et le retour dans les « ruisseaux de midi ». En attendant, il faut vivre sa vie inaboutie, sous la lune et pas sous le soleil, comme un peu coupée de soi.

Freud affecta, a-t-on dit, chaque sujet d’une bisexualité potentielle, et quoiqu’il ait considéré l’homosexualité comme une perversion, il ne la pathologisa pas. Rendre compte dans une théorie d’un phénomène et le pathologiser sont deux choses. Une nuance très fine les sépare à laquelle l’institution freudienne ne fut guère attentive à ses débuts. À une mère inquiète devant l’orientation sexuelle de son fils venu le voir un jour, Freud répondit : il y a de belles rencontres. Chacun, et chacune, connut dans les actes de la tragédie œdipienne une phase homosexuelle, elle s’instancia, ou pas, demeura, ou pas, affaire d’époque et de hasard aussi. 

Proust considéra quant à lui, de façon mythique, ce qu’on appelait en son temps les « invertis » comme une race à part. Il y avait du reste deux races pour Proust, les invertis et les Juifs, aux destins mêlés, deux maudits, deux inconvertis si on peut dire, dont les racines plongeraient dans l’origine elle-même, dans une sorte de pré-historique. Rien n’est explicable pour Proust – indifférent peut-être pour cette raison à Freud et à tout ce qu’il représentait malgré tout de médical ou d’hygiéniste, de standard ou de scientifique –, qui préféra à tous les schémas les règles muettes de la vie biologique. C’est de voir un bourdon, soit Palamède de Guermantes, baron de Charlus, polliniser une orchidée, soit Jupien son cadet, qu’on saisit ce qu’ont d’irréductible, d’absolu, de silencieux les formes de la vie. Chacun, Juif ou homosexuel selon Proust, dans cette nuit de l’opprobre, se fuit, chacun se cherche dans la nuit et le secret, chacun, dira Hannah Arendt qui commenta Proust, vit dans une forme de « prédestination raciale ». Ces deux races élues/maudites endossent toutes les injures comme un mélange de tare et de privilège, de perte et de salut. Freud fait confiance au langage qui est, pour Proust, une pure coquille de signes par où on habite en cachette le monde des autres. 

La paranoïa où Freud donne l’impression d’enfermer l’homosexuel est absolument sérieuse et juste si on la voit depuis Proust. En raison de leur propre orientation, Freud et Proust ne tiennent pas le même côté de la lorgnette. 

Dans cette vie dans l’exil, tout est paradoxal. Ce n’est pas tout à fait le bon mot. Tout est à cheval, contrarié, ou double. Il faudrait encore un autre mot qui soit capable de rendre l’indémêlé des choses et, partant, leur nature érotique. Le salut et la perte vont ensemble. Aucune patrie, sinon le terrain furtif de la rencontre, qui est apatride. 

Voici peut-être la phrase la plus énigmatique de La Recherche. Charlus rencontre Jupien : « Cette scène n’était, du reste, pas positivement comique, elle était empreinte d’une étrangeté ou, si l’on veut, d’un naturel dont la beauté allait croissant. » Comment l’étrange peut-il aller avec le naturel ? Il n’y a pas de résolution synthétique à cette coïncidence. Certains êtres vivent juste ainsi leur condition. Ils se croisent du coin de l’œil, s’attirent, s’évitent, se cachent et se démasquent. Les inconvertis que sont les Juifs et les « invertis » vivent ainsi, selon Proust, l’expérience d’une vie qui se déroule toujours autre part. Ils sont souvent également haïs et parfois confondus dans la répulsion qu’ils inspirent : féminins, ils sont les gardiens de l’ailleurs et de l’extérieur qui sont à la source du désir.

Publié le 18/06/2019


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